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ReportageÉnergie

Géothermie et lithium font trembler les Alsaciens

La centrale géothermique de Rittershoffen, dans le Bas-Rhin.

Sous l’Alsace, assez d’eau chaude et de lithium pour lancer une transition bas carbone. Mais les dégâts causés par les premières tentatives d’exploitation ont créé un mouvement d’opposition dans la région.

Bas-Rhin (Grand-Est), reportage

Un peu avant 7 h du matin, vendredi 4 décembre 2020, Pascale et Marc Weber ont entendu un grand « boum » et senti leur maison trembler. Elle était encore dans son lit, lui déjà sous la douche. Sidéré, ce couple installé à Reichstett, petite ville de l’Eurométropole de Strasbourg, venait de vivre son premier tremblement de terre.

« On n’a pas vu les dégâts tout de suite. C’est notre voisin qui nous a fait remarquer qu’il y avait une grosse fissure sur le mur derrière la maison. Puis d’autres fissures ont commencé à apparaître du côté de l’entrée, sur notre papier peint, sur la crédence dans la cuisine, sur les carreaux du sol. »

La géothermie profonde a fissuré la maison de Pascale et Marc Weber. © Agnès Nabat / Reporterre

Ce séisme, d’une magnitude de 3,5 sur l’échelle de Richter, n’a pas été causé par le mouvement des plaques tectoniques mais par la main de l’homme. En mai dernier, une enquête a déterminé que cette secousse ainsi qu’un certain nombre d’autres épisodes sismiques comparables avaient été provoqués par l’activité de la centrale de géothermie profonde de Vendenheim, dans le Bas-Rhin, à quelques kilomètres de la maison de Pascale et Marc Weber. Cet incident et les interrogations qu’il a fait naître sont emblématiques des dilemmes de la transition énergétique sur ce territoire au douloureux passé minier.

Depuis plusieurs années, l’Alsace fait office de bonne élève de la transition énergétique. Grâce aux failles naturelles de son sous-sol dans lesquelles circule une eau à très haute température (entre 150 et 180 °C), cette région pense avoir trouvé la solution pour produire une énergie locale et bas carbone : la géothermie profonde.

Aller chercher la chaleur de l’eau profonde

Cette technique implique de forer des puits à des milliers de mètres de profondeur afin de récupérer les calories de chaleur présentes dans l’eau qui circule dans ces failles. « Alors que la température du sous-sol augmente en moyenne de 3 degrés tous les 100 mètres, en Alsace elle peut augmenter jusqu’à 10 °C tous les 100 mètres dans certaines zones, donc on peut avoir beaucoup plus de chaleur en allant creuser moins profond », explique Jean Schmittbuhl, directeur de recherche au CNRS.

L’Alsace est ainsi, avec le bassin parisien et le bassin aquitain, l’une des régions les plus favorables à la géothermie profonde en France. Trois projets de centrales géothermiques ont été lancés à partir de 2018 avec l’objectif de chauffer l’équivalent de 23 000 habitations et de produire une consommation électrique équivalente à 50 000 logements. Mais la série de séismes provoqués par la centrale de Vendenheim exploitée par Fonroche a changé la donne.

« Ils auraient dû anticiper que ça allait produire des séismes »

« Quand on fait de la géothermie profonde en Alsace, on fait circuler des fluides dans les fractures du sous-sol. Donc si on augmente trop la pression au mauvais endroit, le risque est de faire bouger ces failles et de provoquer de la sismicité », explique Julie Maury, sismologue géomécanicienne au Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM).

D’où la nécessité d’étudier régulièrement le sous-sol et ses réactions avant et pendant un forage géothermique. Ce que n’a visiblement pas fait l’exploitant de la centrale de Vendenheim. « Le volume de fluide injecté par Fonroche a été trop important. Ils auraient dû anticiper que ça allait produire des séismes », estime Jean Schmittbuhl, directeur de recherche au CNRS et l’un des auteurs du rapport mandaté par la préfecture.

Les séismes liés à l’activité de la centrale ont continué même après sa fermeture, atteignant jusqu’à 3,9 sur l’échelle de Richter en juin 2021. Conséquences : tous les projets de centrales ont été gelés jusqu’à nouvel ordre autour de Strasbourg, imposant une forme de moratoire sur la géothermie profonde.

Les habitants de nombreuses communes d’Alsace se méfient désormais des projets géothermiques. © Agnès Nabat / Reporterre

Restent les maisons fissurées aux alentours de la centrale. Près de 4 000 dossiers ont été ouverts pour une indemnisation qui devrait s’élever à 2 500 euros dans la majorité des cas et à plus de 10 000 euros pour quelques situations. Pourtant, deux ans jour pour jour après le séisme, le couple Weber attend toujours. Devant le silence de Fonroche, ils ont dû avancer le prix de certains travaux de réparation.

« J’ai une pensée émue envers les gens qui ont renoncé car ils n’ont pas la force de se battre. La gestion de la situation est calamiteuse », regrette Pascale Weber qui a aidé d’autres victimes du séisme par le biais d’une association qu’elle a dirigée pendant deux ans, Préserver Reichstett et ses environs (PREE).

« Les gens ont l’impression d’avoir été trompés »

Les séismes provoqués par l’activité de Fonroche semblent en tout cas avoir brisé la confiance d’une partie de la population dans cette énergie décarbonée. Des habitants des villages limitrophes de la centrale comme Oberhausbergen se sont organisés en collectif pour lutter contre la reprise de tout projet de géothermie profonde.

« Il y a une réaction citoyenne qui est aujourd’hui difficile à gérer parce que les gens se sont rendu compte du risque et ont l’impression d’avoir été trompés », explique Jean Schmittbuhl. « Certes il y a un risque inhérent à la pratique, mais il faut le distinguer des erreurs qu’a fait Fonroche. »

Si les projets de géothermie profonde restent en attente autour de Strasbourg, ils sont repartis de plus belle dans le nord du département, à la faveur d’un invité surprise : le lithium.

Le lithium est indispensable à la construction des batteries des voitures électriques. © Agnès Nabat / Reporterre

La géothermie profonde n’a pas comme seul avantage de fournir une énergie bas carbone : elle pourrait aussi permettre d’extraire du lithium, l’un des métaux stratégiques de la transition énergétique, présent notamment dans les batteries électriques.

« On s’est aperçu qu’il y avait du lithium dans les saumures, c’est-à-dire dans l’eau très salée qui circule dans les failles du sous-sol alsacien et qui est déjà exploitée pour la géothermie », explique Julien Masson, directeur de la stratégie d’Eramet.

Ce groupe métallurgique français, déjà présent sur le marché argentin, a développé un procédé qui permet de récupérer le lithium dans les eaux géothermales alsaciennes. En décembre dernier, il est parvenu à extraire les premiers kilogrammes de ce précieux métal à partir de la saumure pompée dans la centrale géothermique de Soultz-sous-Forêts, dans le nord du Bas-Rhin.

200 000 batteries de voitures

Une réussite prometteuse dont il faut encore évaluer la faisabilité industrielle. « Notre objectif serait de produire 10 000 tonnes de lithium par an. Avec cette quantité, on pourrait construire environ 200 000 batteries de voitures », avance Julien Masson.

Mais de tels rendements nécessitent le forage de nouveaux puits géothermiques, raison pour laquelle Eramet s’est allié avec Électricité de Strasbourg, une filiale d’EDF qui gère les deux seules centrales existantes sur le sol alsacien, Soultz-sous-Forêts et Rittershoffen.

« Nous avons demandé des autorisations pour trois forages supplémentaires. Ils nous permettraient d’extraire assez de lithium pour 15 à 20 % des besoins de la France à l’horizon 2030 », dit Béatrice Pandelis, présidente d’Électricité de Strasbourg Géothermie.

Près de la centrale géothermique de Soultz-sous-Forêts, dans le Bas-Rhin. © Agnès Nabat / Reporterre

D’autres acteurs commencent à s’intéresser à ce potentiel, comme la société australienne Vulcan (déjà présente en Allemagne) et la société Lithium de France. Cette dernière a obtenu en juin dernier un permis exclusif pour prospecter sur un territoire de 170 km2 dans le nord du Bas-Rhin. Son objectif : trouver les zones les plus favorables à la création de nouveaux forages géothermiques. Ce qui déplaît fortement à certains habitants de cette zone rurale.

Muriel Ball et sa sœur Sabine Bubel habitent à Kuhlendorf, territoire concerné par ces prospections. Elles ont lancé une pétition en août dernier, signée par la majorité des 100 habitants de leur village. « On a déjà deux centrales géothermiques à quelques kilomètres à peine de chez nous, donc on n’en veut pas d’autres. On ne veut pas risquer nos maisons. Est-ce que Lithium de France a prévu des garanties si quelque chose se passe de travers ? » disent-elles en référence aux dégâts causés par la centrale de Vendenheim.

Devant la levée de boucliers de certains de ses administrés, Adrien Weiss, maire de la commune de Betschdorf (dont dépend Kuhlendorf) ne souhaite pas se prononcer avant d’avoir reçu les résultats de l’étude du sous-sol réalisée par Lithium de France.

Muriel Ball et Sabine Bubel s’opposent à la création de centrales géothermiques supplémentaires dans leur voisinage. © Agnès Nabat / Reporterre

Mais d’autres municipalités concernées par ces permis de recherche sont déjà sur la défensive. Sollicité par la préfecture pour donner son avis, le conseil municipal de Roeschwoog (2 300 habitants) s’est montré défavorable à l’octroi d’un nouveau permis de recherche à la société Lithium de France, arguant que les exploitations du sous-sol alsacien « se sont transformées à chaque fois en catastrophe écologique ».

Le procès-verbal des délibérations du conseil municipal invoque notamment l’exploitation pétrolière dans la région qui s’est soldée par le « versement dans le sous-sol de produits hautement toxiques » suite au démantèlement de la raffinerie de Merkwiller.

L’Alsace porte également les stigmates de ses mines de potasse [1]. Certains maires ont en tête le scandale de Stocamine, ancienne mine de potasse qui a servi de décharge à 42 000 tonnes de déchets, que l’État renâcle aujourd’hui à retirer alors qu’ils menacent une des plus grandes nappes phréatiques d’Europe.

Ces deux sœurs ont rédigé une pétition, adressée aux maires des communes concernées. © Agnès Nabat / Reporterre

« Comment voulez-vous faire confiance à ces gens-là pour le forage de lithium ? » se demande Michel Lorentz, maire de Roeschwoog. « On ne peut pas jouer avec la nature comme ça, l’Alsace ne veut pas être le centre d’expérimentation de la transition énergétique », renchérit Sébastien Kriloff, maire de Neuhausel (2 000 habitants), autre commune concernée par l’exploration de lithium.

« Nous creusons des puits et non des mines », se défend Guillaume Borrel, directeur de Lithium de France. « L’extraction de lithium est moins demandeuse en matériau et artificialise moins de surface au sol », avance-t-il.

Le député Vincent Thiébaut, dont la circonscription comprend Vendenheim, temporise : « Aujourd’hui il va falloir faire de la pédagogie, expliquer l’avantage de la géothermie et du lithium, et surtout bien comprendre ce qui s’est passé autour de Fonroche. L’enjeu, c’est d’avoir des investisseurs à la hauteur qui ne viennent pas pour profiter d’un marché d’aubaine et se comporter comme des mercenaires. »

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