Graines de zizanie à Kokopelli : le semencier contesté poursuit un blogueur

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Kokopelli, association de promotion des semences libres, poursuit pour diffamation l’auteur d’un billet de blog. Celui-là y commentait un ouvrage de témoignages très critique des conditions de travail au sein de l’association semencière.
Actualisation le 26 mars 2018 — Daniel Vivas a finalement gagné son procès. Kokopelli ne fera pas appel de la décision des juges. Ceux-ci ont débouté Kokopelli de toutes ses demandes et l’ont condamné à payer 3000 euros de participation aux frais de justice. Ils ont reconnu la bonne foi du blogueur et le sérieux des affirmations contenues dans le livre Nous n’irons plus pointé chez Gaïa.
Ce vendredi 13 octobre, à Paris, Kokopelli se retrouve à nouveau au tribunal… mais du côté de l’accusation. L’association, habituée des palais de justice pour ses combats contre la privatisation des semences, poursuit un jardinier tarnais, formateur en permaculture de son état, pour diffamation. Son tort ? Un billet de blog au ton corrosif intitulé Pourquoi nous n’irons plus acheter nos graines chez Kokopelli. L’auteur de l’article, Daniel Vivas, y fait état de sa « rage » et de sa « consternation » à la suite à la lecture de Nous n’irons plus pointer chez Gaïa, un livre où quatre anciens salariés de l’association racontent comment ils ont été « exploités ».
« Nous refusons de tolérer la banalité du mal que constitue le rapport salarial, expliquent les auteurs de l’ouvrage, paru en mars dernier. Nous avons voulu pointer les décalages systématiques entre les discours et la réalité des pratiques commerciales et salariales. » Une réalité peu reluisante, distillée sous forme de témoignages. Cadences infernales, climat de suspicion entretenu par la direction, surveillance des salariés, injonctions au productivisme. « Nous travaillons debout toute la journée (...) Aucune pause n’est instituée (...) Quand j’arrache une pause de dix minutes, c’est à condition qu’elle ne soit pas rémunérée », décrit Julie, préparatrice de commandes de décembre 2013 à mars 2014, qui précise qu’elle s’est mise à porter des bas de contention pour supporter le rythme. « Je suis surveillée en permanence et travaille sous pression », raconte Laura, ingénieure agronome chargée de la campagne Semences sans frontières de novembre 2013 à août 2014. À bout de force et de nerfs, elle sera licenciée car déclarée inapte à tout poste dans l’entreprise par la médecine du travail. « La nécessité de défendre la Cause [sic] efface comme par magie la réalité du travail, écrivent-elles. Face aux salariés trop critiques, la technique est toujours la même : humilier, culpabiliser, isoler, […] persuader que c’est [eux] le problème, diviser les salariés et pousser à la démission. »
« Faire une analyse critique d’un certain type d’écologie »
« Nous voulions témoigner d’un sujet tabou, qui dépasse le cadre de Kokopelli, mais qui se retrouve dans nombre d’associations : l’exploitation des salariés au nom d’une cause, aussi noble soit elle, et l’impossibilité de critiquer car il ne faut pas ternir l’image d’un mythe. » Contacté par Reporterre, Martin Lacroix, ex-salarié de l’association lorsqu’elle était basée à Alès (Gard), est l’un des auteurs. « Quand j’ai été licencié [l’association a licencié 13 des 16 salariés embauchés à Alès (Gard) lors du déménagement de la structure en Ariège en 2013], j’ai voulu tirer un trait sur cette expérience douloureuse, se rappelle-t-il. Mais j’ai été contacté par d’autres salariées ariégeoises qui m’ont décrit les mêmes conditions inadmissibles. Je me suis dis “qui ne dit mot consent”, et ça m’a décidé à entreprendre cette démarche d’écriture collective. »
Après trois ans de travail, l’ouvrage est donc publié en mars 2017 par Les Éditions du bout de la ville, une petite maison implantée au Mas d’Azil, le village ariégeois où Kokopelli a élu domicile depuis quatre ans. « Nous savions que nous nous exposions à une réplique de l’association, précise l’éditeur, Floréal Klein. L’idée n’était pas de les détruire ni de faire de la diffamation, mais bien de faire une analyse critique d’un certain type d’écologie. » Et de fait, la famille Guillet — qui a fondé l’association à la fin des années 1990 et dirige aujourd’hui la structure — n’attaque pas le livre. Comme elle n’attaquera pas l’article de CQFD, Kokopelli, c’est fini, publié en juin, ni celui du Canard enchaîné, « Graines de violence sociales », paru en juillet.

« Le livre est critique et ces critiques ne font pas du bien, mais le ton reste mesuré, nous indique par téléphone Me Blanche Magarinos-Rey, qui défend Kokopelli. Et la diffusion demeure assez limitée, alors qu’un article sur Internet peut devenir viral très vite. »
C’est exactement ce qui s’est passé. Le 18 mai, Daniel Vivas a donc publié ce fameux billet sur son site, dans lequel il dénonce « le management autoritaire et crapuleux des Guillet (...) qui cultivent en même temps sous la forme du “moi je” un citoyennisme mystico-anarcho-écologiste de façade et une véritable posture de petit chef tayloriste et stalinien ». Bien malgré lui — il abhorre Facebook —, son article est repris sur les réseaux sociaux et partagé plus de 8.400 fois, donnant une publicité inédite à l’ouvrage. À Kokopelli, on s’affole : en juin, les ventes commencent à chuter. Son directeur, Ananda Guillet, se fend d’un droit de réponse, publié le 11 juin sur le site de Daniel Vivas.
Il y fustige « des attaques provenant de personnes que nous pensions de notre côté, que nous avions embauchées à Kokopelli pour leurs convictions militantes et qui n’étaient en fait que des convictions de “contre tout” stériles. Des pseudo-révolutionnaires n’osant pas s’en prendre aux vrais problèmes, mais plutôt à une association comme Kokopelli qui fait du “bio business”. » Puis il s’explique : « Pour ce qui est des conditions salariales, en 20 ans nous avons eu des différends avec des salariés, sans aucun doute. Citez-moi une seule structure employant du personnel qui n’en aurait pas eu. Mais il est vrai qu’à notre arrivée en Ariège, j’ai fait une erreur. Une grosse erreur, j’ai privilégié le milieu “alternatif” dans mes embauches (frais, naïf et sans expérience que j’étais). Eh oui, ce milieu que je croyais propice à la fertilité propre à Kokopelli s’est tout de suite alerté et braqué sur le fait que nous faisions du business. Ah bon ? L’argent de mon salaire ne tombe pas du ciel ??? »
« Il a porté atteinte à l’honneur de Kokopelli sans enquête sérieuse et avec une envie de vengeance évidente »
Sur son blog, Kokopelli compile des témoignages en sa faveur. Le producteur de semences Alan Carter atteste ainsi « de l’excellent traitement », qu’il a toujours reçu. « Je ne pourrais imaginer un rapport plus juste et amical dans le milieu du travail. Je comprends qu’il y ait des personnes fâchées mais je ne comprends pas leur volonté de détruire un si beau [sic] édifice. » Sabrina, l’actuelle comptable, observe qu’elle travaille depuis 9 mois « sans pression, en toute autonomie auprès d’un responsable qui me fait confiance et en qui j’ai confiance ». Elle s’interroge ensuite : « Demander à ses salariés d’être productifs, il me semble que c’est normal ? On est là pour quoi ? Se faire les ongles et envoyer des textos à nos potes ? On croirait avoir à faire à des enfants pourris gâtés qui ne supportent pas l’autorité. »

Puis le 27 juillet, l’association demande par courrier recommandé le retrait de l’article. Pas de chance, M. Vivas est en vacances à ce moment-là. Et quand il prend connaissance de la demande et retire le billet, le 6 août, la ligne rouge est franchie. L’avocate de Kokopelli a déjà lancé la procédure pour diffamation.
« Il ne faut pas confondre la liberté d’expression, la liberté de critiquer, et la diffamation, pointe-t-elle. M. Vivas s’est montré très virulent, il a porté atteinte à l’honneur de Kokopelli sans enquête sérieuse et avec une envie de vengeance évidente. » Ce vendredi, elle demandera le retrait de toute mention de l’article publié, ainsi que des dommages pour le préjudice moral et financier.
Le permaculteur s’insurge quant à lui contre « un procès ridicule, une tempête dans un verre d’eau ». « Je ne comprends pas très bien : j’exprime mon opinion sur mon site, avec certes des propos forts, mais je n’ai pas lancé ça gratuitement. » Pour Floréal Klein, l’éditeur, l’affaire est entendue : « La petite association, qui annonce fièrement un chiffre d’affaires de 3 millions d’euros, attaque le petit jardinier plutôt que l’éditeur ou le Canard enchaîné. Cette plainte pourrait être comprise comme un avertissement à celles et ceux qui voudraient critiquer la structure et ses méthodes managériales. » « Nous sommes plutôt habitués au rôle du David contre le Goliath des multinationales, reconnaît Me Magarinos-Rey. Mais M. Vivas nous contraint, par la violence de ses propos, à réagir. Nous ne pouvons nous laisser offenser en laissant ainsi croire que l’offense est méritée. »
KOKOPELLI EN QUELQUES DATES
- 1999 : Dominique et Sofy Guillet créent l’association Kokopelli, qui vise « la libération de la semence et de l’humus et la protection de la biodiversité alimentaire, en rassemblant tous ceux et toutes celles qui souhaitent préserver le droit de semer librement des semences potagères et céréalières, de variétés anciennes ou modernes, libres de droits et reproductibles ». L’association commercialise des semences biologiques et reproductibles, produites par des agriculteurs ou par des entreprises semencières comme Arcoiris, Sativa ou High Mowing Organic Seeds ;
- 2000 : l’association lance la campagne Semences sans frontières, qui organise l’envoi par colis (et par l’intermédiaire d’ONG) de semences biologiques « aux communautés rurales des pays les plus pauvres » ;
- 2004 : l’association reçoit une visite des agents de la Répression des fraudes, qui constatent 6.643 infractions aux règles régissant la commercialisation et l’étiquetage des semences. L’État porte plainte, reprochant à Kokopelli d’avoir commercialisé des semences de variétés non inscrites au Catalogue officiel. S’ensuit une longue procédure judiciaire, que l’association perdra, mais qui lui permet de médiatiser la lutte pour des semences libres de droits ;
- 2012 : Ananda Guillet reprend la direction de l’association, qui compte une quinzaine de salariés et une vingtaine de producteurs ;
- 2013 : l’association, jusqu’ici basée à Alès (Gard) déménage au Mas-d’Azil (Ariège). 13 des 16 salariés sont licenciés. Cette même année, Kokopelli quitte la coordination Let’s Liberate Diversity, qui œuvre au niveau européen pour la reconnaissance des semences libres de droits de propriété, car elle ne partage pas la même vision que d’autres organisations sur cette question ;
- 2014 : après dix ans de procédure, Kokopelli remporte le procès contre la société Graines Baumaux, qui lui reprochait d’exercer une concurrence déloyale par la vente de semences non inscrites au Catalogue officiel ;
- 2017 : l’association compte aujourd’hui une vingtaine de salariés, et propose 1.400 variétés potagères, de fleurs et de plantes aromatiques ou médicinales.

- Nous n’irons plus pointer chez Gaïa. Jours de travails à Kokopelli, de Le Grimm, Éditions du bout de la ville, mars 2017, 150 p., 10 €.