« Il faut arrêter de prendre les gens pour des robots ! »

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Emploi et travailMercredi 9 mars, plusieurs dizaines de milliers de citoyens se sont rassemblés à Paris pour dénoncer l’avant-projet de loi sur le travail. Parmi eux, des jeunes – et moins jeunes – qui rêvent d’un monde professionnel moins brutal, où ils pourraient occuper un emploi en adéquation avec leurs valeurs.
- Paris, reportage
Mercredi après-midi 9 mars, ils étaient entre 27.000 et 29.000 manifestants rassemblés place de la République à Paris, selon la préfecture de police (100.000 selon la CGT). Le message : non à l’avant-projet de loi présenté par la ministre du Travail Myriam El Khomri et défendu par le gouvernement de Manuel Valls. Celui-ci détricote des décennies d’acquis sociaux en facilitant les licenciements économiques, en plafonnant les indemnités prud’hommales ou en multipliant les dérogations possibles aux 35 heures, entre autres.
Indifférent au ciel gris, Gabriel, un mégaphone à la main, invite les passants à se placer sur les lettres d’un gigantesque « Je vaux mieux que ça », le hashtag qui a fait le buzz ces derniers jours sur les réseaux Twitter et Youtube, en marge de la pétition qui a rassemblé plus de 1,2 million de signatures sur la plate-forme Change.org. « On est un collectif de citoyens qui veulent faciliter la mobilisation, explique-t-il. C’est une des premières fois que des gens se mobilisent sans attendre l’appel des syndicats ou des partis, et ça, c’est très positif. »

Pour Jules, 25 ans, cette mobilisation est l’expression d’un « ras-le-bol » général. « Ce projet de loi n’est pas du tout dans la lignée de ce pour quoi on avait voté en 2012. Etant donnée la précarité ambiante, ce n’est vraiment pas le moment de la passer », juge-t-il. Ce doctorant en économie de l’environnement voit dans cette manifestation spontanée un signe de « la faiblesse de certaines organisations qui se disent représentatives, comme les syndicats ».
C’est en tant que citoyenne que Françoise dit être venue défendre ses droits. « A Air France, si nous devions uniquement tenir compte des accords d’entreprise et pas du Code du travail, ce serait dramatique pour les salariés », redoute la navigante, âgée de 53 ans. Pour elle, l’avant-projet de loi n’apporte que de mauvaises réponses à la question, réelle, du chômage : « Dans la compagnie, nous avons perdu entre 9.000 et 10.000 salariés depuis 2009. Que les dirigeants ne viennent pas nous dire qu’ils ont besoin d’assouplissements du Code du travail pour licencier, ils peuvent déjà le faire. Et c’est complètement aberrant d’aller vers plus d’heures de travail, alors qu’il faudrait au contraire diminuer le temps de travail pour le partager avec les chômeurs. »

Marie-Rose a beau être retraitée, elle est venue quand même. « J’ai été experte-comptable pendant 46 ans, confie la vieille dame, âgée de 77 ans. Je suis là parce que je pense que nos enfants vont tout perdre et que ce n’est pas normal. La sécurité du travail, la protection contre le licenciement permet d’agir sur son emploi, faire le maximum, le transformer. A mon époque, quand on travaillait bien, on gagnait davantage, on était reconnu. Aujourd’hui, c’est ’travaillez encore plus, on verra après’. Il ne restera plus rien à ceux qui viendront après la réforme, seulement la crainte de perdre leur emploi. »

Au-delà du texte de loi, c’est le modèle même du salariat actuel que conteste Youlie, 31 ans, contrôleuse des finances publiques, un « travail alimentaire ». « Je trouve que le monde du travail est un monde de fous. C’est la course au profit, à l’hyperactivité, à la consommation, à l’enrichissement. Pour quelle raisons ? Le rayonnement social ? L’ego ? Je ne comprends pas, déplore-t-elle. Je n’en peux plus non plus de la vanité de la vie de bureau. Quand je vois des collègues qui chipotent pour des virgules ou des espaces, et que je pense aux gens qui crèvent à Calais ou au nombre de personnes qui vivent sous le seuil de pauvreté, j’ai envie de pleurer. » Sa réponse, elle l’a trouvée en adoptant un mode de vie décroissant et en envisageant une reconversion pour un travail « tourné vers les autres, pour aider la société ».

Bruno, 38 ans, partage le même idéal. « Il faut redéfinir le travail de manière générale, en l’accordant à des notions de justice et de bien-être social ; que l’être humain soit remis en avant et que son travail l’aide à se sentir en lien avec les autres », souhaite-t-il. En recherche d’emploi, il ne croit pas que l’avant-projet de loi l’aidera à retrouver du travail : « La seule optique du gouvernement, c’est de répondre aux besoins du patronat avec un retour au XIXe siècle. Obliger les gens à travailler plus pour payer une dette fictive, qui n’est qu’une machinerie à broyer les humains. »

Un peu à l’écart, Laurent, 27 ans, s’est affublé d’une pancarte « Que feriez-vous à la place d’aller travailler ? ». « Depuis tout à l’heure, les gens répondent qu’ils ne resteraient pas à rien faire, qu’ils travailleraient d’une autre manière. Ils différencient les notions de travail, d’argent, d’utilité sociale et de plaisir », observe le jeune homme, qui dit travailler « dans l’éducation populaire, dans un fablab et dans la musique, trois activités complémentaires et non conflictuelles ».

Son amie Sabine, 24 ans, feuillette le carnet où elle a inscrit les réponses des passants. « S’il ne travaillait pas, celui-là étudierait plus l’économie pour mieux comprendre son fonctionnement et combattre ce qui ne lui convient pas dans la société. Didier, cuisinier et très impliqué dans des associations, nous a dit que s’il ne travaillait pas, il aurait les mêmes activités parce que cuisiner est sa passion et qu’il se sent utile en étant bénévole, déchiffre-t-elle. Cette notion d’activité est importante. Une personne nous a dit que le travail, c’est avoir une activité, et que tout le monde a des activités. Le problème, c’est que le travail est perçu comme imposé et contraint. Pour rendre le travail intéressant, il faut changer de mot et transformer les notions qui sont derrière. »
Chargée de projet dans une association, elle-même a renoncé aux animations de terrain pour occuper ce poste, un CDI garantissant un salaire fixe. Même si la « schizophrénie » autour du contrat à durée indéterminée l’énerve : « Aujourd’hui, les patrons et les dirigeants rejettent le CDI, jugé trop rigide. Dans ce cas, OK, qu’ils la jouent franc-jeu et disent que le CDI ne doit plus être la norme ! Mais dans ce cas, il faut adapter la société jusqu’au bout : que le CDI ne soit plus non plus la norme pour accéder à un logement décent, à un prêt immobilier. » Cette inadéquation entre les 93 % de nouvelles embauches en CDD et la suprématie du CDI « maintient les gens dans un système où ils sont malheureux. Ils se disent qu’ils ont échoué simplement parce qu’ils n’ont pas décroché le fameux contrat à durée indéterminée, et que cela pèse sur leurs conditions de vie, de logement... »
Pour Claire, 29 ans, cette précarité et la faiblesse des droits des salariés rendent le travail indigne. « Nos politiques sont complètement déconnectés de la réalité, ils gagnent très bien leur vie, si ça se trouve ils ont payé leur maison en un mois. Il y a des gens, ici, qui travaillent quarante ans pour se payer leur maison. Est-ce normal de passer notre vie au travail pour simplement nous payer un toit au-dessus de la tête ? » Elle a du mal à s’y résigner. « J’ai envie d’avoir des enfants, une maison, un potager. Je suis au Smic, je n’ai pas les moyens, mais je n’ai qu’une vie et j’ai envie de la vivre. »
Depuis neuf ans qu’elle travaille comme hôtesse d’accueil, elle a connu la galère. « J’ai passé neuf ans en temps partiel subi. Dès qu’on avait besoin de moi, je courais parce que j’avais besoin d’argent pour vivre. » Aujourd’hui, elle travaille aux 35 heures et commence tout juste à avoir des horaires « plus cools » qui lui permettent pendant son temps libre de se consacrer à l’art, à l’artisanat, à des activités qui l’épanouissent vraiment. Elle redoute qu’une réforme du travail vienne anéantir cet équilibre fragile : « Restaurer les 60 heures, travailler plus de dix heures par jour, être licencié pour n’importe quelle raison... Il faut arrêter de prendre les gens pour des robots ! »

Son compagnon, Mathieu, 35 ans, aspire lui aussi à avoir un emploi en cohérence avec ses aspirations. « Je suis technicien en bureau d’études, j’aime bien le côté créatif de mon travail mais je travaille beaucoup pour de gros industriels, dans le nucléaire par exemple. A terme, j’aimerais mettre mon énergie dans d’autres projets. Partir de Paris, construire nous-mêmes notre maison et apprendre à cultiver nos légumes pour être plus autonomes et plus fiers de ce qu’on est. »