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Israël transforme le sud du Liban en « ruines fumantes »

Alors que la guerre continue à Gaza, le Liban est lui aussi visé. Des bombardements israéliens avec des armes chimiques mettent le feu à des milliers d’hectares de champs et de forêts.

Alma al-Chaab (Liban), reportage

À Alma al-Chaab, village libanais frontalier d’Israël, les jardins fleuris des coquettes maisons ont été réduits en cendres fumantes. Reporterre s’y est rendu le 28 octobre : 45 000 hectares de terre avaient été brûlés en une seule journée [1]. « Israël met délibérément le feu à nos champs d’oliviers, d’avocats, d’orangers… C’est une tactique nouvelle qui vise les civils sans les tuer directement, dénonce Msgr. Maroun, curé du village principalement chrétien. Il ne reste déjà plus que 80 habitants sur 1 000, Israël veut nous faire partir. » Près de 30 000 civils auraient déjà fui le sud du pays, selon l’Organisation internationale pour les migrations (OIM).

L’attaque du Hamas du 7 octobre a en effet ravivé les tensions de longue date entre le Hezbollah, milice chiite armée par l’Iran, et Tsahal, l’armée de l’État hébreu. Qui depuis, s’échangent des tirs. Conséquence des bombardements de l’État hébreu : plus de cinquante combattants et onze civils libanais morts selon différents décomptes — dont deux journalistes et deux jeunes bergers.

Depuis une semaine, l’armée israélienne emploie une nouvelle tactique : mettre le feu aux forêts et aux bosquets méditerranéens du côté libanais de la frontière. Rendre les terres inhabitables, c’est s’assurer que les populations jugées indésirables les désertent. La tactique est aussi militaire : selon une source haut placée souhaitant rester anonyme, « c’est la stratégie de la terre brûlée : Israël veut faire flamber la végétation pour que les combattants du Hezbollah ne puissent pas s’y cacher ».

À Alma al-Chaab, la terre a été brûlée. © Philippe Pernot / Reporterre

Pire, des bombes au phosphore blanc ont été utilisées pour brûler plus de 40 000 oliviers dans le sud du Liban, en pleine saison de la récolte des olives, selon le ministre intérimaire de l’Agriculture du Liban, Abbas Hajj Hassan. Le gouvernement libanais va déposer une plainte auprès des Nations unies « pour protester contre la brutalité de l’ennemi et sa violation du droit international et de la souveraineté du Liban ».

Un gaz hautement toxique

Amnesty International et Human Rights Watch ont toutes deux confirmé l’utilisation par l’armée israélienne de bombes au phosphore blanc.

Son utilisation sur des civils est formellement interdite dans le droit international, et pour cause. « Au contact avec l’oxygène, le phosphore blanc brûle tout ce qu’il touche à 850 °C », explique Abbas Baalbaki, chercheur environnemental, conseiller et militant auprès de l’association Jnoubyioun Akhdar (Les Sudistes verts), au Sud-Liban. Le gaz est hautement toxique pour l’humain et peut provoquer de graves brûlures des voies respiratoires et sur la peau.

Le phosphore blanc est également extrêmement inflammable, ce qui représente un risque pour les terres agricoles et la végétation locale. Ces bombes, si elles ne prennent pas feu immédiatement, peuvent être activées des dizaines d’années plus tard au moindre mouvement, affirme Abbas Baalbaki. « L’environnement est ainsi pollué de substances chimiques jusqu’à soixante-dix ans plus tard, contaminant toute la chaîne alimentaire, la terre et les rivières », prévient l’activiste.

« C’est une catastrophe sociale, économique et écologique »

Dans les champs de Nimr Atta, agriculteur à Alma al-Chaab, nous sommes à 1 kilomètre de la frontière. Une base militaire de l’Organisation des Nations unies (ONU) fait face aux 1 000 hectares de salades, d’avocats, de poivrons. « Les Casques bleus ont été bombardés, tout comme mes champs. Heureusement, c’étaient des obus de 120 mm [d’artillerie] et pas des bombes incendiaires ou du phosphore blanc : mes champs n’ont pas pris feu », soupire Nimr, en nous montrant des photos de l’obus en question.

Depuis le largage des bombes, seuls huit travailleurs sur vingt-cinq sont restés : Nimr va perdre une grande partie de sa récolte à cause de la guerre. « C’est une catastrophe sociale, économique et écologique », résume-t-il.

Nimr Atta a déjà perdu une grande partie de sa récolte à cause de la guerre. © Philippe Pernot / Reporterre

Bilal est l’un des derniers travailleurs agricoles à être restés. Originaire de Hama en Syrie, il s’affaire à planter quelques salades avant la pause de midi. « Quand j’ai entendu les premiers obus siffler au-dessus de ma tête, j’ai pris mes jambes à mon cou, explique le trentenaire au visage tanné par le soleil. Je suis revenu cinq jours plus tard, j’ai trop besoin de ce salaire. » Comme la majeure partie des habitants de la région frontalière, Bilal dépend du travail agricole pour se nourrir.

Saher, un coiffeur du village de Dhayra, nous montre une photo d’un bombardement au phosphore blanc. © Philippe Pernot / Reporterre

Explosions et départs de feu

Soudain, des explosions font trembler le sol. De la fumée blanche s’élève non loin de là, dans le lieu-dit de Labbouneh, à la frontière. Des fusées éclairantes s’écrasent en plein jour entre les arbustes méditerranéens, asséchés par la chaleur inhabituelle de cette fin octobre. Les feux prennent vite. Rapidement, des camions de pompiers de la Défense civile se mettent en branle, sirènes hurlantes, mais doivent vite faire demi-tour quand des explosions retentissent. « Ils nous ont bombardés ! » s’écrie un pompier dont le casque et le gilet pare-balles sont couverts de suie, encore sonné par le choc. Au moment d’écrire ces lignes, neuf pompiers ont été blessés dans des frappes israéliennes à la frontière pendant qu’ils tentaient de lutter contre les incendies, confirme notre source haut placée.

« C’est une forme de “violence lente” qui ne touche pas directement le corps physique des personnes, mais l’air qu’ils respirent, l’eau qu’ils boivent, et l’environnement dans lequel ils évoluent », explique Ahmad Beydoun, doctorant à l’université technique de Delft aux Pays-Bas, qui étudie la militarisation de l’environnement au Moyen-Orient.

« Personne ne veut vivre dans un champ de ruines fumantes », estime l’activiste environnemental Abbas Baalbaki. © Philippe Pernot / Reporterre

Dans le cas d’Israël, le chercheur identifie une généalogie claire de la « Nakba » (la « catastrophe », soit l’exil forcé des Palestiniens) de 1948 à nos jours. « À l’époque déjà, l’armée israélienne empoisonnait l’eau des puits en Palestine pour faire partir les autochtones. L’idée de brûler la végétation est nouvelle, mais pas surprenante : c’est une tactique sociale qui participe à la dépopulation de la région », explique-t-il.

Pour Abbas Baalbaki, l’activiste environnemental des Sudistes verts, cette dimension environnementale du conflit ne fait aucun doute : « Israël a compris que les habitants du Sud-Liban tiennent beaucoup à leur terre et que certains ne la quitteront jamais. Alors, il vise cette identité même et tente de causer le maximum de dégâts. Personne ne veut vivre dans un champ de ruines fumantes. »

Une zone naturelle prise pour cible

Lui-même originaire d’un village frontalier du Sud-Liban, il participe aux efforts de réensauvagement et de préservation des dernières zones naturelles, notamment dans la vallée de Zebqine. Au milieu de forêts vertes profondes ondule une rivière dans cette zone encore préservée de l’urbanisation. Les Sudistes verts tentent depuis six ans d’y créer une réserve naturelle : pour l’instant, les autorisations sont en attente.

Sauf que la vallée a elle aussi été la cible de bombardements israéliens. « Comme il est devenu trop dangereux de continuer notre travail de terrain, nous suivons la situation et établissons une carte de tous les lieux touchés, pour ensuite répertorier les dommages sur la faune et la flore », explique Abbas Baalbaki, qui a vécu l’occupation israélienne du Sud-Liban de 1978 à 2000.

Rien de neuf pour l’environnement du sud du Liban, qui pâtit de la guerre avec son voisin depuis déjà de longues années : pendant la guerre de juillet 2006 entre le Hezbollah et Israël, une marée noire avait empoisonné les plages de sable fin du Sud, lieu de ponte des tortues de mer en voie de disparition ; une crainte renouvelée aujourd’hui. Des mines terrestres issues des dernières guerres sont encore cachées aux abords de la frontière, posant un grave danger pour les troupeaux, les animaux sauvages et les agriculteurs.


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