Jeunes et vieux : la guerre des générations n’aura pas lieu

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Économie Luttes RetraitesPlein emploi, insouciance face à la crise climatique et désormais « clause du grand-père »... Les « baby-boomers », des chanceux égoïstes ? Pourtant, plus qu’à une guerre, c’est à une solidarité générationnelle que l’on assiste. Car les boomers ont eux aussi combattu et combattent la modernité destructrice.
Les jeunes en guerre contre les vieux ? La « clause du grand-père », intégrée à la réforme des retraites par le gouvernement d’Édouard Philippe et qui en minimise les conséquences sur les générations nées avant 1975, a jeté de l’huile sur le feu. Un mois plus tôt, en novembre 2019, la députée écologiste néo-zélandaise Chlöe Swarbrick, 25 ans, répliquait « OK boomer » à un parlementaire plus âgé qui cherchait à la déstabiliser alors qu’elle intervenait sur l’urgence climatique. La formule, qui tourne en dérision des propos ou des comportements perçus comme condescendants ou « ringards » de la part de personnes âgées est devenue virale. Nés entre 1946 et 1964, les « baby-boomers » sont pointés du doigt pour avoir connu plein emploi, progrès de tous ordres, mobilité sociale ascendante et insouciance face aux changements climatiques et environnementaux. Les « millenials » nés entre 1980 et la fin des années 1990 seraient, au contraire, confrontés à plus de chômage, plus de précarité et à l’éco-anxiété. Ces inégalités intergénérationnelles continueraient de se creuser. Qu’en est-il vraiment ? Reporterre a mené l’enquête.
À première vue, les conditions pour une guerre des générations sont réunies. Mercredi 11 décembre, le Premier ministre Édouard Philippe a présenté le projet du gouvernement pour réformer le système des retraites. Dans son rapport, paru au mois de juillet, le haut-commissaire aux retraites démissionnaire Jean-Paul Delevoye préconisait une entrée en vigueur du nouveau système universel à l’horizon 2025, pour les personnes nées en 1963. Le gouvernement a décidé de la décaler de douze ans. « Nous avons choisi de ne rien changer pour celles qui sont aujourd’hui à moins de 17 ans de la retraite, c’est-à-dire les personnes nées avant 1975 », a déclaré le Premier ministre.
« Cette réforme consacre un égoïsme générationnel qui va creuser encore plus les fractures de la société »
Camille Peugny, sociologue à l’Université Versailles-Saint-Quentin, dénonce une « extraordinaire injustice générationnelle » et rappele que les Français nés après 1975 ont « trouvé sur leur chemin un taux de chômage des jeunes actifs systématiquement deux à trois fois plus élevé que pour le reste de la population. Lorsqu’ils ont trouvé un emploi, ce dernier est de plus en plus souvent précaire ». Le système de retraites par points prévu par le gouvernement, contrairement au système actuel, prendra en compte l’intégralité de la carrière d’un individu, et non ses 25 meilleures années — pour les salariés — ou les six derniers mois — pour les fonctionnaires. Le nouveau système sera donc défavorable aux travailleurs nés après 1975, aux parcours professionnels souvent plus chaotiques que ceux de leurs aînés. « Cette réforme des retraites consacre un égoïsme générationnel qui va creuser encore plus les fractures de la société française », conclut Camille Peugny.
Ces propos résonnent avec les travaux de Louis Chauvel, qui a étudié les inégalités intergénérationnelles dans son ouvrage Le destin des générations (éd. Presses universitaires de France, 2010). Le sociologue a montré que la date de naissance était susceptible d’avoir une influence significative sur la vie des individus partageant « un destin de génération » : selon que l’on cherchait à accéder au marché du travail à la fin des années 1960 ou au milieu des années 1990, on avait toutes les chances d’accéder à un marché du travail extrêmement porteur dans un cas, très fermé dans l’autre. Les générations nées jusqu’en 1950, qui ont connu les Trente Glorieuses au temps de leur jeunesse, ont ainsi rencontré « un destin collectif inespéré » : multiplication des diplômes sans dévalorisation, forte mobilité sociale ascendante, salaires et revenus rapidement croissants, meilleure protection sociale.
À ces inégalités socio-économiques entre les générations s’ajoutent l’urbanisation effrénée des terres, l’emballement des émissions de gaz à effet de serre, l’épuisement des ressources terrestres sacrifiées sur l’autel du « progrès » ou de la « modernité ». Notamment pendant les Trente Glorieuses, autrement qualifiées de « Trente Ravageuses » par les chercheurs français et américains auteurs d’Une autre histoire des « Trente Glorieuses » (éd. La Découverte, 2013). « Parler de “Trente Ravageuses” ou de “Trente Pollueuses” est un pied de nez provocateur à l’histoire officielle qui ne conte que les progrès, alors qu’une histoire de ce qui décline, de ce qui se dégrade est toute aussi éclairante pour comprendre la période et l’héritage qu’elle nous laisse », disait à Reporterre, en 2013, Christophe Bonneuil, historien des sciences et co-auteur de l’ouvrage. Le livre décrit l’après-1945 comme la « grande accélération de l’Anthropocène », période au cours de laquelle l’être humain est devenu une « force géologique » capable de bouleverser durablement le climat et les écosystèmes terrestres.

Les baby-boomers sont-ils pour autant un groupe monolithique de privilégiés destructeurs ? La réalité est plus complexe. Déjà, parce que les Trente Glorieuses (1947-1975) sont une période contrastée. « Les cohortes nées jusqu’à la fin des années 1940 bénéficiaient d’un net progrès générationnel : d’une génération à la suivante, les conditions d’emploi étaient plus favorables à l’entrée sur le marché du travail, le niveau de vie augmentait régulièrement, l’accès était plus fréquent à l’éducation et à la propriété d’un logement. Ce progrès s’est fortement ralenti, voire interrompu à plusieurs égards, pour les générations des années 1950 et 1960. Ces dernières, assez tôt dans leurs parcours de vie, ont été confrontées à la crise économique, plus particulièrement aux deux chocs pétroliers et aux périodes de conjoncture difficile du début des années 1980 et du milieu des années 1990 », indique l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee) dans son rapport Les inégalités entre générations depuis le baby-boom (juillet 2011). Sans compter que deux personnes nées la même année peuvent connaître des destins tout à fait différents. « Le clivage générationnel n’est pas le clivage premier de la société française. Les classes sociales traversent les générations », indique Camille Peugny. Le rapport de l’Insee précise ainsi que l’accès à l’emploi est étroitement lié au niveau de diplôme.
Les mêmes nuances sont à apporter en ce qui concerne l’héritage environnemental des Trente Glorieuses. Là encore, tous les baby-boomers ne sont pas à mettre dans le même panier. « Certes, en longitudinal, quelques générations ont enclenché le processus destructif. Mais les petites gens de ces générations-là ne sont pas responsables : les fautifs, ce sont les décideurs politiques, économiques, qui ont porté les intérêts capitalistiques », insiste l’économiste et porte-parole d’Attac Maxime Combes. « Il y a eu, par exemple, plus de 75.000 morts de silicose [maladie pulmonaire provoquée par l’inhalation de particules de poussières de silice dans les mines, les carrières, les percements de tunnel ou les chantiers du bâtiment et des travaux publics] entre 1946 et 1987 », rappelait Christophe Bonneuil. Amiante, mines d’uranium françaises, essais nucléaires en Algérie… Pléthore de baby-boomers ont payé un lourd tribut à la modernisation du pays.
En outre, nombreux sont celles et ceux à avoir combattu le modèle de progrès porté par les Trente Glorieuses et dénoncé le désastre écologique en cours. « Il y avait, par exemple, un syndicalisme minoritaire qui critiquait l’organisation scientifique du travail. Il y avait des résistances passives autour du travail à la chaîne dans l’industrie automobile. Des agriculteurs refusaient la modernité agricole en se lançant dans l’agriculture biologique ou en cultivant des variétés anciennes de semences. Il y avait aussi des scientifiques critiques, comme les savants du Museum Roger Heim et Théodore Monod », énumérait Christophe Bonneuil. « En 1977, la CFDT a sorti le livre Les dégâts du progrès : les travailleurs face au changement technique [1] qui dénonçait le productivisme et le consumérisme, complète Maxime Combes. De nombreuses luttes ont été menées ces années-là par les baby-boomers : sur le Larzac, contre l’industrie nucléaire, les barrages sur l’Allier et la Loire… Certaines ont été remportées, mais elles ont été en grande partie perdues et oubliées. Cela montre bien en tout cas que dans ces générations, il n’y a pas que des gens qui ont liquidé la planète et nos retraites. »
« La prise de conscience de la crise climatique a touché toutes les générations en même temps »
Aujourd’hui, l’âge des baby-boomers ne les protège pas de l’angoisse du changement climatique. « La prise de conscience collective est globalement récente et a touché toutes les générations en même temps, observe Serge Guérin, sociologue expert des questions relatives au vieillissement de la société. Les vieux l’ont intégré d’autant plus qu’ils ont aussi dans leur chair les souvenirs des printemps d’avant. Et les effets du changement climatique vont aussi les percuter. » « Ils vont aussi vivre les conséquences du réchauffement climatique, décéder dans les années 2030 avec les canicules l’été », renchérit Maxime Combes. Cela les rend, de fait, solidaires des plus jeunes. Le collectif Grands-parents pour le climat créé en 2015 en amont de la COP21 pour « une terre à vivre pour les petits-enfants », le camping des « cheveux blancs » sur la Zad de Notre-Dame-des-Landes en avril 2018, les habitats collectifs intergénérationnels comme l’écolieu Écoravie dans la Drôme… Brunes et blondes tignasses, tempes grisonnantes et chevelures de neige composent les multiples nuances des cortèges et initiatives sociales et écolos. En témoignent les retraités engagés récemment interviewés par Reporterre. Selon le rapport Insee Première « Trente ans de vie associative » publié en 2016, un quart des personnes âgées de 65 ans ou plus sont membres de plusieurs associations.
« Des trois grands mythes d’une société moderne – mixité sociale, mixité culturelle et mixité intergénérationnelle –, celui qui se porte le mieux est la mixité intergénérationnelle. Il y a beaucoup de solidarité dans les deux sens. Les aidants sont en majorité des membres de la famille. Les liens intergénérationnels n’ont jamais été aussi forts qu’aujourd’hui. Mais si c’est un élément important de la cohésion sociale, il n’est pas intangible. Il faut en prendre soin », avertit Serge Guérin, auteur de La guerre des générations aura-t-elle lieu ? (éd. Calmann-Lévy, 2017, avec Pierre-Henri Tavoillot). Les politiques publiques devraient ainsi renforcer le lien plutôt que le fragiliser. Or, « la macronie tape régulièrement dessus. Toute la campagne du président a tourné autour de sa jeunesse, de l’idée d’un nouveau monde qui a montré tout son mépris pour l’âge. Ce gouvernement a essayé d’opposer les générations, en soumettant par exemple à la CSG les pensions des retraités pour soutenir les actifs. Les discours laissaient à penser que les retraités étaient privilégiés. Enfin, si la réforme des retraites est bonne, pourquoi en priver les gens nés avant 1975 ? »