Entretien — Grands projets inutiles
Julien Milanesi : « L’intérêt général ? Mais au nom de qui et au nom de quoi ? »

Durée de lecture : 7 minutes
Les grands projets d’infrastructures bouleversent des vies quand des maisons et des terres sont sacrifiées sur l’autel de l’intérêt général. Pourtant, cette notion n’a rien d’évident. Dans les luttes en son nom, deux visions du monde s’opposent, explique Julien Milanesi, coréalisateur du film L’Intérêt général et moi.
Julien Milanesi est économiste. La cinéaste Sophie Metrich et lui ont réalisé le documentaire L’Intérêt général et moi, dans lequel ils font témoigner des opposants à trois projets d’infrastructure de transport : l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes, l’autoroute A65 entre Pau et Langon et la LGV entre Bordeaux et Toulouse.

Reporterre — Pourquoi avoir choisi de traiter votre documentaire sous l’angle de l’intérêt général ?
Julien Milanesi — Le film débute avec la construction de l’autoroute A65. J’ai été directement concerné par ce projet puisqu’il passe par le village où je vivais. On est donc parti d’un échec. Comment sort-on debout de cette expérience ? Qu’est-ce qu’on en fait de positif ? On a d’abord pensé à l’idée de sacrifice et d’outrage, en constatant, Sophie et moi, la souffrance des gens sur place. Au nom de quoi sacrifie-t-on leur maison et leur terre ? La réponse est : « Au nom de l’intérêt général. » Cette notion, avec la déclaration d’utilité publique, qui valide l’expropriation, permet de passer au-dessus de la propriété privée, pourtant protégée en France au plus haut degré. Ce film est donc un questionnement sur la manière dont on le définit, au nom de qui et au nom de quoi.
Vous consacrez une partie de votre documentaire au travail des journalistes. Quel est le rôle des médias dans la prise de conscience de ce que peut être l’intérêt général ?
Les journalistes jouent un rôle majeur. Pour le cas de l’A65, on était dans une situation provinciale de monopole médiatique. Dans le film, on évoque surtout la presse écrite, parce que l’on a vécu une situation difficile avec le journal local, Sud-Ouest. Il caricaturait nos arguments en centrant ses articles sur les questions de nature et d’espèces menacées. Alors que nos arguments [contre le projet] dépassaient ce cadre-là en abordant notamment les questions économiques et financières. Le traitement des journalistes ne permettait pas d’interroger globalement le projet. Aucun journaliste n’était chargé de couvrir ce dossier, ils se sont contentés de relayer la parole officielle et celle des associations sans travail de recherche.
Un relais médiatique contribue-t-il à accentuer la mobilisation contre ce type de projet ?
Dans un endroit où il y a un monopole médiatique, ça compte énormément. Un sujet est facilement débattu s’il apparaît dans le journal. Nous n’avions eu aucun débat avec des élus et il me semble que c’est le rôle des médias de faire exister ce type de débat.

Dans le documentaire, le journaliste Michel Laffargue dit qu’un journaliste « doit toujours s’interroger sur ce qui nous est présenté comme évident », notamment la parole officielle. L’État n’est donc pas fiable ?
Effectivement, c’est là où le travail journalistique est défectueux. On est dans une infériorité symbolique. Quand on développe des arguments, on nous prend moins au sérieux qu’un député local. Cette infériorité, on l’a retrouvée dans quelques lieux de discussions. Pour le cas de l’A65, la consultation publique ne nous a pas permis de nous défendre. On avait l’impression que l’opposant était considéré comme l’emmerdeur du fond de la salle. La parole des opposants est très difficile à faire entendre.
Vous donnez la parole à des élus, des agriculteurs, des zadistes, des familles. S’agit-il de montrer que la contestation de ces projets peut concerner tout le monde ?
On a fait le choix d’inverser la situation symbolique classique en prenant le temps de rencontrer les gens chez eux. Ils ont pu s’exprimer sans contrainte de temps. On n’obtient pas la même chose lorsqu’on interroge les personnes en pleine manifestation. On a recueilli une parole posée, argumentée de personnes qui sont devenues expertes sur ces sujets. Dans le film, on peut entendre l’expression d’un militant, « on est 100.000 à savoir compter, lire et écrire ». Cette phrase fait référence aux journalistes qui pensent toujours que la vérité appartient à la parole officielle.
Si les rapports d’expertise remettent en cause la pertinence de tels projets, pourquoi l’État continue-t-il à vouloir les mettre en œuvre ?
Cette question est centrale dans le film. Ces projets régionaux sont portés au plus haut niveau. La décision finale de construction appartient au ministre. Sa décision peut donc aller à l’encontre des intérêts régionaux. Pour reprendre l’exemple de l’A65, le ministre des Transports a eu le dernier mot. Pourquoi les élus s’entêtent-ils pour des projets contestés par des rapports d’expertise ? Penser que c’est uniquement dû aux intérêts particuliers n’apporte pas de réelle réponse.
Selon moi, l’explication vient d’une opposition entre deux visions du monde et, par conséquent, de l’intérêt général. La première pense encore que le développement économique passe par la construction d’infrastructures, par une recherche permanente de la vitesse et par l’insertion des villes dans la mondialisation. Mais cette idée est fondée sur des hypothèses de croissance. La deuxième vision, que je partage, est alternative. Selon moi, la croissance économique telle que l’on a pu la vivre jusqu’à présent est terminée. Penser à la transition écologique nous force à considérer le changement climatique comme une priorité majeure en termes de politiques publiques. Quand on est soucieux de l’impact environnemental, on ne peut accorder de l’argent public à de tels projets. Ce sont deux visions profondément opposées.

Victor Pachon [membre de l’association Cade] dit dans votre film : « On a fini de consommer comme si on avait trois planètes de rechange, cette conscience va nous obliger à plus de modestie. » Pensez-vous que cette prise de conscience se généralise ?
Pour l’A65, on s’est battu dans l’indifférence générale, y compris de la part des grandes associations de défense de l’environnement, qui ne percevaient pas les enjeux de ce dossier. Aujourd’hui, on observe qu’on ne peut plus avoir de projet de Center Parcs, de grande surface, de parking, de contournement routier, sans qu’une contestation s’organise. Quelque chose change, on ne peut plus bétonner en paix. Ces gens qui se lèvent ne sont pas forcément des militants pour l’écologie. On peut y voir l’émergence d’une écologie populaire, des gens qui ont fait l’expérience de la perte des territoires, de la disparition d’une forêt, ou encore du bétonnage de terres agricoles et de zones humides. Ils expriment leur mécontentement et estiment que c’est terminé, on en a vu suffisamment disparaitre.
Comment expliquer que Notre-Dame-des-Landes soit un des symboles de la lutte contre les grands projets inutiles ?
Ce qui change, ce sont les modes d’action. Avec l’idée de s’opposer avec son corps lorsque l’on voit qu’il n’y a plus d’alternative. Avec l’A65, le rouleau compresseur est passé et on sentait bien que, à moins de mettre son corps en jeu, on ne pouvait plus rien faire. On s’est posé la question, mais on n’était pas assez nombreux. Et une autoroute ou une LGV sont plus difficiles à bloquer qu’un équipement groupé au même endroit, comme l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes. À partir du moment où les gens mettent leur corps en travers, on change la forme des luttes.

Pourquoi avoir choisi d’introduire des passages de danse contemporaine ?
Le film tourne autour de la notion du sacrifice et d’outrage. On voulait raconter ces histoires, parfois dénigrées, en retransmettant la souffrance des personnes qui voient leur vie bouleversée, sans pour autant faire de sensationnalisme. Sans faire comme beaucoup, qui laissent pleurer les gens devant la caméra. La danse est un moyen d’exprimer cette douleur. Il est important pour nous de dire que ces récits ne sont pas que des discours. Il y a aussi beaucoup d’émotions, de sentiments, de douleurs, de choix et d’expériences collectives. La danse reconstitue le parcours émotionnel des personnes qui vivent ces problèmes au plus près.
- Propos recueillis par Estelle Pereira
- L’Intérêt général et moi, réalisé par Sophie Metrich et Julien Milanesi, produit par DHR.