Le « gigantesque raid » de la Chine sur l’Antarctique

Le Dragon des neiges, un brise-glace chinois, en expédition polaire en 2009. - © Shanghai Daily / Imaginechina / AFP
Le Dragon des neiges, un brise-glace chinois, en expédition polaire en 2009. - © Shanghai Daily / Imaginechina / AFP
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La Chine, arrivée sur le tard en Antarctique, s’active pour investir cette zone à l’importance géopolitique capitale. La science est un bon moyen d’avancer ses pions. [3/4]
Vous lisez la partie 3 de l’enquête « L’Antarctique, terre de convoitises ». La 1 est là, la 2 ici et la 4 sera publiée demain.
• Cette enquête est diffusée en partenariat avec l’émission La Terre au carré, de Mathieu Vidard, sur France Inter.

Occuper le terrain à tout prix grâce à la science, au commerce, à la politique, la prospective ou même l’armée... Telle est la stratégie de la Chine en Antarctique. Elle n’a pas chômé, ces vingt dernières années, ce qui montre que le pays a très envie de retourner la table de l’ordre établi par le Traité de l’Antarctique — un accord mondial qui préserve le continent d’une potentielle exploitation minière jusqu’en 2048.
Fin octobre, sur le port de Shanghai, le Dragon des neiges II appareillait sous les vivats de la foule. À bord du brise-glace géant, 255 chercheurs voguaient vers la trente-neuvième expédition scientifique chinoise sur le continent antarctique. L’Antarctique est une terre réservée à la science et la paix ? Allons y faire de la science ! La Chine est arrivée sur le tard sur le continent. En 1985, elle implantait sa première base scientifique permanente, Grande muraille. Trois autres bases ont depuis été construites : Zhongshan (1989), Kunlun (2009), et Taishan (2014). Une cinquième station sera bientôt inaugurée, elle permettra d’accueillir 80 personnes en été et 30 en hiver. La Chine est la troisième nation la plus dépensière au monde en termes de financements publics pour la recherche scientifique en Antarctique. Concrètement, cela se traduit par environ 600 chercheurs répartis sur les cinq stations.
Pour cette cinquième base permanente, les autorités chinoises ont jeté leur dévolu, dès 2013, sur l’île Inexpressible, dans la mer de Ross. Une zone infernale où soufflent des vents féroces qui compliquent toute recherche de terrain. Son implantation illustre à merveille la philosophie de l’empire du Milieu vis-à-vis de l’Antarctique. « La Chine a engagé la construction de cette base avant de soumettre l’étude environnementale aux autres nations. C’est la première fois qu’un pays agit de la sorte », explique à Reporterre Jean-Michel Valantin. Chercheur au Centre interdisciplinaire de recherches sur la paix et d’études stratégiques, il est aussi auteur de L’aigle, le dragon et la crise planétaire (Seuil, 2020), un ouvrage sur les conflits sino-américains.

Quand, en 2015, le brise-glace Dragon des neiges I a débarqué dix tonnes de matériel, des préfabriqués et un appontement temporaire sur l’île Inexpressible, quand les scientifiques ont installé une station météo permanente ou cartographié l’île de long en large, le tout sans attendre les conclusions de l’étude d’impact, tout le monde s’est tu. « Aucune nation ne s’est prononcée publiquement concernant la violation chinoise du protocole », écrit la chercheuse néo-zélandaise Anne-Marie Brady. Avec cette cinquième station construite aux forceps, la Chine passe devant les États-Unis et montre au monde à quel point ce bout de terre l’intéresse.
La science est un bon motif pour avancer ses pions. Coordonnées par le Polar Research Institute of China, les publications académiques chinoises ont fait un « bond extraordinaire » ces dernières années, selon les mots d’Yves Frénot, ancien directeur de l’Institut polaire français. D’une dizaine de projets en 1988, les autorités chinoises en financent désormais plus de quarante pour plusieurs millions de dollars.
« Leurs recherches ont fait un bond extraordinaire »
Tous les domaines sont concernés : géologie, météorologie, biodiversité, biologie marine, changements climatiques… Cependant, Nouvelle-Zélande et États-Unis objectent que la dernière base ne serait peut-être pas utile d’un point de vue scientifique. « Les Chinois ont expliqué qu’elle devait servir à observer des aurores, en réalité, personne n’en avait besoin... », précise Laurent Mayet, membre fondateur et président de l’ONG « Le cercle polaire », qui a secondé les ambassadeurs français des pôles durant plus de vingt ans. « Leurs bases sont disposées comme s’il s’agissait des étapes d’un gigantesque raid ralliant les côtes aux zones les plus reculées du continent... »
Il n’y a pas que des scientifiques chinois qui sont présents sur le continent. Dans les années 2000, de nombreux bateaux battant pavillon chinois y pêchaient illégalement — la pêche est néanmoins légale (mais encadrée) dans les eaux australes. Voilà pourquoi la Nouvelle-Zélande et l’Australie ont lourdement insisté pour que la Chine intègre la Convention sur la conservation de la faune et la flore marines de l’Antarctique (CCAMLR). Aujourd’hui, le pays détient l’une des plus grandes flottes de bateaux dans l’océan austral. Mais surtout, d’un droit de véto qui bloque toute avancée pour mieux protéger les ressources. Cette année encore, lors de la quarante-et-unième réunion de la CCAMLR, la Chine s’est opposée — avec la Russie — à la création de nouvelles aires marines protégées dans la mer de Weddell. Pire, quelques jours après le début de la réunion d’octobre, la société chinoise Fujian Zhengguan Fishery Development Co. annonçait la construction du plus gros navire-usine de pêche au krill (un petit crustacé), équipé d’une pompe aspirante. Trois bateaux identiques sont en cours de construction, et quatre déjà opérationnels.
Contrôler le couloir reliant l’Amérique du Sud à l’Australie via l’Afrique est capital
Le monde, vu à travers les yeux chinois, est représenté par un planisphère comme on en voit rarement en Europe : une carte verticale présentant l’Antarctique en son centre. Le continent se situe donc au cœur d’une zone maritime d’importance vitale à la croisée de trois océans, indien, austral et pacifique ; eux-mêmes au carrefour de fortes tensions entre la Chine, l’Australie, la Russie et les États-Unis. Contrôler ce couloir reliant l’Amérique du Sud à l’Australie via l’Afrique est capital.
La Chine est arrivée sur le tard en Antarctique, elle ne fait pas partie des pays qui revendiquent la possession d’une partie du continent par le Traité de 1957 — le texte fait provisoirement taire les revendications territoriales des signataires. La logistique d’entrée et de sortie du continent est donc une clef essentielle à l’Empire du milieu pour ouvrir les portes d’une revendication territoriale. À ce jour, l’Australie a revendiqué 42 % des terres précisément là où sont implantées la plupart des bases scientifiques chinoises. Cette revendication est illégitime selon les Chinois. « Du point de vue du droit international, il existe deux possibilités pour revendiquer un territoire : soit vous êtes le premier découvreur, soit vous prouvez une présence permanente », explique Mikaa Mered à Reporterre.

La Chine estime — à raison — que l’Australie n’est pas un des premiers découvreurs du territoire. Comme, en plus, elle n’a pas non plus les compétences techniques pour occuper l’intérieur de ses terres (ses trois bases sont côtières), « les Chinois ne voient pas pourquoi elle aurait une légitimité à revendiquer ces zones-là » analyse M. Mered. Voilà pourquoi l’Australie essaie de gagner en compétence pour mener des raids de chenillards afin de ne pas se faire damer le pion plus tard.
D’après lui, la Chine serait en train de bâtir un pôle multimodal afin de s’affranchir des chemins qui dépendent de l’Australie, notamment des ports de Perth ou Hobart. Elle s’appuie sur les infrastructures portuaires du Chili et de l’Argentine, ses partenaires privilégiés au sein des instances du Traité de l’Antarctique. Et prépare des pistes d’atterrissage in situ pour se déplacer par les airs. « C’est là-haut qu’ils parviendront à se débarrasser de la dépendance vis-à-vis de l’Australie. » Idem pour rejoindre l’île Inexpressible, « sauf que là, ce n’est pas gagné : les vents sont infernaux ». Cette tension raconte à quel point les Chinois se verraient bien renverser la table de l’ordre établi depuis 1958. « Ils n’ont pas la dimension historique romantique des explorateurs européens, russes ou japonais vis-à-vis de l’Antarctique. Cet héritage d’un temps passé ne tient plus d’un point de vue international à leurs yeux », confirme Mered.
Prévenir les conflits du futur
L’Antarctique est donc une zone à l’importance géopolitique capitale. Avec sa nuit polaire, son air sec et froid permettant le calibrage des appareils, un ciel sans pollution lumineuse, ce continent est une fenêtre d’observation unique de l’espace depuis la Terre. Il est aussi un promontoire privilégié pour surveiller les pôles ou disposer d’un avantage comparatif en cas de conflit. Ce que confirme Jean-Michel Valantin : « C’est une zone extrêmement importante d’un point de vue militaire : une route alternative en temps de crise, un site stratégique pour un déploiement satellitaire et une zone potentielle de conflit si les droits de souveraineté ne peuvent se résoudre dans la paix. »
Les activités militaires dites « offensives » sont interdites sur le continent blanc, mais pas celles d’observation et de renseignement. Voilà pourquoi il sert de pilier à la stratégie spatiale chinoise. Là encore, l’objectif est ambigu tant les technologies civiles utilisées pour la recherche trouvent de nombreuses applications militaires. Comme la plupart des grands États, la Chine a envoyé des satellites en orbite polaire pour affiner ses prévisions météorologiques, notamment la série des Fengyun-5. Puis ce fut le tour des Ice Pathfinder (BNU), vingt-quatre satellites dédiés à la récolte en temps réel de données comme la dérive des icebergs, l’identité des navires (commerciaux ou non) naviguant aux alentours. Il y a cinq ans, l’Agence spatiale chinoise a également déployé les deux derniers éléments du GPS chinois BeiDou4. Et installé à terre le système dans les stations de la Grande Muraille, de Zongshan et, en 2013, dans la station de Kunlun culminant à plus de 4 000 mètres d’altitude — ce qui confère un avantage considérable pour transmettre des communications qui ne soient pas interceptées.

L’usage de l’Antarctique à des fins spatiales inquiète de nombreux observateurs pour lesquels la science chinoise en Antarctique n’est que le nez creux d’une future implantation militaire. Fort de ses quarante-neuf satellites en orbite, BeiDou est un système dual, c’est-à-dire civil et militaire. Comme il sert pour la navigation aérienne, spatiale et maritime, il peut donc parfaitement surveiller ou soutenir des systèmes d’armements aériens et spatiaux. La Chine s’est aussi dotée de télescopes infrarouges capables de détecter les satellites ennemis, les drones et les lancements de missiles. Dans le média The Diplomat, deux chercheurs comparent la rhétorique gouvernementale spatiale chinoise et sa stratégie en Antarctique. Pour les auteurs de l’article « le ciblage des bases antarctiques pourrait être une réalité dans un conflit à venir même si le conflit n’est pas sur le continent ». D’après eux, la présence de la Chine en Antarctique affectera la sécurité internationale à moyen ou long terme, puisque le pays est présent dans tous les domaines comme le tourisme commercial, le transport maritime, la bioprospection ou les actions militaires non déclarées. « Que la Chine ait l’ambition d’être une puissance polaire ne fait aucun doute, mais il ne faut pas chercher la guerre partout et s’en tenir aux faits, rassure Olivier Poivre d’Arvor, l’ambassadeur français pour les pôles. La Chine a mille priorités avant de devenir la nation régnant sur l’Antarctique : régler la situation en mer de Chine, apaiser ses relations avec les États-Unis… »
La Chine construit son autonomie
Le risque se situe ailleurs. Capacités aériennes, infrastructures d’entrée et sortie du territoire, constitution d’un vivier de talents sur des applications duales dans les régions polaires... « La Chine met en place tout ce qu’il faut pour qu’en théorie, dans dix-quinze ans, elle puisse faire ce qu’elle veut », analyse un diplomate sous couvert d’anonymat. Dans son rapport de l’Australian Strategic Policy Institute d’août 2017, Anne-Marie Brady, autrice de China as a Polar Great Power, enfonce le clou : « La Chine a conduit des activités militaires non déclarées en Antarctique, construit les conditions nécessaires à l’émission de revendications territoriales et s’engage dans la prospection minérale. » Cela a pu se produire parce que les inspections prévues par le Traité sur l’Antarctique n’ont pas été mises en œuvre. C’est un point d’alerte majeur, valable pour les Chinois comme pour les Russes. « L’Antarctique est un lieu où il y a un parlement, des lois, une constitution, des décrets mais on y trouve ni police, ni tribunal. Conclusion : personne ne peut empêcher qui que ce soit de faire quoi que ce soit », détaille Laurent Mayet, président de l’ONG « Le cercle polaire ».
« Il n’y a ni police, ni tribunal en Antarctique »
Pour ce qui est des ressources halieutiques ou minérales, Mike Walker, coordinateur européen de la coalition de l’Antarctique et de l’océan austral, n’exclut pas que la Chine sabote tout doucement le traité de Madrid. « Si l’on est persuadé que l’objectif de la Chine, à terme, est d’exploiter l’Antarctique en dehors de ce qui est autorisé, il existe différentes voies pour le faire. L’une d’entre elles est de saper les traités », affirme-t-il à Reporterre. « Le monde ne met pas la Chine au ban des nations pour le génocide des Ouïgours ou la situation au Tibet, pourquoi le ferait-il pour des activités en Antarctique ? » ajoute Mikaa Mered. En bon diplomate, il estime que le plus probable serait que « la Chine reste dans les accords et essaye de bâtir des logiques de coalition pour faire bouger les lignes, même si ça prend du temps ». Du temps, il en reste encore car l’exploitation de l’Antarctique s’imposera sûrement comme un sujet géostratégique du XXIIᵉ siècle plutôt qu’un sujet commercial du XXIᵉ siècle.
L’Antarctique, terre de convoitises [3/4] Le continent de glaces regorge de ressources. Protégé de l’exploitation minière, il ne l’est pas de la pêche : ses fonds marins sont ratissés, tandis que des flopées de touristes perturbent ses écosystèmes. Abonnez-vous à notre infolettre pour ne pas manquer le dernier épisode, demain.