Enquête — Habitat et urbanisme
Le monde du bâtiment résiste encore à l’écologie

Durée de lecture : 11 minutes
Constructions neuves ou rénovations, le monde du bâtiment a de nombreux progrès environnementaux à faire. Reporterre a mené l’enquête pour comprendre ce qui freine la transition écologique de ce secteur hautement énergivore et émetteur de gaz à effet de serre.
Cette enquête a été réalisée en partenariat avec Colibris-Le Mag

Depuis le siège où vous lisez cet article, contemplez le bâtiment qui vous abrite : Est-il correctement isolé ? Avec quels matériaux est-il construit ? Où ceux-ci ont-ils été prélevés ? A-t-il été installé sur une terre naturelle ou agricole ? Faut-il une climatisation pour y maintenir une température acceptable ? Quelle consommation d’énergie requiert-il ? Les murs, sols, plafonds contiennent-ils des substances potentiellement dangereuses pour votre santé ?
Il est très probable que la réponse à au moins une de ces questions n’aille pas dans le sens de l’écologie. Les derniers chiffres de l’Ademe (Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie) indiquent que les bâtiments représentent 45 % de notre consommation d’énergie et 27 % des émissions de gaz à effet de serre en France. 7,4 millions de logements sont considérés comme des « passoires énergétiques », dont 2,6 millions sont occupés par des ménages « modestes » [1].
Par ailleurs, la simple observation des chantiers permet de constater que le béton reste le matériau dominant, entraînant une surexploitation du sable. La surface des terres construites en France croît de 1,1 % par an, au détriment des terres agricoles et naturelles.
Bref, comme dans tant d’autres secteurs, les conséquences des bâtiments sur le climat et la biodiversité ne sont plus à démontrer. À l’inverse, le changement climatique et la hausse des prix de l’énergie pourraient rendre de nombreux bâtiments obsolètes. « Les standards de construction ne sont pas adaptés à ce qui va nous arriver dans les années à venir. Un immeuble de bureaux n’aura aucune résilience en cas de panne d’électricité si ses fenêtres ne s’ouvrent pas », avertit Alain Bornarel, ingénieur et fondateur de Tribu, un bureau d’étude spécialisé dans le bâtiment durable.
Écoles en paille et tours en bois
Pourtant, si, il y a vingt ans, les exemples étaient encore très rares, les bâtiments écologiques se multiplient désormais. Le monde des autoconstructeurs, principalement de maisons individuelles en paille, terre, chanvre, et autres matériaux naturels, a ouvert une voie où collectivités locales et bailleurs sociaux s’engagent.
Ainsi, le plus haut bâtiment en bois et paille d’Europe (mais il sera très bientôt dépassé) est une tour de logements sociaux à Saint-Dié (Vosges), inaugurée en 2014. Et tout comme le bio s’introduit dans les assiettes via les cantines, beaucoup de bâtiments précurseurs sont des établissements scolaires. Le premier édifice public isolé en paille est une école à Issy-les-Moulineaux (Hauts-de-Seine), la première ayant des murs porteurs en paille est à Rosny-sous-Bois (Seine-Saint-Denis), le premier lycée ayant une démarche environnementale globale est à Calais (Pas-de-Calais), le premier lycée en ventilation naturelle est à Montpellier (Hérault).

Autant de pistes permettant d’aller vers ce qu’Alain Bornarel appelle le bâtiment « frugal », qui combinerait frugalité en énergie, matière, technicité, et effets sur le territoire. Le concept a été lancé au début de l’année par un manifeste recueillant aujourd’hui plus de 4.000 signatures. « On construit des édifices sains et agréables à vivre sans ventilation mécanique ni climatisation, voire sans chauffage. (…) Pourquoi ne pas généraliser ces pratiques ? » s’interroge le texte.
Bonne question. Observatrice de longue date du milieu de l’architecture, Julie Barbeillon est rédactrice en chef du magazine La Maison écologique, créé en 2001. « À l’époque, aucun professionnel ne construisait en paille. En chanvre, il n’y en avait qu’un tout petit nombre, indique-t-elle. Aujourd’hui, on a avancé, mais on ne voit pas encore de sociétés construisant des maisons individuelles proposer des gammes en briques chaux-chanvre. »

« Ce n’est pas parce qu’on propose une démarche environnementale qu’on a plus de facilité à trouver des clients parmi les maîtres d’ouvrage », déplore Yvan Fouquet, architecte au sein du cabinet Fair (Fabrique d’architectures innovantes et responsables). Il estime que « les matériaux biosourcés, la consommation d’énergie, les industriels s’y mettent depuis 10 ans. » « Désormais, on part de moins loin. Mais on n’y est pas. Il y a très peu de bâtiments frugaux », résume Christine Lecerf.
C’est que le monde du bâtiment reste majoritairement dans une culture héritée de l’après-Seconde Guerre mondiale. « Il fallait reconstruire, loger les gens », raconte Gilles Alglaves, président de l’association Maisons paysannes de France. La législation place la rupture entre bâtiments anciens et nouveaux en 1948. « Avant, les maisons naissaient du sol où on les construisait, de la pierre et de la terre locales. Dorénavant, les bâtiments sont coupés de leur environnement, poursuit-il. Le principe des bâtiments anciens était le bioclimatisme [2], alors qu’aujourd’hui on pense isolation [3]. »
Manque de savoir-faire
Face au tout béton contemporain, les bâtisseurs et restaurateurs écolos vont chercher l’inspiration du côté de l’architecture vernaculaire [4] et des matériaux naturels tels que la terre, le bois, la paille. Seul souci : rares sont ceux qui savent les mettre en œuvre.
Yvan Fouquet a terminé ses études d’architecture en 2002 : « À l’époque, l’environnement, on n’en parlait quasiment pas. On se disait qu’on pouvait chauffer un bâtiment quelle que soit son orientation. Maintenant, l’attention aux facteurs environnementaux revient peu à peu. » Même constat du côté des artisans : « Il y a de plus en plus de matériaux écologiques disponibles, mais les artisans qui y sont sensibles sont rares, ajoute l’architecte. Les artisans sont devenus des poseurs. Par exemple, on n’a plus de vrais charpentiers sur les chantiers, ils montent des sortes de kits à l’échelle d’une maison, préfabriqués en usine. »

L’Ademe a bien tenté de former massivement les artisans à la rénovation énergétique, via la labellisation RGE (reconnu garant de l’environnement). Mais les enquêtes de l’UFC-Que choisir ont montré l’échec de cette politique, l’expliquant par une faiblesse des formations, un manque de contrôle des professionnels, et l’absence d’obligation de résultat.
Cette déficience est majeure : car comme la construction ne renouvelle chaque année que 1 % du parc immobilier, l’enjeu premier du secteur du bâtiment pour faire face à la crise écologique est en fait d’entreprendre une rénovation massive de l’existant. Pourtant, « les artisans ne sont pas du tout formés à la restauration du bâti ancien, observe Gilles Alglaves. On a obtenu la création d’un bac professionnel restauration du bâti ancien en 2006, mais seulement 25 lycées en France le proposent. Il n’y a pas de volonté de former. Pourtant, il y a du travail, beaucoup de gens nous demandent des adresses d’artisans qualifiés. »
Rendre le torchis aussi accessible que le parpaing
La disponibilité des matériaux respectueux de l’environnement est aussi à améliorer. La massification de leur utilisation demanderait de la recherche et développement. Pourtant, « le secteur du bâtiment, qui génère en France un chiffre d’affaires annuel d’environ 130 milliards d’euros, n’alloue qu’environ 0,1 % à 0,2 % de ce montant à la recherche, contre 2 % en moyenne dans les autres secteurs », notait un rapport de l’Opecst (Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques) en juillet 2018. « La communauté de recherche française dans le bâtiment est en décroissance depuis plusieurs années », poursuivait-il.
En attendant, ce sont les associations de particuliers motivés qui ouvrent la voie. Gilles Alglaves, après avoir rénové lui-même sa maison en torchis, a convaincu un petit industriel voisin de l’Oise de se lancer dans le torchis prêt-à-l’emploi. « On voulait que ce soit aussi accessible que le parpaing », explique-t-il. Mais là encore, le développement à grande échelle reste complexe. La terre ne dispose pas encore des homologations lui permettant d’être utilisée, par exemple, dans un bâtiment public. « C’est la dictature du DTU », regrette-t-il : le « document technique unifié », qui définit les règles de mise en œuvre d’un matériau et sert de référence en cas de problème.

La paille, elle, est plus avancée, mais grâce à « des maîtres d’ouvrage déterminés », relève Christine Lecerf. « À Issy-les-Moulineaux, pour que les pompiers acceptent que l’école soit isolée en paille, il a fallut payer un test feu. Cela a débloqué la possibilité de mettre de la paille dans les bâtiments publics. »
L’alliance chaux-chanvre, parfaite pour renforcer l’isolation des vieux murs, a elle aussi percé. « Les industriels de la chaux ont poussé pour définir des règles professionnelles, ce qui rassure les assureurs. En revanche, la terre-chanvre reste confidentielle parce qu’il n’y a pas d’industriels de la terre », compare Julie Barbeillon de La Maison Écologique.
La ouate de cellulose, isolant bon marché fabriqué à partir du recyclage du papier, a eu elle plus de difficultés à trouver sa place. « Les fabricants de laine de verre et de polystyrène ont tout fait pour saboter son émergence, raconte la journaliste. De nombreux petits industriels ont investi dans des machines puis se sont cassé les dents, parce que les gros fabricants ont bloqué au niveau des différentes instances qui donnent les agréments pour les matériaux. »
Davantage de main-d’œuvre, mieux formée, mieux payée
Autre bouleversement, la question du coût. La terre ou la paille sont très peu chères, voire gratuites. Mais bâtir avec ces matériaux demande plus de temps et de savoir-faire, donc davantage de main-d’œuvre et mieux payée. Même au niveau de la conception, « chercher à réutiliser, réemployer » demande plus de temps, explique Yvan Fouquet. Dès lors, il faut tout revoir pour tenter de limiter la facture, et notamment construire des bâtiments plus petits. « Ou mutualiser les espaces », suggère Alain Bornarel. C’est la piste choisie par beaucoup de collectifs se lançant dans l’habitat participatif, qui met en commun un certain nombre de services : machine à laver, chambre d’amis, atelier de bricolage…
Mais, à écouter nos interlocuteurs, tout cela coûte encore trop cher pour les géants du BTP. « Pour être adaptés aux enjeux de demain, les appartements devraient être traversants et toutes les pièces donner sur l’extérieur, détaille Alain Bornarel. Comme cela limite le nombre d’appartements que l’on peut mettre autour d’une cage d’escalier, les bâtiments deviennent plus chers. Pareil pour les bureaux, qui devraient être moins larges pour que toutes les pièces aient des fenêtres. Mais ça veut dire davantage de façades : c’est ce qui coûte le plus cher, ça diminue la marge des majors de l’immobilier. » « Leur modèle économique, c’est de prendre un champ qui coûte 3 € du mètre carré et de revendre de l’immobilier 5.000 € du mètre carré, dit Yvan Fouquet. Résultat, on a des milliers de mètres carrés de bureaux vides. »

Résistance à l’innovation, inefficacité de la formation, modèle économique fondé sur des bâtiments bas de gammes… Le bâtiment frugal a encore quelques obstacles à franchir avant de devenir la norme. « La qualité écologique n’est pas encore devenue un critère de choix dans le bâtiment, à la différence de l’alimentation », résume Alain Bornarel.