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Le monstre écologique que l’Italie ne veut pas fermer

À Tarente, dans les Pouilles, l’Ilva, la plus grande aciérie d’Europe, est une bombe écologique. Condamnée à la fermeture pour cause d’épandage de substances dangereuses, responsable de milliers de morts et de dizaines de milliers d’hospitalisations, elle continue malgré tout de tourner, dans une région marquée par un très fort taux de chômage.


Peppino Corisi était un ouvrier et un syndicaliste. Il travaillait dans l’aciérie la plus grande d’Europe, l’Ilva de Tarente, dans la région des Pouilles, au cœur du Sud de l’Italie. Peppino, comme des dizaines de collègues, est mort d’un cancer, en 2012.

« Enième mort par un cancer des poumons »

Quand il était malade, il avait rassemblé une partie des 18.000 habitants du quartier Tamburi, le plus proche des hauts-fourneaux d’Ilva, pour placarder une affiche sous sa fenêtre : « Quand souffle le vent du nord/nord-ouest, nous sommes submergés par la poussière et étouffés par les exhalaisons de gaz qui arrivent de la zone industrielle Ilva. C’est pour ça que nous maudissons ceux qui pourraient y remédier, mais qui ne font rien ». Affiche signée par les habitants des rues De Vincentis, Lisippo, Trojlo, Savino. Après son décès, ils ont ajouté : « Enième mort par un cancer des poumons ».

- Cimitero : cimetière -

La mort de Peppino n’est pas la première tragédie de la famille Corisi : sa fille Stefania a perdu son mari, Nicola Darcante ; il était âgé de 39 ans. Lui aussi ouvrier à l’Ilva, décédé d’un carcinome de la thyroïde.

Santé ou travail

Aujourd’hui, l’Ilva est considéré comme l’un monstres écologiques d’Italie et d’Europe. Cependant, malgré des milliers de morts et de malades, la population de Tarente doit toujours choisir entre santé et travail. Car l’Ilva représente 12.000 emplois directs et 20.000 indirects : presque la totalité dans une ville de moins de 200.000 habitants, et dans une région où le taux de chômage dépasse 20 %.

« Dans mes premières années dans l’usine, raconte à Reporterre Stefano Tinella, retraité qui a travaillé trente ans à l’Ilva, les ouvriers étaient équipés avec des protections qui contenaient de l’amiante. Dès les années 1980, on savait que les émissions de poussière qui sortaient de l’usine et qui se répandaient dans toute la ville comportaient des risques pour nous et pour la population. Dans l’usine, il y avait un débat, mais la peur de se retrouver sans emploi, dans une région si pauvre, était extrêmement forte ».

Le "roi de l’acier" arrêté

Jusqu’à la moitié des années 1990, l’usine est restée publique et appartenait à l’État. Elle s’appelait alors Italsider. Ensuite, le groupe Riva en a pris le contrôle. Emilio Riva, président de l’entreprise jusqu’en 2010 et décédé le 29 avril 2014, a été considéré comme le « roi de l’acier » italien.

Avec son fils Nicola, son successeur à la tête du groupe, et d’autres dirigeants, il a été arrêté en 2012 sous l’inculpation de désastre environnemental, empoisonnement de substances alimentaires, dégâts de biens publics, épandage de substances dangereuses.

La juge Patrizia Todisco, du tribunal de Tarente, avait ainsi expliqué sa décision : « Le site provoque morts et maladies. Ceux qui l’ont géré et le gèrent actuellement ont poursuivi cette activité polluante selon la seule logique du profit, en foulant aux pieds les règles de sécurité les plus élémentaires ».

« J’ai témoigné, nous dit Stefano Tinella, dans des procès où les proches des ouvriers morts demandaient des indemnisations. Je sais qu’ils ont gagné, mais aucune somme ne peut compenser de telles tragédies ».

Poussière, dioxyde d’azote, anhydride sulfureux, benzène...

L’enquête pointe surtout les cokeries, c’est-à-dire les fours où le charbon est utilisé pour apporter la chaleur nécessaire à la fusion des minéraux. Selon une expertise chimique déposée auprès du tribunal durant l’année 2010, l’Ilva avait dégagé 4.150 tonnes de poussière, 11.000 tonnes de dioxyde d’azote, 11.000 tonnes d’anhydride sulfureux, 7.000 kg d’acide chlorhydrique et 1.300 de benzène.

L’Ilva elle-même a reconnu dans une déclaration (tableau page 518 de l’expertise) le dégagement de 172.000 tonnes de monoxyde de carbone et de 8,6 millions de tonnes de CO2. Mais la liste des agents polluants est longue : arsenic, cadmium, oxyde de zinc et de soufre, mercure, nickel, plomb, chlore, fluor.

Le nuage polluant de l’aciérie d’Ilva

Une deuxième étude, présentée récemment par l’association Peacelink, explique en outre que l’usine est responsable de 99,4 % des émissions d’hydrocarbures aromatiques polycycliques (HAP) dans l’atmosphère de la ville, soit 3,4 tonnes par an.

Outre les émissions « officielles », il faut ajouter celles qui sont dispersées sans aucun contrôle. Il s’agit du « slopping », c’est-à-dire la dispersion de nuages dans certaines phases du processus industriel. Ces émissions ont été filmées par les Carabinieri en 2011, et ces vidéos font partie du dossier du magistrat Partizia Todisco.

- "Slopping" filmé par des policiers. -

Une usine condamnée à l’arrêt, mais qui continue de tourner

« Mais malgré l’ordonnance du juge d’arrêter toutes les machines des secteurs à chaud, explique à Reporterre Alessandro Marescotti, président de l’association Peacelink, l’usine reste, car les dirigeants ont obtenu une faculté d’utilisation ».

La juge Patrizia Todisco avait donc imposé l’arrêt total. Mais le gouvernement a approuvé une loi accordant une dérogation à l’usine. Le tribunal a alors été obligé de redonner à l’Ilva une autorisation de fonctionnement, permettant à une partie de l’usine de réouvrir.

Cette concession a été subordonnée à l’obligation de mettre en œuvre un premier plan d’assainissement du site, financé à hauteur de 336 millions d’euros par l’État.

« Toutefois, ajoute Marescotti, ce plan n’a pas été mené à terme. Ils ont fermé certaines cokeries pour réduire la pollution et essayer de démontrer que l’usine n’est pas un problème si grave. Mais même avec une production réduite, nos analyses ont relevé que la contribution de l’Ilva aux émissions de HAP de la ville reste autour de 99 % ».

« À Tarente, poursuit-il, on a une raffinerie, deux incinérateurs et le trafic routier. Toutes émissions confondues, ils ne dégagent que 20 kg de HAP par an, tandis que l’Ilva atteint 3.500 kg (8.000 avant la fermeture d’une partie de l’usine). On risque de rendre le territoire inutilisable pendant des siècles ».

De très lourdes conséquences sanitaires

Les conséquences de cette bombe écologique pour la santé publique sont expliquées par une autre étude reçue par le parquet de Tarente, qui se concentre sur les aspects épidémiologiques dans une période allant de 2004 à 2010. Dans les quartiers les plus exposés, ils ont relevé presque 27.000 hospitalisations (3.857 par an) et 11.550 morts, soit 1.650 par an, dont 637 ont été attribués au dépassement des limites des particules fines PM10.

Selon l’Institut Supérieur de Santé, dans les quartiers les plus exposés, la mortalité des enfants (0-14 ans) est de 21 % plus importante que la moyenne de la région. Et la probabilité de tomber malade de cancers est de 54 % plus importante.

D’aucuns ont essayé d’atténuer la responsabilité de l’usine, en soulignant que les valeurs des PM10 à Tarente sont moins élevées par rapport à la moyenne des villes italiennes. Mais le Ministère de la Santé a expliqué que la raison de ce paradoxe est lié à la typologie des substances véhiculées dans les particules fines : « Les PM10 sont composées de plusieurs éléments, selon les sources les plus proches. Celles qui sont présentes dans le quartier Tamburi de Tarente sont riches en benzopyrène, un HAP considéré cancérogène par l’Organisation mondiale de la Santé ».

La conclusion de l’expertise chimique du tribunal est catégorique : « L’exposition aux agents polluants émis par le site sidérurgique a causé des phénomènes dégénératifs de plusieurs organes humains. Cela a causé des maladies et des décès ».

Sauver l’usine, malgré tout...

Malgré un désastre environnemental qui persiste depuis des décennies, le gouvernement de Rome a manifesté dans les derniers mois la volonté de sauver l’usine à tout prix. Le géant sidérurgique luxembourgeois ArcelorMittal (avec deux entreprises italiennes, Arvedi et Marcegaglia) pourrait remettre l’Ilva en état.

Mais l’opération prévoit un investissement de 4,2 milliards d’euros pour la période allant jusqu’à 2020. Et l’État italien pourrait être obligé de reprendre à sa charge une grande partie des coûts liés aux travaux nécessaires pour limiter les dégâts causés à l’environnement.

« Aujourd’hui, observe Marescotti, l’usine subit une perte financière de 80 millions d’euros par mois. La dette totale est de deux milliards. Dans ces conditions, on ne peut pas imaginer trouver l’argent pour les travaux permettant de réduire réellement les émissions nocives. ArcelorMittal va acheter pour fermer dès que possible : ils ne sont intéressés que par le portefeuille client ».

- Banderole : "Tarente sans Ilva". -

Cela ferait respirer la ville, mais le taux de chômage deviendrait insupportable : « Nous avons avancé, raconte Marescotti, plusieurs projets de bonification et de réutilisation de l’usine. On a présenté des alternatives concrètes proposées par des étudiants en architecture. Parce que nous sommes écologistes, nous avons l’ambition d’arriver à défendre l’environnement et, en même temps, de trouver une solution pour les ouvriers ».

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