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TribuneClimat

Les fondations nord-américaines ont un rôle crucial dans la politique climatique

Les fondations philanthropiques jouent un rôle remarquable dans la défense du climat. Elles promeuvent, explique l’auteur de cette tribune, une « théorie du changement » fondée sur une foi aveugle en la science et le marché.

Edouard Morena est maître de conférence en politique européenne et française à l’Institut de l’université de Londres à Paris (ULIP). Il est l’auteur de The Price of Climate Action, édité en 2016 par Palgrave Macmillan et à paraitre en français aux éditions du Croquant.

Edouard Morena.

La décision de Donald Trump de sortir les États-Unis de l’accord de Paris a provoqué un déluge de réactions critiques de la part de responsables politiques, d’ONG, de scientifiques et d’entreprises aux États-Unis et à travers le monde. Parmi les nombreuses réactions, l’une est particulièrement révélatrice du rôle central joué par les fondations philanthropiques dans le débat en cours sur le climat.

Au lendemain de l’annonce de Trump, le milliardaire philanthrope Michael Bloomberg — à la tête de la fondation Bloomberg Philanthropies — a annoncé qu’il verserait 15 millions de dollars au secrétariat de la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques (CCNUCC), soit la somme correspondant à la contribution des États-Unis aux frais de fonctionnement de la Convention-cadre. Quelques jours plus tard, Bloomberg a soumis une déclaration intitulée « We are still in » (« Nous sommes toujours dedans ») au secrétaire général des Nations unies, Antonio Guterres, et à la secrétaire exécutive de la CCNUCC, Patricia Espinosa. La déclaration est signée par plus de mille représentants de la « société civile » états-unienne — gouverneurs, maires de grandes villes, chefs d’entreprises et présidents d’universités — qui s’engagent à respecter — voire à surpasser — les engagements de réductions d’émissions pris par les États-Unis à Paris. Dans la foulée, Bloomberg, qui occupe par ailleurs le rôle d’envoyé spécial des Nations unies pour les villes et le changement climatique, lance un processus de quantification des efforts consentis par différents acteurs non étatiques avec pour objectif de soumettre un « NDC sociétal » à la CCNUCC — en lieu et place de la contribution déterminée au niveau national (NDC) états-unienne désormais caduque.

Des « réseaux savants d’élite » plus ou moins formels

L’initiative de Bloomberg est emblématique du niveau et des formes d’engagement des fondations philanthropiques dans le débat sur le climat. Elle soulève également plusieurs questionnements quant à la légitimité de ces acteurs et l’efficacité des solutions prônées.

Une poignée de grosses fondations privées — c’est-à-dire dont la dotation provient d’une fortune individuelle ou familiale —, essentiellement nord-américaines, domine le monde de la philanthropie climatique. Regroupées au sein de la discrète Climate Funders Table, les fondations les plus actives consacrent entre 350 et 400 millions de dollars par an à lutter contre le changement climatique. Cinq d’entre elles — les fondations Hewlett-Packard, Sea Change, Rockefeller, Oak et Energy — concentrent environ 70 % de ce montant.

Très impliqué dans le débat depuis le début des années 2000, ce petit groupe de fondations partage une même approche de l’enjeu climatique et de la stratégie à adopter. Elles promeuvent une même « théorie du changement » fondée sur une foi aveugle en la science et le progrès technique et le marché comme vecteurs de la transition vers une économie bas carbone. Compte tenu de l’ampleur du problème et des faibles ressources disponibles — seuls 2 % des fonds philanthropiques sont consacrés à la lutte contre le changement climatique — les fondations en question privilégient une approche stratégique de la philanthropie centrée sur des objectifs quantifiables, sur l’alignement de leurs stratégies de financement et sur la mise en œuvre d’initiatives communes. La création et le cofinancement de fondations « intermédiaires » dédiées à la question climatique — ClimateWorks, Energy Foundation, European Climate Foundation — en est la parfaite illustration.

Michael Bloomberg (alors maire de New York) et le Premier ministre indien, Narendra Modi, en février 2015.

À travers leurs actions concertées, les fondations les plus actives sur le climat contribuent à la formation et la consolidation de ce qu’Inderjeet Parmar appelle des « réseaux savants d’élite » plus ou moins formels autour de l’enjeu climatique. À l’échelle internationale et dans le contexte de la COP15 à Copenhague, par exemple, ClimateWorks finança et anima Project Catalyst (PC), espace de dialogue et de réflexion regroupant la fine fleur de la communauté climatique internationale : négociateurs, ministres, spécialistes du climat, chefs d’entreprise, universitaires, communicants, responsables de fondations, d’ONG et de think tanks, représentants d’institutions internationales (CCNUCC, Banque mondiale, OCDE). Malgré l’échec de la COP15, PC a néanmoins contribué à instiller l’idée d’un accord non contraignant et « par le bas », l’objectif des 2°C, et le besoin de créer un fonds vert sur le climat.

Les fondations n’ont de compte à rendre à personne

Entre 2011 et 2015, ce même groupe de fondations — et en particulier la European Climate Foundation (actuellement présidée par Laurence Tubiana) — fut à l’origine de la International Policies and Politics Initiative (IPPI). Tirant les leçons de l’expérience PC, IPPI en prolongea plusieurs aspects – approche élitiste, promotion d’un accord non contraignant « par le bas » – en lui adjoignant une stratégie sophistiquée et « unbranded » de communication et de mobilisation des ONG, afin non seulement de créer les conditions d’un accord à Paris mais aussi d’en assurer le service après-vente et notamment la « bonne » interprétation dans les médias et l’opinion publique. Tout ça, comme l’explique Laurence Tubiana, pour que Paris agisse comme une « prophétie autoréalisatrice ».

L’European Climate Foundation (ECF) a sans doute raison lorsqu’elle déclare que « les activités de la communauté des philanthropes climatiques en amont et pendant la COP contribuèrent à créer les conditions de [l’accord] ». Mais à quel prix ? En n’ayant de compte à rendre à personne — à la différence des gouvernements, des ONG voire des entreprises —, les fondations philanthropiques ont les mains libres pour prendre des risques et agir là où d’autres n’auraient peut-être pas osé s’aventurer. Mais ce statut particulier, combiné aux caractéristiques propres au milieu de la philanthropie climatique — concentration du pouvoir entre une poignée de fondations, alignement de leurs stratégies — tend à ancrer une vision unique de l’enjeu climatique et de la meilleure façon de le traiter ; une vision technocentrée qui, à l’image de l’initiative Bloomberg, place les entreprises et les investisseurs au cœur de la « société civile », au risque de minimiser leur responsabilité dans le problème, de marginaliser les communautés les plus directement touchées par le changement climatique, et à marginaliser ceux qui portent un autre projet de société fondé sur la justice climatique et sociale.

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