Les monnaies alternatives à la recherche du meilleur modèle

Durée de lecture : 12 minutes
ÉconomieAbeille, Plume, Piaf, Sol, Sel... Les monnaies parallèlles se multiplient en France ces dernières années. Qu’ont-elles en commun et qu’est-ce qui les différencie ? Pour y voir plus clair, voici un comparatif des trois monnaies locales ayant cours à Toulouse.
On les rencontre sur les marchés, dans les petits commerces, sur internet ou dans les réseaux militants. Elles s’appellent Sol, Plume, Abeille, Piaf, Normaille, Eusko ou Mesure. Elles entendent relocaliser l’économie, tisser du lien social, nous aider à comprendre le fonctionnement du système monétaire, à gagner en autonomie et à changer de mode de vie... Qui sont ces drôles de dames aux noms exotiques et aux ambitions surprenantes ? Il s’agit des monnaies alternatives.
En France, on les a vues se multiplier ces dernières années, autant pour faire face à la crise économique que pour des raisons politiques. « Le monopole des monnaies conventionnelles est mort », assure l’économiste Bernard Lietaer aux Echos. Et le phénomène ne se borne pas à nos frontières. Cet universitaire, qui a travaillé sur le lancement de l’euro, dénombre 5 000 monnaies parallèles dans le monde. Mais toutes n’ont pas les mêmes ambitions ni les mêmes modes de fonctionnement. Pour y voir plus clair et comprendre ce qui les différencie, je me suis penché sur l’exemple de Toulouse qui compte trois monnaies locales.
Le Sel Cocagne
Le Sel Cocagne est la doyenne des monnaies alternatives toulousaines. Les membres s’échangent sans argent des biens, des services et des compétences en se basant sur le principe du crédit mutuel. Pour obtenir des cocagnes, les usagers doivent proposer un service à la communauté. Sur leur site, ils donnent un exemple : « Jacques entretient le jardin de Marie et reçoit 90 cocagnes. Marie garde les enfants de Pascale et reçoit 80 cocagnes. Pascale tient à jour l’annuaire de l’association et reçoit 300 cocagnes. Plus tard, lors d’une bourse d’échange, Pascale se procurera auprès de Jacques une table à repasser pour 100 cocagnes. » Après l’échange, ils inscrivent la transaction sur le site web afin de mettre à jour leurs soldes de cocagnes.
A travers le monde, il existe environ 2500 associations de ce type réparties dans 25 pays dont 600 en France. Le Sel est appelé monnaie sociale, parce que les usagers décident des règles et peuvent générer eux-mêmes la monnaie qui sera utilisée sur un territoire déterminé. Le prix des biens et services proposés ne correspond pas forcément à leur tarif dans le commerce mais à la valeur que les usagers décident de lui donner.

Généralement, au sein des Sel, l’unité de mesure choisie est le temps (par exemple : 1 heure de travail = 60 cocagnes). Mais les usagers peuvent décider de donner plus de valeur à une activité pénible ou qui nécessite du temps de transport ou une longue formation. Les selistes (nom des usagers) se mettent également d’accord sur le fonctionnement de la monnaie et notamment le débit et le crédit maximum autorisé ou le type de produits et services acceptés.
Comme le Sel Cocagne n’est pas lié à l’euro, tout le monde peut participer sans considération pour la taille de son portefeuille. Chacun est amené à se demander ce qu’il pourrait bien apporter au collectif, ce qui permet de valoriser des compétences non reconnues par le marché (cours de langue ou de musique, garde d’enfants, coup de main au jardin...).
A la fin des années 90, trois selistes ont été traînés devant les tribunaux pour travail au noir. Il ont été relaxés en appel car les conditions retenues pour le travail clandestin n’étaient pas réunies. En règle générale, la pratique du SEL est légale tant que les personnes et les services proposés ne sont pas répétitifs et ne rentrent pas dans le cadre de leur activité professionnelle.
Sol Violette
En 2011, une nouvelle monnaie alternative a été lancée à Toulouse. Elle fait partie de la trentaine de Monnaies locales complémentaires (MLC) en circulation en France. Selon Andrea, une des fondatrices, « la monnaie locale complémentaire vient compléter un vide laissé par les monnaies-temps comme le SEL Cocagne. Certaines personnes ne vont pas aller au SEL car ils ont la sensation de ne pas avoir de temps », analyse-t-elle. En effet, la plupart des Sel, après une phase de croissance initiale, voient stagner le nombre de membres et d’échanges. Le Sol Violette entend donc toucher d’autres publics.
Pour obtenir des Sols, il suffit d’adhérer à l’association et de les échanger contre des euros dans une des deux banques partenaires (Crédit coopératif et Crédit municipal) sur la base de 1 € = 1 Sol. Une fois les billets sécurisés en main, les solistes (nom des usagers) peuvent les utiliser pour acheter une baguette, des produits d’épicerie, payer l’imprimeur ou encore le restaurant… En dépensant leur monnaie citoyenne auprès des 188 prestataires reconnus « respectueux de l’homme et de l’environnement », les 1 600 solistes actuels savent que leur argent servira à soutenir les commerces des environs.
Actuellement, plus de 60 000 Sols sont en circulation avec pour vocation de redonner à la monnaie son utilité première : fluidifier les échanges. Ainsi, les monnaies locales complémentaires sont en général fondantes, c’est-à-dire qu’elles perdent de leur valeur au cours du temps. Ceci afin de pousser à l’échange plutôt qu’à l’accumulation. Par exemple, le Sol Violette circule environ trois fois plus que des euros et donc de permettre plus d’échanges avec la même quantité de monnaie.
Autre atout, la monnaie locale permet de placer son argent auprès de banques « éthiques » plutôt qu’auprès de banques crapuleuses, permettant ainsi de développer la force de frappe des premières et de limiter la capacité de nuisance des secondes. En outre, les euros déposés dans les banques partenaires sont utilisés pour financer des projets locaux et solidaires.

Même si elle est encore un lilliputien monétaire, ses créateurs la voient comme un outil « d’éducation populaire » qui permet aux utilisateurs de se réapproprier la monnaie et de comprendre son fonctionnement. Andrea parle « d’aventure apprenante ». En effet, les usagers, répartis en quatre collèges (solistes, prestataires, partenaires et fondateurs) décident ensemble des règles de fonctionnement et des grandes orientations de la monnaie. Pour cette femme énergique, cela « revient à reconstituer une communauté politique, à se poser la question des valeurs, se demander ce qui compte pour nous. On apprend à trouver un consensus ou le consentement, et même à rédiger des motions parlementaires. »
En effet, le mouvement Sol, à Toulouse et ailleurs, a réalisé un travail de lobbying citoyen auprès des autorités pour faciliter la reconnaissance et le développement de cette monnaie. Il a d’abord obtenu l’agrément de la Banque de France et, l’année dernière, les monnaies locales complémentaires ont obtenu un statut légal dans la loi sur l’Economie sociale et solidaire. Un rapport commandé par deux ministères encourage également le développement des monnaies locales. Les membres du Sol veulent maintenant pousser les collectivités à accepter des paiements en MLC. Certaines se sont déjà lancées notamment à Boulogne-sur-mer où les usagers peuvent payer leurs transports en Bou’sol.
L’Oseille
Depuis quelques mois, les Toulousains peuvent opter pour une troisième monnaie alternative, l’Oseille, créée par les membres de la Coopérative intégrale Toulousaine. Après avoir longuement étudié le Sel Cocagne et le Sol Violette, ils ont décidé de lancer leur propre moyen d’échange.
« Ce qui me gêne d’abord, c’est que le Sol est indexé sur l’euro, ce qui veut dire que pour obtenir des Sols il faut avoir des euros et qu’on subit ses variations », fait remarquer Vincent, un des premiers utilisateurs. A l’inverse l’Oseille n’a aucun lien avec l’euro, c’est une monnaie sociale qui fonctionne sur le même principe que le Sel Cocagne. Les membres génèrent eux-mêmes leur monnaie en proposant des activités à la communauté sans avoir besoin des banques et la comptabilité est tenue grâce à un logiciel open source (dont le code est accessible à tous) dédié.
« Je vois l’Oseille comme la possibilité d’une monnaie sociale indépendante des pouvoirs politiques, ce qui n’est pas le cas du Sol », poursuit Vincent. Les membres de l’Oseille arguent que les monnaies locales complémentaires sont grandement dépendantes de la volonté politique locale (pour les subventions) et nationale (pour la réglementation). A Toulouse par exemple, pas loin de la moitié du budget de fonctionnement provient des collectivités et notamment de la mairie. Ainsi, lorsque celle-ci a changé de bord l’année dernière, les membres ont cru qu’ils allaient devoir faire une croix sur une partie de leurs financements.
Une dépendance que Frédéric, un des fondateurs du Sol Violette, revendiquait lors d’un entretien en 2013 : « Les intérêts des consommateurs et des producteurs sont différents et peuvent même s’opposer, tandis que la collectivité est censée être garante de l’intérêt général », tentait-t-il de convaincre.
Au sein de l’Oseille et du Sel, il n’y a pas différence entre les producteurs et consommateurs, ils ont tous les mêmes prérogatives et échangent entre eux sur un pied d’égalité. Il ne s’agit pas simplement de consommer local et éthique, « c’est un autre modèle de société », défend Vincent.
Les initiateurs de l’Oseille reconnaissent par contre que les différences avec le Sel Cocagne sont minimes mais selon eux, dans le Sel, la démocratie interne est imparfaite et le logiciel utilisé pour les échanges n’est pas un logiciel libre. « L’Oseille est une expérimentation où on essaie de comprendre ensemble le fonctionnement de la monnaie, les avantages, les limites. Pour expérimenter les choses de façon fine, il est plus intéressant de repartir de zéro », justifie Romain.
Qui va payer pour les hôpitaux ?
C’est sur le terrain politique que ces monnaies se distinguent. Selon Smaïn Laacher, auteur de Les SEL, une utopie anticapitaliste en pratique, cette forme d’échange est « une critique du statut et de la vocation de l’argent comme mode dominant de régulation de l’économie capitaliste ». Pour autant, les Sel revendiquent rarement un positionnement politique clair. Les utilisateurs de l’Oseille, eux par contre, ne cachent pas leur radicalité. Leur but : se passer progressivement de l’euro, de l’Etat et des banques.

Le Sol Violette affiche des ambitions plus modestes. Il veut relocaliser l’économie et la rendre plus humaine en développant l’économie sociale et solidaire. Comme son nom l’indique, cette monnaie locale complémentaire vient en complément de l’euro dont elle pallie aux manquements et aux dysfonctionnements. Pour autant, les défenseurs du Sol Violette sont également très critiques envers l’euro et le système bancaire, mais ils considèrent qu’il est important d’être indexé à l’euro pour ne pas se soustraire à la solidarité nationale. Les prestataires du Sol Violette versent en effet la TVA à l’Etat et paient leurs charges en euros, contrairement aux utilisateurs de l’Oseille et du Sel Cocagne qui eux ne versent rien au Fisc pour les prestations proposées, considérées comme des coups de main occasionnels.
« Mais qui va s’assurer des solidarités ? On n’aura plus d’hôpitaux tels qu’on les connaît ? L’éducation gratuite pour tous, elle va passer où ? Je pense qu’on a besoin d’un Etat pour définir collectivement des minimums communs comme l’éducation ou la santé. Et aujourd’hui, tout cela se paie encore en euros », argue Andrea. Les membres de l’Oseille font le pari inverse. De sensibilité libertaire, ils entendent mettre en place des services publics coopératifs contrôlés par les usagers et qui ne nécessiteraient plus d’intervention étatique.
Une question de pureté
« Le Sol est moins propre et pur que l’Oseille car il est encore en lien avec l’euro et essaie de composer avec le monde actuel : on ne change pas le monde du soir au matin. On a besoin de pureté car ça contribue à aller de l’avant, mais il faut des gens qui se salissent les mains », défend Andrea.
Du côté de l’Oseille, même discours. « On s’enrichit dans la diversité. Maintenant que les deux modèles existent, on peut communiquer et s’enrichir mutuellement. Je pense que chaque groupe a des choses à apporter à l’autre », avance Fredo, qui a passé six mois avec l’équipe du Sol Violette avant d’opter pour l’Oseille.
« Il est amusant d’avoir un éventail de monnaies sociales avec des noms différents qui forment un paysage bigarré, reflet de toutes ces communautés qui s’essayent à d’autres modes de partage et de solidarité. C’est aussi une garantie contre la mainmise et le contrôle d’un petit groupe sur un élément partagé par une plus grande communauté », ajoute Jean-Louis qui précise qu’une parité entre Sel et Oseille est envisagée afin que des utilisateurs partageant des mêmes buts puissent échanger entre eux. Les membres du Sol Violette ont également engagé la réflexion avec le Sel Cocagne pour voir s’ils pourraient rendre compatibles les deux monnaies.
Ensemble ou chacun de leur côté, ces banquiers alternatifs proposent à ceux qui le veulent des voies diverses pour reprendre leur vie en main en utilisant la monnaie, outil qui a servi jusque là à nous asservir.