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Eau et rivières

« Nomade des mers » teste les technologies de la débrouille

Les low-tech, ces technologies de la débrouille, peuvent-elles changer le monde ? C’est le pari de Corentin de Chatelperron, ingénieur de formation, parti à la recherche d’inventeurs à travers le globe à bord de « Nomade des mers », entièrement équipé de ces technologies douces.

Avec ses bouclettes, sa gueule d’ange et sa curiosité presque enfantine, Corentin de Chatelperron a tout du Petit Prince. Depuis le 23 février 2016, le jeune aventurier de 33 ans parcourt le monde à bord du Nomade des mers, un catamaran de 45 pieds (13,71 m) entièrement équipé de low-tech. Objectif ? Aller, pendant trois ans, à la rencontre d’inventeurs qui développent ces technologies peu coûteuses, faites avec les moyens du bord, mais qui prétendent pourtant répondre aux grands dangers qui menacent la planète : malnutrition, déforestation, accès à l’eau potable… Chaque trouvaille est répertoriée sur le Low-Tech Lab, une bibliothèque en ligne fonctionnant à la manière de Wikipedia. Pour l’aider dans sa mission, Corentin n’est pas seul. Skipper, ingénieurs, ou bricoleurs curieux de participer au projet se relaient pour l’épauler selon les besoins du moment.

« Coco, c’est un peu un inventeur fou, s’amuse Élaine Le Floch, organisatrice d’expédition pour le Nomade des mers. Il est tout le temps en train d’inventer des choses, à condition qu’elles soient utiles aux gens et à la planète. » En 2009, à peine diplômé de l’Institut catholique d’arts et métiers de Nantes, Corentin est parti au Bangladesh travailler pendant plusieurs années sur un chantier naval. « C’était un super endroit d’un point de vue débrouille et système D », se rappelle-t-il [1]. Lui qui est « très branché Mac Gyver » se passionne pour cette forme d’ingéniosité. Là-bas, il a découvert le potentiel de la fibre de jute, une ressource naturelle locale pouvant être utilisée en remplacement de la fibre de verre dans la composition des bateaux.

« Valoriser les inventeurs de low-tech pour faire connaître leurs idées au grand public » 

Pour tester sa découverte, Corentin est parti 6 mois en mer à bord d’un bateau composé entièrement de fibre de jute, une première mondiale. « J’aime l’idée de tester les choses directement sur le terrain, être mon propre cobaye », explique celui qui cite volontiers Alain Bombard en exemple, ce docteur en biologie humaine parti 60 ans plus tôt traverser l’Atlantique à bord d’un canot afin de prouver qu’il était possible de survivre avec peu. De cette expérience au Bangladesh, est née en 2013 l’association Gold of Bengal, fondée par Corentin et porteuse du projet Nomade des mers, ainsi que deux constats.

« Nomade des mers » est un catamaran de 45 pieds (13,71 m) entièrement équipé de low-tech.

D’abord, dit-il, celui d’un « manque de connexions entre les gens qui inventent des solutions localement et les personnes qui, à l’échelle de la planète, pourraient en bénéficier ». À Madagascar, par exemple, où plus d’un tiers de la population est sous-alimentée, l’équipe du Nomade des mers étudie la spiruline, une microalgue à haute valeur nutritive qui ne demande que peu de ressources pour pousser. Seulement, et c’est là le deuxième constat, le manque de recherches sur les low-tech freine leur expansion.

Le poulailler de la poupe.

Élaine Le Floch, qui a arrêté le choix des escales, souhaitait alors mettre en avant des pays peu connus pour leur potentiel inventif : Maroc, Sénégal, Brésil, Afrique du Sud ou encore Sri Lanka… « L’objectif, explique-t-elle, était de valoriser ces inventeurs pour faire connaître leurs idées au grand public, et peut-être les aider à changer d’échelle. » Corentin y voit un autre avantage : « Dans tous ces pays, on observe ce qu’on appelle l’innovation sous contrainte. Autrement dit, ce sont dans les pays qui font face aux plus grosses problématiques que les gens sont les plus créatifs et trouvent les solutions les plus incroyables. »

Un distillateur d’eau par condensation.

Preuve en est : le Sénégal. D’après la Banque mondiale, en 2012, plus de 40 % de la population n’avait pas accès à l’électricité. « Il y pas mal de vent dans cette région », commente Corentin, qui a profité de son passage à Dakar pour travailler avec des inventeurs sur la construction d’une éolienne. « Elle coûte 5 euros à fabriquer, explique-t-il, peut recharger des lampes, des portables et, plus largement, résoudre un vrai problème qu’au Sénégal beaucoup de gens connaissent. »

Avec l’association KT, au Sénégal, qui fabrique des éoliennes.

Galvanisée, l’équipe a enchaîné avec le Cap-Vert, où cette fois-ci, dans un pays où il ne pleut que deux mois par an, ce sont les problèmes d’accès à l’eau qui ont fait surface. Corentin y a rencontré « un entrepreneur local qui a appris la technique de l’hydroponie au Brésil, avant de l’importer au Cap-Vert ». L’hydroponie est une technique de culture hors-sol permettant de consommer 3 à 10 fois moins d’eau que la culture classique. Les plantes poussent dans de l’eau à laquelle est ajoutée une solution nutritive pour qu’elles puissent se nourrir. Sur le Nomade des mers, près de 130 plantes ont poussé grâce à cette technique.

 « Cette fameuse innovation sous contrainte, il faut d’abord se l’appliquer à soi-même »

C’est là tout l’intérêt du projet : Corentin ne se contente pas de découvrir des inventions, il les intègre à son propre bateau. De prime abord un peu foutraque, cette caverne d’Ali Baba des low-tech est, en réalité, parfaitement agencée. À l’avant, l’équipage récupère les œufs dans le poulailler… lorsqu’il y en a. « Au début, nous confie Corentin, on l’avait suspendu au-dessus de l’eau. Du coup, les poules étaient un peu stressées. On n’a eu qu’un œuf en 6 mois. » Sur la poupe, un compost transforme les déchets. À bâbord, une pièce humide abrite des champignons, des germes et des insectes… « Les insectes, c’est pour les protéines, glisse-t-il. C’est intéressant parce que ça demande très peu de ressources. » Contrairement à la production de viande qui « nécessite énormément de terres agricoles et provoque des déforestations massives. »

Mises en culture en aquaponie lors du passage au Cap-Vert.

L’enjeu de tout cela ? Viser l’autonomie totale, mais aussi confronter les technologies à l’épreuve du réel. « On est convaincu que cette fameuse innovation sous contrainte, il faut d’abord se l’appliquer à soi-même », avance celui qui aime apprendre de ses erreurs. Au début de l’aventure, l’équipage embarque sur le bateau un réchaud à bois qui, en théorie, est le plus performant. Difficile, cependant, de trouver le bon type de combustible dans chaque pays. Au Sénégal, Corentin fait la découverte du charbon vert, un combustible produit à partir de déchets agricoles, dans un pays où le prix du bois augmente à cause de la déforestation. Mais, le stock de « charbon vert » s’épuisant, l’équipage doit de nouveau changer pour un four solaire. Là encore, la mise en pratique s’avère difficile : « C’est comme si chez vous, vous cuisiniez avec une plaque de cuisson électrique et que, d’un coup, on vous disait : maintenant, tu vas tout préparer au four. Vous imaginez cuire un œuf au four ?! »

Le four à charbon.

Après près d’un an d’expédition, la motivation du jeune homme semble intacte : « Rencontrer tous ces gens, vivre sur un bateau entièrement équipé de low-tech, c’est une expérience incroyable. » Un contact sur le terrain facilité par la présence des poules sur le bateau : « C’est la première chose que les gens voient quand on arrive. Une poule, c’est comme un chien dans un parc : ça attire la sympathie, mais puissance 10 ! Au Brésil, on a fait visiter le bateau à des centaines de personnes ! » Corentin, c’est un peu la poule des ingénieurs. Discutez cinq minutes avec lui, et vous serez emporté par son énergie débordante. Même si, concède-t-il, mener à bien un tel projet peut s’avérer décourageant : « Étudier les low-tech, cela revient à passer en revue les problèmes propres à chaque pays. On a un peu l’impression de prendre le pouls du monde. »

Corentin de Chatelperron bricole l’une des éoliennes du navire.

Alors, on pose une dernière question à Corentin : les low-tech peuvent-elles le changer, ce monde ? « Ça me paraît clair, oui, répond-il avec cette conviction douce qui le caractérise. 11 % de la population mondiale n’a pas accès à l’eau potable, plus d’un milliard de personnes à l’électricité. Près de 800 millions souffrent de malnutrition. Pour tous les besoins de base, il y a énormément de gens en attente de solutions locales, pas chères et accessibles. Le déclic peut se faire maintenant. » Notamment grâce à internet qui, « arrivé à maturité, peut jouer un grand rôle », aime à croire Corentin, qui finit par lâcher, comme une évidence : « La révolution low-tech est en marche. »

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