On a trouvé un smartphone écolo - enfin, presque

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Devenu indispensable à de nombreuses personnes, le smartphone est une horreur environnementale et sociale. Dans son modèle « équitable », l’entreprise Fairphone tente de contrôler l’origine des minerais, de maîtriser les conditions de fabrication, et augmente la durée de fonctionnement du téléphone.
Dans la famille des casse-tête écolos, je demande… les smartphones. Ces petits concentrés de technologie se sont répandus dans nos poches et nos sacs en moins de dix ans, sachant se rendre indispensables pour leurs utilisateurs. Mais, quand on soulève le voile de l’élégant design et des ingénieuses applications, le paysage devient noir : utilisation à gogo de minerais extraits dans des conditions indignes, fabrication par des ouvriers sous-payés à l’autre bout de la planète, une durée de vie passée en dessous des deux ans, et enfin un recyclage encore loin d’être optimal en bout de chaîne. « La high tech est une industrie d’une grande hypocrisie à laquelle on participe tous », estime Romain Thuret, chef de service mobilités au journal en ligne Les Numériques, référence dans son domaine.
Posséder un smartphone semble incompatible avec l’idée d’une société écolo et socialement juste. Mais en même temps, comment résister dans notre société de plus en plus connectée ? Devant ce dilemme, un produit semble ouvrir une voie d’espoir : le Fairphone ou « téléphone juste ».
Lancé par une entreprise du même nom aux Pays-Bas, le Fairphone veut « améliorer les conditions sociales et environnementales dans la chaîne de production d’un smartphone », explique Laura Gerritsen, responsable de l’impact et du développement de la chaîne de valeur du produit. 60.000 exemplaires de la première version ont déjà été vendus en Europe, et la deuxième version vise 150.000 exemplaires écoulés en 2016. « On a commencé en 2010 par une campagne sur les minerais de conflit, qui sont très utilisés dans les téléphones portables, poursuit-elle. Puis, on s’est rendu compte que c’était vraiment compliqué de les retracer depuis la mine jusqu’au consommateur. Alors, on a décidé de fabriquer nous même notre produit, pour comprendre comment fonctionne la chaîne d’approvisionnement. » Le but est de réaliser le téléphone le plus équitable et transparent possible. Ainsi, l’intégralité des coûts est détaillée, pour expliquer le prix du téléphone (525 euros), tandis que la liste complète des fournisseurs est mise à disposition des acheteurs.
Éviter les « minerais de conflits »
Première étape pour fabriquer un téléphone équitable, il faut donc contrôler l’origine des minerais utilisés. Pas facile, alors qu’une quarantaine sont nécessaires et que leur production peut être source de conflits et de dommages environnementaux… « En République centrafricaine, Colombie et République démocratique du Congo, le commerce des minerais est en partie responsable d’avoir alimenté des conflits meurtriers qui ont déplacé 9,4 millions de personnes », explique l’ONG Global Witness. Autre exemple, Les Amis de la Terre publiaient en 2012 un rapport sur l’étain exploité sur l’île de Bangka, en Indonésie, relatant les déplacements de populations locales et le fait que 65 % des forêts et 70 % des récifs coralliens seraient atteints par l’exploitation minière.

Dans un rapport paru en janvier 2016, Amnesty International s’intéresse à un autre minerai, le cobalt, très utilisé dans les batteries rechargeables. La moitié vient de République démocratique du Congo, et on estime que 20 % du cobalt de ce pays est extrait dans des mines artisanales où les conditions de sécurité les plus basiques ne sont pas respectées, et où des enfants travaillent. En retraçant la chaîne, Amnesty International a repéré que Apple, Dell, Huawei, Lenovo, LG ou encore Hewlett Packard, Microsoft, Samsung, Vodafone, utilisent probablement du minerai issu de cette filière.
Fairphone a pour l’instant concentré son énergie sur les quatre « minerais du conflit », à savoir l’étain, le tungstène, le tantale et l’or. L’étain est certifié « sans conflit », une partie de l’or est certifiée équitable depuis peu, le traçage du tungstène est en cours… « À chaque fois, les chaînes d’approvisionnement comportent beaucoup d’intermédiaires. Par exemple, pour l’or, on a demandé à notre fabricant de cartes-mères le nom de son fournisseur, qui nous a renvoyé vers un autre fournisseur, puis un grossiste, etc. jusqu’à la mine. On discute avec chacun pour comprendre son travail et être certain qu’il adhère vraiment à notre démarche », raconte Laura Gerritsen.
« Même s’ils ne réussissent à tracer que quatre minerais sur quarante, au moins ils tentent de le faire et ils sont transparents », estime Sabine Gagnier, d’Amnesty International France. L’ONG milite pour la mise en place d’un règlement européen sur ces quatre « minerais du conflit », qui obligerait les entreprises à appliquer le devoir de diligence, c’est-à-dire à s’intéresser à la provenance des minerais qu’ils utilisent. Les discussions sont actuellement en cours, à la demande du Parlement européen.
« Ce serait un peu comme la loi Dodd Franck, aux États-Unis, qui oblige désormais les entreprises cotées aux États-Unis à vérifier que leurs minerais ne subventionnent pas les groupes armés, poursuit la chargée de plaidoyer sur les droits humains. Mais cette loi ne concerne que les zones de conflits en Afrique centrale et la plupart des entreprises ne s’y conforment pas encore. »
Sabine Gagnier déplore leur manque de volonté : « Si on a pu retracer la route du cobalt, ces sociétés aussi peuvent le faire. Ce sont de grosses entreprises, qui ont les moyens, et, en plus, il existe un guide de l’OCDE sur le devoir de diligence. »
Mesures sociales dans les usines chinoises
Deuxième étape que Fairphone tente de maîtriser, la fabrication. Elle ne contrôle pas pour l’instant l’élaboration des composants. Elle agit en revanche au niveau de l’assemblage, qui se fait dans l’usine chinoise de l’entreprise Hi-P, située à Suzhou, une technopole non loin de Shanghai. Les salariés y sont représentés, et gèrent eux-mêmes un fonds social alimenté à la fois par Fairphone et Hi-P. « Il peut servir à des formations supplémentaires, des activités de loisir ou à augmenter les revenus des salariés », explique le concepteur du smartphone sur le blog où il expose sa démarche. Parmi les objectifs, figurent également le renforcement de la représentation des ouvriers, et l’amélioration des règles sanitaires et de sûreté. L’initiative reste notable dans le monde des fabricants d’électronique. « Un téléphone sur deux est produit dans une usine chinoise, indique Camille Lecomte, des Amis de la Terre. Par exemple, chez Foxconn, qui assemble les IPhones, après une vague de suicides, la seule mesure prise avait été de mettre des filets pour empêcher les gens de sauter ! » Reste que fabriquer le Fairphone en Europe demeure pour l’instant inenvisageable : il coûterait trop cher.
Prolonger la durée d’utilisation des téléphones
Une fois le téléphone fabriqué, il arrive dans la poche de l’utilisateur. Et n’y reste généralement pas longtemps. Vingt mois en moyenne, dix chez les jeunes, selon l’Ademe (Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie). Ces chiffres ont d’ailleurs tendance à diminuer au fil des années. « 80 % des impacts d’un smartphone ont lieu au moment de la fabrication », explique Françoise Berthoud, directrice du groupement de chercheurs EcoInfo, qui travaille sur les impacts des technologies de l’information et de la communication. Ce chiffre a été obtenu grâce à l’analyse du cycle de vie d’un smartphone. « Donc, il faut essayer de faire durer le sien le plus longtemps possible », poursuit-elle.
C’est l’engagement de Fairphone avec son nouveau modèle, qui tente de limiter l’obsolescence programmée du téléphone. D’abord au niveau du système d’exploitation. Souvent, les fabricants cessent les mises à jour au bout d’un certain temps sur leurs modèles (c’est le cas pour l’Iphone 3 d’Apple), forçant ainsi leurs utilisateurs à changer de téléphone même s’il fonctionne encore. Fairphone promet au contraire de maintenir les mises à jour dans le temps. Et puis, le téléphone équitable a été designé pour être solide et facilement réparable.
Tout est fait pour éviter l’obsolescence programmée du téléphone. Pour preuve, Laura Gerritsen le fait tomber, puis le ramasse : le téléphone n’a rien. Surtout, elle enlève ensuite la coque, puis le démonte bloc par bloc. Appareil photo, écran, batterie, système audio, châssis, etc. le téléphone peut être démonté en six blocs, pièces détachées remplaçables en moins de deux minutes. « Je l’ai même fait tester à ma grand-mère », confirme Romain Thuret, des Numériques. « La modularité est exemplaire, aucun téléphone n’est réparable aussi facilement, approuve Françoise Berthoud. Alors que, bien souvent sur les smartphones, même la batterie n’est plus remplaçable. » « Notre mobile est conçu pour durer trois à cinq ans », répond Laura Gerritsen.

Ce n’est pas tout à fait assez pour les Amis de la Terre. « On voudrait une garantie de dix ans sur tous les produits, dit Camille Lecomte. Mais comme on en est vraiment loin pour les téléphones portables, on va demander cinq ans. » « En tout cas, techniquement, c’est possible, on pourrait concevoir des téléphones qui durent dix ans, poursuit Françoise Berthoud. On fait bien des satellites qui durent plus longtemps. Mais ça coûterait inévitablement cher. Les marques ne sont pas prêtes à perdre des parts de marché à cause de cela ! » « Et puis elles vendraient moins de téléphones, c’est pour cela qu’elles n’essayent pas de concevoir des appareils durables », avance Romain Thuret.
Un recyclage très partiel
Enfin, après l’avoir fait durer autant que possible, bien sûr, il faut parfois accepter de se séparer de son précieux mobile. Question difficile, car les minerais contenus dans le téléphone sont souvent présents en quantités infimes, et sous forme d’alliage. « Sur les dizaines de minerais contenus dans un téléphone, on n’est capable d’en récupérer que dix-sept, détaille Françoise Berthoud. On ne peut donc pas avoir de smartphone en cycle de vie fermé. » Par ailleurs, « il ne faut pas oublier que le recyclage aussi est consommateur d’énergie, d’eau, de transports, etc. » observe Camille Lecomte.
Conclusion unanime de Fairphone et de nos interlocuteurs : il n’existe pas encore de smartphone totalement équitable et durable. « Mais notre démarche ouvre le débat, et comme nous sommes une petite entreprise, nous pouvons prendre plus de risques et ouvrir le chemin aux autres, espère Laura Gerritsen. Par exemple, Royal Philips Electronics, Tata Steel et Motorola participent à notre programme sur l’étain. »
« Un mouvement s’amorce en Afrique pour améliorer la traçabilité des matières premières ; à un moment, les grandes marques seront prises dans ce mouvement, estime Romain Thuret. À cette échelle, le Fairphone est en tout cas le smartphone le plus équitable possible disponible sur le marché. »
Mais le Fairphone n’est-il pas qu’un substitut un peu plus durable pour nous décomplexer de posséder un smartphone ? « Dans l’absolu, oui, un véritable écolo devrait réussir à s’en passer, admet Françoise Berthoud. Mais les gens se sont attachés à leur smartphone et ils l’utilisent dans leur travail. »
Avouons-le, le casse-tête est insoluble.
Alors récapitulons, dans l’ordre, la pratique du téléphone écologique :
- l’idéal est de ne pas avoir de téléphone portable ;
- ensuite, de se contenter d’un outil technologiquement arriéré, qui ne sert qu’à téléphoner ;
- après, de choisir un smartphone d’occasion, afin d’allonger le cycle de vie d’un téléphone ;
- puis, d’acheter un Fairphone si votre smartphone préféré vous a lâchement lâché ;
- et si vous changez de smartphone tous les ans, commencez à vous poser sérieusement des questions !