Pour sauver la vie sauvage, il faut lui réserver… la moitié de la Terre

Pour remédier d’urgence à la disparition de la biodiversité, le biologiste et naturaliste E.O. Wilson nourrit un projet ambitieux : réserver la moitié de la Terre à la vie sauvage. Il explique comment relever ce défi dans son livre « Half-Earth, Our Planet Fight for Life », soit « une demi-Terre, le combat de notre planète pour sa vie ».
Surpopulation, épuisement des ressources, destructions des milieux naturels, étalement urbain, changement climatique… Si l’on admet que l’humanité ne peut survivre sans une biosphère, il faudrait trouver une solution au problème de sa rapide disparition. Wilson constate, comme Elizabeth Kolbert que « la sixième extinction massive du vivant est en cours, conséquence de l’action des hommes », et que tout cela ne fait que s’accélérer.
Grand défenseur de la nature, E.O. Wilson, 87 ans, est coutumier des positions controversées. Myrmécologue (spécialiste des fourmis), il avait contribué à découvrir comment ces insectes communiquent grâce aux phéromones. Étudiant leur société, il a développé le concept évolutif de la sociobiologie, aujourd’hui reconnu, qui lie le comportement social — des fourmis comme des humains — à l’instinct et au patrimoine génétique, et pas seulement à des institutions ou cultures sexistes et racistes. Cette idée avait indigné les professeurs progressistes du monde universitaire, lui attirant l’animosité de Stephen Jay Gould lui-même, qui avait comploté pour faire retirer à Wilson son titre universitaire et le faire expulser de Harvard.
Depuis quelques années, Wilson rêve d’un projet audacieux, seul capable selon lui de sauver l’avenir de la vie humaine sur Terre : en réserver la moitié de la surface à la préservation de la biodiversité. C’est le sujet de son livre, Half-Earth, Our Planet Fight for Life. Après avoir, dans les premiers chapitres, détaillé le processus des catastrophes en cours, et la disparition rapide de vertébrés et d’invertébrés dont nous ne connaissons même pas les noms, il écarte la doxa de l’optimisme technologique : « Non, nous ne recréerons pas les espèces disparues, […] nous ne sommes pas des dieux, et il y a des limites aux capacités de l’intelligence humaine. »
« Sauvegarder une demi-Terre n’est qu’une première solution d’urgence »
Constatant que l’humanité vit à l’ère de l’anthropocène, il ne croit pas, au contraire de certains scientifiques, que la planète est déjà transformée au-delà de toute réparation possible, et qu’il ne nous reste plus qu’à nous y adapter. La position des « enthousiastes de l’anthropocène » est en partie vraie, admet-il, puisque « la croissance et le développement produits par la révolution industrielle ont bien fait exploser la population et disparaître la biodiversité ». Mais Wilson méprise leur enthousiasme technologique, car, pour la plupart, dit-il, ils n’y connaissent rien, et il cite Alexander von Humboldt : « La vision du monde la plus dangereuse est celle de ceux qui n’ont jamais vu le monde ! » En effet, même les meilleurs des chercheurs ne savent encore presque rien du fonctionnement des écosystèmes que l’action humaine détruit si rapidement. Il faut donc se méfier des solutions faciles… et respecter les interactions mystérieuses du vivant. « Nous avançons dans le chaos, remplis d’espoir, écrit-il, en imaginant que la lumière sur l’horizon est celle de l’aube, alors que c’est celle de la tombée du jour ! »

Pour lui, la seule façon de la sauver, serait mettre de côté la moitié de la Terre ! « Il est tout à fait raisonnable, écrit-il, d’envisager un réseau global de zones protégées pour la biodiversité, sur la moitié de la surface terrestre. » Il précise, dans un article qu’il signa fin décembre 2016, dans le magazine Sierra : « Ce n’est qu’en réservant la moitié de la surface de la planète à la nature que nous pouvons espérer sauver l’immensité des formes de vie qui la composent. À moins que l’humanité en apprenne beaucoup plus sur la biodiversité globale et agisse rapidement pour la protéger, nous perdrons bientôt la plupart des espèces qui composent la vie sur Terre. Ma proposition de sauvegarder une demi-Terre n’est qu’une première solution d’urgence, proportionnelle à l’ampleur du problème. En gardant la moitié de la planète en réserve, nous pourrions sauver la partie vivante de l’environnement et atteindre la stabilisation nécessaire à notre propre survie. » Il ne préconise pas d’exclure les populations qui vivent et dépendent des ressources naturelles dans les zones sauvages du monde, mais de gérer celles-ci de manière à garder vivant leur patrimoine de biodiversité, y compris dans des zones marines protégées où aucune pêche ne serait permise.
Croire à la force d’un « altruisme authentique »
Cette idée s’appuie sur le succès des projets existants de conservation à grande échelle, tel qu’il en existe déjà dans le nord-ouest du Costa Rica avec la zone de conservation de Guanacaste (ACG), qui totalise 163.000 hectares, ou de celle qui va de l’archipel des îles Murcielago dans l’océan Pacifique, en passant par la Cordillère de Guanacaste, à travers les plaines de la côte caraïbe du Costa Rica. Les territoires protégés par des États représentent déjà 15 % de la superficie terrestre, un bon début, selon Wilson. Il cite aussi, dans un chapitre consacré aux possibles restaurations d’écosystèmes en péril, l’exemple du parc Gorongosa, au Mozambique, dont le sauvetage, par l’États-Unien Gregory Carr, a aussi donné du travail aux habitants du parc, qui attire maintenant des touristes.
Hélas, E.O. Wilson ne trouve rien de mieux, pour valider sa théorie, que de croire à la force d’un « altruisme authentique », qui, dit-il, « surgit lorsqu’un individu a le pouvoir de mettre en œuvre des buts qui profitent à tous ». « Je suis certain que les gens, à condition qu’ils y croient, pourront soutenir la conservation mondiale. » Il prône donc « un effort humain à la mesure de l’ampleur du problème », un changement de raisonnement moral, seul capable selon lui de prendre la vraie mesure de l’enjeu, la sauvegarde des zones encore sauvages sur Terre, condition sine qua non de la survie humaine, sans aucune autre proposition que sa confiance en l’humain.
Les humains seront-ils à la hauteur de la confiance que Wilson place en eux ? C’est un combat. Le sous-titre du livre le dit. Our Planet’s Fight to Save Life (« le combat de notre planète pour préserver la vie »), « c’est cela qui doit être notre but », écrit E.O. Wilson. Qui ajoute : « À ceux qui préfèrent laisser l’Anthropocène évoluer vers on ne sait quel destin, je demande : “Prenez, s’il vous plaît, le temps de revoir votre position.” À ceux qui font croître les réserves naturelles dans le monde, je demande très sérieusement : “Ne vous arrêtez pas. Il faut viser encore plus haut.” »

- Half-Earth. Our Planet’s Fight for Life, par Edward O. Wilson, éditions W.W. Norton & Company, 272 p., 24 € ou 16 € pour l’édition de poche, à paraître le 16 mai en Europe.