Quand des « vacances solidaires » virent au cauchemar

Travailleurs cultivant de la laitue aux États-Unis. - © Getty Images North America / Getty Images via AFP / John Moore
Travailleurs cultivant de la laitue aux États-Unis. - © Getty Images North America / Getty Images via AFP / John Moore
Durée de lecture : 9 minutes
QuotidienDes vacanciers qui travaillent dans des fermes en échange du gîte et du couvert. Belle idée, mais... la pratique n’est pas toujours verte. Fausses annonces, exploitation : des sociétés-écrans étrangères ont fait de ces vacances écolos un véritable business.
« Je travaillais sept jours sur sept, parfois jusqu’à 20 heures. Il fallait toujours que j’en fasse plus. » Après sa licence, Isaure rêvait d’un voyage roots, immergée dans une nouvelle culture. Une offre alléchante, qui ressemblait à du wwoofing, dans une ferme de chiens de traîneau l’a séduite. Direction la Laponie finlandaise en novembre 2020. Elle a vécu deux mois d’angoisse.
Le wwoofing, selon ses propres termes « est un mouvement mondial qui vise à reconnecter les hommes et les femmes à la terre en participant bénévolement à des pratiques agricoles biologiques ».
Les bénévoles (les WWOOFeurs) sont reçus dans de petites exploitations à échelle humaine où vivent et travaillent des familles ou des collectifs (les hôtes). Les WWOOfeurs aident au travail agricole et partagent la vie quotidienne des hôtes qui leur offrent le gîte et le couvert.L’association World Wide Opportunities on Organic Farms (Occasions mondiales dans des fermes biologiques) est née dans les années 1970 au Royaume-Uni, et a donné, un peu malgré elle, son nom au « wwoofing ». Il s’agit d’une marque déposée, que l’on pourrait traduire par hébergement solidaire pour travail agricole. Dans l’Hexagone, le concept est arrivé en 2007 et compte aujourd’hui plus de 23 000 adhérents, hôtes et visiteurs confondus.
Si Wwoof France opère un contrôle rigoureux des offres, d’autres plateformes, beaucoup plus obscures, profitent de la connotation positive du terme « wwoofing » pour mener un business profitable. Un laxisme qui ouvre la porte à toutes les dérives.
« Le propriétaire agissait comme un gourou »
C’est que le concept a du succès. Les plateformes Workaway et HelpX l’ont bien compris. Sur ces sites, de beaux paysages et des visages d’hôtes accueillants. Isaure, Fany, Julie, Estelle et Anna [*] : toutes ont été séduites par ces vacances alternatives. Plus responsables, ces séjours à la ferme semblaient donner un véritable sens à leur voyage. Un idéal de partage culturel et écologique. Du moins, sur le papier.
En 2019, Fany, la vingtaine, a été séduite par une annonce sur Workaway pour travailler dans un gîte écologique et centre de yoga dans la jungle costaricienne : accueil des clients, cuisine, jardinage… La jeune femme a rapidement déchanté : « Il n’y avait quasiment pas de clients, mais une dizaine de bénévoles, presque que des filles entre 20 et 30 ans. » Mak, l’Américain bâtisseur du lodge, y animait des cérémonies « Radical Honesty », une communauté née aux États-Unis prônant une « honnêteté radicale ».
« Mak nous réunissait sur la terrasse de yoga et nous demandait d’exprimer toutes nos émotions, il incitait les filles à pleurer et à dire ce qu’elles pensaient des autres. On se serait cru dans un remake malsain de Yes Man, où il tentait de nous convaincre de sa “thérapie”, il agissait un peu comme un gourou », déplore la jeune femme.

L’expérience de Fany et son amie n’est pas un cas isolé. Julie, dans une miellerie en Bretagne, où il n’y avait d’ailleurs ni miel ni abeilles, s’est retrouvée témoin d’un jeu sexuel entre trois autres personnes, contre son gré. Estelle, elle, au milieu d’une famille irlandaise déchirée, en pleine crise…
À leur retour chez elles, toutes ont souhaité signaler ces hôtes peu avenants. Difficile cependant de dénoncer quoique ce soit en ayant été « volontaires », sans aucun contrat établi. Cécile Paturel, coordinatrice chez Wwoof France, dénonce ces entreprises qui détournent le concept : « Workaway et compagnie, ce n’est que du greenwashing, ils proposent d’aller faire du bénévolat en Inde avec des photos attendrissantes, c’est un business des enfants larmoyants. »
Le Code du travail, grand absent des vacances
Des promesses de vacances au soleil non tenues. En Martinique, Anna a travaillé plus de huit heures par jour sous la chaleur. Le droit du travail ? Inexistant. En France, la législation n’est pas respectée à ce sujet pour la simple et bonne raison que le wwoofing n’a pas de statut juridique. Luc Kirkyacharian, avocat du droit du travail depuis quarante ans à Montpellier, est clair sur ce point : « Le Code du travail ne dit rien sur ce sujet parce que ce n’est pas un contrat de travail. » Pour justifier l’existence du wwoofing, il faut tourner d’autres pages : celles du Code civil.
Ces vacances écolos se justifient alors par le concept du troc. Mais quelles sont les limites de cette notion d’échange ? Isaure, partie dans une ferme de chiens de traîneau en Finlande, les a testées : « Le patron m’envoyait des messages jour et nuit pour me dire ce qu’il fallait que je fasse. » Workaway définit pourtant l’échange comme « quelques heures d’aide offerte en échange du gîte et du couvert ».
Les plateformes pourraient finalement être définies comme de simples sites de mise en relation. L’avocat montpelliérain l’explique : « Elles rejettent toute responsabilité, ne proposent pas de modèle de convention, de répartition des tâches, etc. C’est un peu comme des sites de rencontre, les gens se choisissent. » Les wwoofers ont alors besoin d’une responsabilité civile, seule forme d’assurance valable dans ces vacances-travail.
« La terre était bourrée d’arsenic »
En Finlande, Isaure a couru des risques imprévus : « Lors de certaines balades d’entraînement, le patron, malsain, prenait de la vitesse, tentait de me faire tomber du traîneau. On aurait pu se blesser gravement. »
Par peur pour sa santé, Sarah, elle aussi, a dû mettre fin à son « expérience solidaire » plus tôt que prévu. En mai 2021, elle est partie en vacances dans un écolieu, appelé Baffrancou, à Limousis, dans l’Aude. « Je travaillais dans le potager, quand la petite fille du couple qui m’hébergeait est venue me dire que la terre était bourrée d’arsenic. Ce qui expliquait pourquoi je ne les voyais jamais travailler… » ironise désormais l’étudiante. Depuis plusieurs années en effet, de nombreuses associations pointent du doigt la pollution des sols héritée des anciennes mines d’or dans le département.
Contacté par Reporterre, l’hôte de Baffrancou s’en défend : « On travaille tout de même en permaculture, les recherches sont en cours, mais a priori il n’y a pas de risque. » Le propriétaire avoue pourtant avoir retrouvé de légères traces d’arsenic dans les urines de ses enfants après analyses. S’il prétend « être transparent » avec les bénévoles dans l’annonce Workaway, rien ne prévient pourtant de la contamination des sols dans le descriptif de l’offre. Aujourd’hui, les deux autres familles qui vivaient à Baffrancou ont déserté le site en raison de l’infection des sols. Les wwoofers, eux, continuent de défiler.

L’hébergement solidaire et agricole reste pourtant un concept louable quand les bonnes plateformes, ici celles rattachées au site originel Wwoof, mettent en relation les bonnes personnes. Barbara [*] a vécu une expérience fabuleuse en partant à 19 ans, seule, dans une ferme écossaise via Wwoof Grande-Bretagne.
Un business des « plateformes mystérieuses »
Les plus sérieux débordements surviennent dans les séjours coordonnés par les sites Workaway et HelpX. Aucun numéro de téléphone disponible. Des sociétés-écrans aux sièges sociaux introuvables. En cas d’annonce trompeuse, personne à contacter ou contre qui se retourner.
Fany, au Costa Rica, a eu bien des surprises : « Très vite, l’hôte nous a réclamé de l’argent : 10 dollars par jour. Ce qui n’était pas précisé dans l’annonce, ni lorsque nous avions échangé avec lui sur Skype avant le voyage. » Un cadre idyllique, mais un « deal » et un principe non respectés. Cécile Paturel, de Wwoof France, le souligne : « Eux ce sont des entreprises, nous une association. Eux, l’objectif est faire du fric et nous, c’est à but non lucratif. » Les dérives sont rares chez la plateforme française et les quelques problèmes sont régulés. Cécile Paturel confirme : « On a tout un système de retours, de référents sur place qui font des visites des fermes. Si on s’est trompés sur un hôte, on l’exclut. »

Une dizaine de wwoofers et d’hôtes sont bannis chaque année de Wwoof France. Un tri qui n’est pas opéré par Workaway et HelpX. La MSA, la mutualité sociale agricole, tient d’ailleurs à prévenir leur manque de sérieux et soutient fermement Wwoof : « La pratique de wwoofing doit se limiter à l’objet de l’association Wwoof France. »
Sans ces contrôles, rien de plus facile que de poster une annonce sur ces plateformes mystérieuses. Nous avons fait la démarche. Un nom et un email ont suffi à se fabriquer un faux profil. En quelques clics, notre « Ferme de l’Enquête » était une offre de bénévolat comme une autre sur HelpX. Prétendument située en plein cœur de Toulouse, la ferme, aux photos piquées sur Google Images, n’a pas alerté les soupçons.
Cependant, mettre ces sites face à leurs propres limites semble mission impossible. Nous avons contacté HelpX via l’unique moyen de les joindre : un formulaire en ligne. Silence radio. Quant à Workaway, la plateforme a réagi à notre demande d’entretien par l’envoi d’un communiqué prônant les vertus de leur concept. Dès lors que leur manque de contrôle et les dérives ont été évoqués, Workaway n’a plus répondu à nos sollicitations.
Notre fausse ferme est donc désormais susceptible d’accueillir du public. Des bénévoles, bien réels, pour des vacances qui n’existent pas.