Média indépendant, en accès libre pour tous, sans publicité, financé par les dons de ses lecteurs

Culture et idées

Sorcières et femmes indépendantes, figures honnies du capitalisme patriarcal

Dans « Une guerre mondiale contre les femmes. Des chasses aux sorcières au féminicide » (éd. La Fabrique), la militante et théoricienne féministe Silvia Federici montre comment, depuis les condamnations pour sorcellerie à la fin du Moyen Âge, les violences contre les femmes et le développement capitaliste sont étroitement liés. Une situation qui perdure de nos jours.

« Nous sommes les petites-filles des sorcières que vous n’avez pas pu brûler. » C’est aux femmes s’appropriant fièrement cette phrase puissante, devenue un slogan émaillant les manifestations féministes, que le nouvel ouvrage de Silvia Federici est dédié. Dans Une guerre mondiale contre les femmes. Des chasses aux sorcières au féminicide (La Fabrique), la militante et théoricienne écoféministe poursuit son travail radical de déconstruction de la figure honnie de la sorcière et de son annihilation par le système capitaliste — condition sine qua non à sa propre émergence puis survie —, initié en 2014 avec le remarqué Caliban et la sorcière (Entremonde). 

Dans cet essai regroupant plusieurs de ses textes publiés depuis les années 1990, l’universitaire étasunienne affirme la nécessité de « penser ensemble les chasses aux sorcières du passé et du présent » pour comprendre les ressorts de la guerre menée aux femmes depuis les XVIe et XVIIe siècles, et ce jusqu’à nos jours. Si l’autrice ne nie pas que les chasses aux sorcières d’hier et aujourd’hui sont « dues à des causes multiples », sa thèse n’en demeure pas moins limpide et convaincante : « La marchandisation de la terre et l’essor des rapports monétaires ont touché différemment les hommes et les femmes. »

Dès la fin du Moyen Âge, ces sorcières, leurs savoirs et leur pouvoir social — elles étaient guérisseuses, pratiquaient des avortements, etc. — représentaient une menace pour l’avènement du monde capitaliste moderne en Europe. Il s’agissait alors de les mettre hors d’état de nuire, que ce soit en les torturant, en les tuant, ou en les empêchant littéralement de parler en entravant leurs visages de terribles « brides à mégères » : « Il semble exister un lien singulier entre le démantèlement de régimes collectivistes et la diabolisation de membres de communautés qu’il affecte, qui fait de la chasse aux sorcières un instrument efficace de privatisation économique et sociale. »

Réprimer tout subversion de la « rationalité » capitaliste

Federici prend pour point de départ le phénomène anglais des « enclosures » aux XVIe et XVIIe siècles — soit l’expropriation, à l’initiative de riches propriétaires terriens et paysans, des terres cultivées collectivement par des fermiers et fermières — dont les premières victimes furent les femmes pauvres et âgées. Les accuser de sorcellerie permettait aux pouvoirs conjoints de l’Église, de l’État et des puissances économiques, inquiets de la rébellion du prolétariat urbain et rural à leur encontre, d’abord de mater la résistance de ces sorcières, pas les dernières à remettre en cause cet ordre capitaliste patriarcal naissant ; ensuite d’envoyer un signal aux autres femmes — « voilà ce qui vous attend si vous ne filez pas droit » ; enfin, de « rationaliser » le monde naturel et d’imposer une discipline de travail plus astreignante, « les sorcières [étant] des femmes qui développaient un rapport à la nature, au langage, au corps et à la sexualité qui subvertissait d’emblée l’exigence rationalisatrice, médicale et étroitement technologique de la grande modernisation capitaliste ».

Pour l’autrice du Capitalisme patriarcal (La Fabrique, 2019), cet imaginaire associant les femmes au Diable a eu des conséquences durables sur nos sociétés contemporaines, en reléguant notamment les femmes au travail domestique non payé : « C’est ainsi qu’elles ont été réduites au silence et exclues jusqu’à ce jour de beaucoup d’endroits où les décisions sont prises, privées de la possibilité de définir leur propre expérience et contraintes de supporter les portraits misogynes ou idéalisés que les hommes font d’elles. » Ainsi, « la violence contre les femmes n’a pas disparu avec la fin des chasses aux sorcières et l’abolition de l’esclavage. Au contraire, elle s’est normalisée. » 

Privatisation des terres et condition sociale des femmes

La chercheuse prend pour exemple les nombreux féminicides commis en Amérique Latine — la France n’en est pas exempte — mais aussi le retour de chasses aux sorcières en Inde ou dans certains pays africains (Ghana, Bénin notamment). Tout en notant que les mouvements anti-sorcières n’y ont débuté qu’à partir de la colonisation, elle explique comment « la mondialisation économique a créé un environnement propice aux accusations de sorcellerie », la privatisation des terres sapant les économies locales et les ressources naturelles et, a fortiori, dévaluant la condition sociale des femmes.

Mais celles-ci ont plus d’un tour dans leur sac : Federici rappelle à raison comment, à chaque fois que les femmes « rendent les coups, sortent de l’isolement et s’unissent à d’autres femmes » (refuges non-mixtes, campagnes contre les chasses aux sorcières dans les pays concernés...), leur situation s’améliore. Une première étape nécessaire, mais insuffisante selon elle pour un changement durable : « [Cela doit] s’accompagner d’un processus de revalorisation de leur condition et des activités de reproduction dont elles font bénéficier leur famille et leur communauté, ce qui n’est possible que si les femmes accèdent aux ressources qui leur sont nécessaires pour être indépendantes des hommes. »


  • Une guerre mondiale contre les femmes. Des chasses aux sorcières au féminicide, de Silvia Federici, traduit de l’anglais par Étienne Dobenesque, aux éditions La Fabrique, février 2021, 160 p., 15 euros.

Alors que les alertes sur le front de l’environnement continuent en ce mois de septembre, nous avons un petit service à vous demander. Nous espérons que les derniers mois de 2023 comporteront de nombreuses avancées pour l’écologie. Quoi qu’il arrive, les journalistes de Reporterre seront là pour vous apporter des informations claires et indépendantes.

Les temps sont difficiles, et nous savons que tout le monde n’a pas la possibilité de payer pour de l’information. Mais nous sommes financés exclusivement par les dons de nos lectrices et lecteurs : nous dépendons de la générosité de celles et ceux qui peuvent se le permettre. Ce soutien vital signifie que des millions de personnes peuvent continuer à s’informer sur le péril environnemental, quelle que soit leur capacité à payer pour cela. Allez-vous nous soutenir cette année ?

Contrairement à beaucoup d’autres, Reporterre n’a pas de propriétaire milliardaire ni d’actionnaires : le média est à but non lucratif. De plus, nous ne diffusons aucune publicité. Ainsi, aucun intérêt financier ne peut influencer notre travail. Être libres de toute ingérence commerciale ou politique nous permet d’enquêter de façon indépendante. Personne ne modifie ce que nous publions, ou ne détourne notre attention de ce qui est le plus important.

Avec votre soutien, nous continuerons à rendre les articles de Reporterre ouverts et gratuits, pour que tout le monde puisse les lire. Ainsi, davantage de personnes peuvent prendre conscience de l’urgence environnementale qui pèse sur la population, et agir. Ensemble, nous pouvons exiger mieux des puissants, et lutter pour la démocratie.

Quel que soit le montant que vous donnez, votre soutien est essentiel pour nous permettre de continuer notre mission d’information pour les années à venir. Si vous le pouvez, choisissez un soutien mensuel, à partir de seulement 1€. Cela prend moins de deux minutes, et vous aurez chaque mois un impact fort en faveur d’un journalisme indépendant dédié à l’écologie. Merci.

Soutenir Reporterre

📨 S’abonner gratuitement aux lettres d’info

Abonnez-vous en moins d'une minute pour recevoir gratuitement par e-mail, au choix tous les jours ou toutes les semaines, une sélection des articles publiés par Reporterre.

S’abonner
Fermer Précedent Suivant

legende