Stimulées par le réchauffement climatique, des nuées de criquets dévastent la Sardaigne

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Climat Animaux AgricultureDepuis le mois de mars, les criquets prolifèrent en Sardaigne, mettant à mal l’agriculture insulaire. Outre le dépeuplement des campagnes, le réchauffement et l’assèchement climatiques jouent un rôle dans cette infestation.
- Vallée du Tirso (Sardaigne, Italie), reportage
« Voici ce qui reste d’un chou attaqué par les criquets [1], indique Giovanni en tenant dans sa main une tige verte, lisse et complètement exfoliée (les feuilles ont été mangées). On n’y croit pas. Une année entière de travail a été perdue. » Giovanni est un agriculteur de Bolotana, une petite ville située dans le centre de la Sardaigne. Sa ferme et quelque 200 autres ont été victimes d’une invasion de criquets qui ravage la vallée de la rivière Tirso depuis le mois d’avril. Plutôt que laisser tous ses légumes aux insectes, Giovanni a fait la récolte en avance et en a fait don à une association caritative.

Ces insectes, connus sous le nom de « criquets marocains » (Dociostaurus maroccanus), ont dévoré les pâturages, les terrains cultivés et ont envahi maisons et jardins. Des essaims de la même espèce avaient déjà causé des dégâts en 2019 sur une superficie de 2.000 hectares environ. « Mais, en un an seulement, la zone d’invasion a décuplé, atteignant entre 20 et 25.000 hectares. Et elle se développe encore, explique Alessandro Serra, président provincial de Coldiretti, la principale association d’agriculteurs italienne. Pour l’instant, il n’y a rien à faire pour sauver les pâturages, les criquets sont devenus trop gros, ils ont déjà des ailes. Ils peuvent donc migrer rapidement, en passant de champ en champ, et maintenant on ne peut plus les intercepter. »
« Nous avons dû mettre une moustiquaire sur la cheminée pour les empêcher d’entrer dans la maison »
Se nourrissant principalement de la partie la plus riche en protéines des plantes, les locustes privent les troupeaux des éléments les plus protéiques et nutritifs. « J’ai fauché mes pâturages pour les chasser, mais il en reste encore beaucoup. Je peux les voir grâce aux mouettes qui survolent mes terres : elles viennent ici pour chercher les insectes, et elles en trouvent beaucoup », dit Alessandro, un jeune berger. « L’année dernière, il y avait déjà des criquets, mais ils s’étaient arrêtés au bord de ma propriété, je n’ai pas eu de dégâts. Cette année, cependant, le jour où j’ai tondu les moutons, j’ai trouvé les murs extérieurs de ma maison complètement couverts par les essaims », dit-il. Alessandro possède un grand troupeau, qui s’est toujours nourri des pâturages de sa propriété. Cette année, cependant, les choses se sont passées différemment. « Si vous entrez dans le champ, vous voyez qu’il n’y a plus rien. Je laisse les brebis paître tous les jours, mais elles reviennent affamées. »

Riccardo, un berger du village de Orotelli, a eu le même problème et a dû acheter des balles de foin en Italie continentale pour nourrir ses animaux. Dans les abreuvoirs de son troupeau, un amas de criquets noyés confirme l’ampleur de l’invasion. « Nous avons également dû mettre une moustiquaire sur la cheminée pour les empêcher d’entrer dans la maison », explique-t-il, désespéré. Il a labouré ses champs pour détruire les œufs de criquets pondus pendant l’invasion, mais il n’a pas le courage d’investir dans une autre culture par peur d’une nouvelle invasion : « Je ne veux pas mettre de pesticides dans mes champs, je risquerais d’empoisonner mon propre troupeau. »

Cependant, les locustes ne sont pas un phénomène inconnu sur l’île. « Les Sardes les ont toujours combattues, par tous les moyens. Avec l’arsenic en 1900, avec les lance-flammes dans les années 1930. Immédiatement après la Seconde Guerre mondiale, une invasion majeure a nécessité l’intervention de toute la population et de l’armée », explique le professeur Roberto Pantaleoni, entomologiste à l’université de Sassari. Dans plusieurs villages de l’arrière-pays, les agriculteurs célèbrent encore saint Narcisse, patron des bergers, qui, dans le passé, « a sauvé les terres cultivées des criquets par un miracle », dit-il. Dans l’après-guerre, un coléoptère se nourrissant d’œufs de criquets a même été introduit pour contenir les infestations. « Environ 20.000 spécimens ont été collectés en Italie continentale et ensuite transportés ici », précise le professeur.

« Les températures ont une influence positive sur les populations de criquets »
À partir des années 1940, les invasions se sont progressivement atténuées, grâce aussi à la mécanisation agricole. Cependant, au cours des dernières années, la tendance s’est inversée à cause du dépeuplement progressif des campagnes. La superficie croissante des terres non cultivées crée des conditions optimales pour la ponte des insectes. « Aujourd’hui, les infestations sont plus limitées qu’auparavant mais cela ne signifie pas que le problème est moins grave, il est le même que par le passé, avec de sérieux dommages aux cultures et aux pâturages. Et comme l’économie de la Sardaigne se fonde sur l’élevage de brebis, les répercussions sont majeures », explique le professeur Ignazio Floris, entomologiste à l’université de Sassari.

Ignazio Floris a étudié les essaims de criquets qui se sont succédé ces deux dernières années, en identifiant les causes qui auraient favorisé leur infestation : outre le dépeuplement, les tendances climatiques à la hausse des températures ont joué un rôle clé. « Ces dernières années, nous avons observé en Sardaigne des conditions climatiques bizarres et particulièrement sèches au printemps et en été. C’est certainement l’un des facteurs qui ont favorisé ce phénomène d’infestation », explique l’entomologiste. « Les températures ont une influence positive sur les populations de criquets. D’une part, parce qu’elles affectent les conditions du sol et de la ressource en eau et que ces insectes ont besoin de sols arides et abandonnés pour y pondre leurs œufs. D’autre part, les criquets sont des animaux à sang froid et hétérothermes : plus la température est élevée, plus leur cycle biologique est accéléré. »

Avec la hausse des températures estivales et le dessèchement des champs qui en résulte, les criquets se dispersent désormais vers les cultures irriguées. L’agence régionale pour l’application des programmes agricoles est en train de cartographier la zone de l’invasion par système d’information géographique (SIG). « De cette manière, dans les terres touchées, il sera possible de détruire les sites de nidification l’année prochaine, avant l’éclosion des œufs », explique le directeur de l’agence régionale, Marcello Onorato. L’une des solutions les plus viables — puisque les agriculteurs de la région ne peuvent pas agir sur les tendances climatiques — consiste à labourer ces terres pour exposer les œufs aux intempéries et aux prédateurs naturels. Ce n’est que de cette manière qu’il sera possible d’éviter que l’année prochaine, au début du printemps, les criquets réapparaissent encore plus nombreux.
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