Titane : comment Airbus contourne le blocus de la Russie

Un Airbus A321 à l'aéroport de Moscou-Cheremetievo. - RIA Novosti archive, image #536427 / Valeriy Melnikov / CC-BY-SA 3.0 via Wikimedia Commons
Un Airbus A321 à l'aéroport de Moscou-Cheremetievo. - RIA Novosti archive, image #536427 / Valeriy Melnikov / CC-BY-SA 3.0 via Wikimedia Commons
Durée de lecture : 12 minutes
Ukraine Mines et métaux MondeVital à l’industrie aéronautique, le titane utilisé par l’avionneur français vient largement de Russie. Une dépendance assez importante pour convaincre les institutions européennes de renoncer à des sanctions. [1/2]
Titane, pétrole, fer, gaz, manganèse… Le contrôle des ressources fossiles et des minerais enfouis dans le territoire ukrainien est au cœur du conflit. Et prend la priorité sur l’environnement et les intérêts des populations. Le second volet de cette enquête : Un enjeu caché de la guerre en Ukraine : les matières premières.
Cette année, grâce à une commande de l’Arabie saoudite, Airbus devrait atteindre son objectif de livrer 700 avions, soit cent de plus que l’année dernière. Ce sont donc 58 avions par mois en moyenne qui seront sortis des usines de la première entreprise d’aéronautique mondiale. Parmi les métaux nécessaires à ces appareils, certains sont devenus incontournables : c’est le cas du titane. 14 % [1] de la masse d’un Airbus A350 (130 tonnes à vide) est constituée de ce métal aussi performant que l’acier, mais nettement plus léger et résistant à la chaleur et à la corrosion.
Également utilisé dans le spatial, le nucléaire et pour la production de missiles, de coques de sous-marins et de blindages balistiques, le titane métal [2] est majoritairement consommé par l’aviation civile et militaire. En dix ans, la demande de titane pour l’aéronautique a été multipliée par deux [3].

Le principal fournisseur d’Airbus en titane est Rostec, le conglomérat d’État de défense russe, qui fournit le matériel militaire actuellement utilisé en Ukraine. Son PDG, Sergei Chemezov, ex-membre du KGB et proche de Poutine, figure sur plusieurs listes de personnalités russes sanctionnées, ainsi que les membres de sa famille.
VSMPO-Avisma, la filiale de Rostec qui approvisionne Airbus et le groupe de défense Safran, devait faire partie de la liste des entreprises de défense russes sanctionnées par l’Union européenne. Mais en avril puis en juin, Guillaume Faury, PDG d’Airbus, a plaidé pour que VSMPO-AVISMA ne soit pas sanctionnée et a obtenu que l’entreprise soit retirée de la liste des entités visées par l’Union européenne.
Comment justifier une telle anomalie ? Selon le PDG d’Airbus, ces importations cruciales pour l’aéronautique ne représentent qu’une faible partie des revenus de l’économie russe : elles ont rapporté 415 millions de dollars en 2020.
« L’aérospatiale ne se porterait pas aussi bien dans un monde sans titane russe »
L’Allemagne et l’Espagne, dont les industries aéronautiques dépendent également du titane russe, ont soutenu cette position tandis que le constructeur étasunien Boeing a mis fin à ses importations dès le mois de mars.
Fin septembre 2022, lors d’une réunion d’information pour les investisseurs, le PDG d’Airbus assurait chercher d’autres fournisseurs, tout en déclarant que « l’aérospatiale ne se porterait pas aussi bien dans un monde sans titane russe ».
Cette filiale de Rostec est en effet plus qu’un simple fournisseur de métal pour Airbus. Non seulement 60 % du titane utilisé dans les avions d’Airbus est acheté auprès du conglomérat russe, mais leur partenariat a été renforcé depuis 2011 et intègre la production de pièces d’avion en titane.

Cette activité est organisée autour d’une zone économique spéciale appelée « Titanium Valley », située à Verkhniaïa Salda, dans l’Oural. Les entreprises y sont exonérées de taxes sur le foncier, le transport et l’immobilier, et les revenus sont imposés à 2 %.
En juillet 2014, six mois après l’invasion de la Crimée par l’armée russe, Figeac Aero — sous-traitant d’Airbus — signait avec VSMPO-AVISMA un accord de coopération pour l’usinage de composants en titane et la production de sous-ensembles finis et assemblés. « Figeac Aero est très honoré de cet accord de partenariat avec VSMPO-AVISMA », avait alors commenté son PDG Jean-Claude Maillard. En juin 2015, une délégation d’Airbus s’est rendue à Verkhniaïa Salda pour développer la coopération entre les entreprises.

Des pièces d’avions sont également produites pour Airbus par la Irkut Corporation d’Irkoutsk qui fabrique aussi les appareils militaires russes, par l’usine d’Hydromash à Nizhny Novgorod, et par Hamilton Standard-Nauka à Kimry. Contacté par Reporterre pour connaître le statut actuel de ces partenariats, Airbus a répondu : « Il ne nous est pas possible de divulguer les détails des accords contractuels avec nos fournisseurs, où qu’ils soient dans le monde. »
Des importations en hausse depuis le début de la guerre
On sait en revanche que les importations françaises de titane russe ont nettement progressé depuis le début de l’offensive en Ukraine cette année. Selon les services statistiques européens, en septembre, la France en a importé 128,5 tonnes, soit le double de ses importations du mois d’août, une information qu’Airbus n’a pas souhaité commenter.
On peut supposer que le groupe, comme les autres entreprises d’aéronautique et de défense européennes, tente de constituer des stocks au cas où les importations de métal de Russie deviendraient interdites.
Les industries occidentales d’aéronautique et de défense n’ont pas découvert en 2022 l’ampleur de leur dépendance au titane importé. Comme l’a rappelé récemment le Wall Street Journal, le département du commerce américain s’en préoccupe depuis des années, alertant sur la prépondérance des industries chinoises et russes dans ce secteur.
La Chine est la première productrice mondiale d’éponges de titane, un matériau poreux à partir duquel sont produits les alliages et les lingots. La Russie, elle, est le plus grand fournisseur mondial de titane de qualité aérospatiale.
Comme la Russie, l’UE convoite le titane ukrainien
Pour les entreprises européennes, l’approvisionnement en titane est tout aussi critique que pour les États-Unis, sinon plus : l’Europe en est la première importatrice mondiale [4]. Or le pays sur lequel elle compte depuis des années pour diversifier ses approvisionnements n’est autre que… l’Ukraine.
Dès 2014, après l’arrivée au pouvoir du gouvernement pro-occidental de Petro Porochenko, l’Union européenne a esquissé une coopération avec l’Ukraine sur les métaux, un groupe de travail s’est constitué en 2017, aboutissant en juillet 2021 à la signature d’un Partenariat stratégique sur les matières premières et les batteries. Il vise à intégrer la production minière et métallurgique ukrainienne aux marchés européens et à tirer parti de ses abondants gisements de titane, lithium, manganèse, graphite et terres rares.
L’accord indique qu’il s’agit « d’assurer un approvisionnement viable de métaux critiques pour la transition énergétique et numérique » et « des écosystèmes industriels clés comme l’aérospatiale, l’électronique, la santé et la construction » afin de « préserver la compétitivité et la résilience de nos industries ».
Classée parmi les dix principaux pays au monde pour ses réserves en minerais de titane, abritant une quarantaine de gisements, l’Ukraine est aujourd’hui sixième productrice mondiale de ce métal. Ses principales mines d’ilménite et de rutile — minéraux servant à produire les concentrés de titane — se trouvent à Irshansk, au nord-ouest de Kiev, et à Vilnohirsk, au nord de Zaporijia.

Ces concentrés sont ensuite soit transformés dans l’usine de magnésium-titane de Zaporijia (ZMTC) pour produire des éponges de titane notamment destinées à l’aéronautique, soit transformés dans l’usine Crimea Titan d’Armyansk, en Crimée, pour produire du dioxyde de titane utilisé comme agent de blanchiment dans les peintures, les cosmétiques, le papier, etc.
Constituée pendant l’ère soviétique, l’industrie du titane ukrainienne fournissait alors l’URSS à 90 %. Jusqu’au début du conflit avec la Russie, l’Ukraine est restée le principal fournisseur de la VSMPO-Avisma, filiale de Rostec.
Sous les gouvernements prorusses de Leonid Koutchma (2000-2005) puis de Viktor Yanoukovitch (2010-2014), le groupe DF dirigé par Dimitri Firtash, proche de Poutine, géant de la chimie et de la métallurgie, a réalisé d’importants investissements dans le secteur du titane ukrainien en cours de privatisation.
À partir de 2004, DF est devenu actionnaire de l’usine Crimea Titan et des mines d’Irshansk et de Vilnohirsk dont il détenait 100 % des parts en 2012. En 2013, il s’est associé à la société minière d’État ukrainienne (UMCC) pour développer l’usine de magnésium-titane de Zaporijia, la ZMTC.
Mais le basculement pro-occidental déclenché en 2013 par les grandes manifestations pro-européennes en Ukraine, dites « EuroMaïdan », a contrarié les intérêts de DF. Suite à son rapprochement avec l’Europe, l’État ukrainien a écarté les investissements russes.
Vapeurs toxiques
En 2014, les mines d’Irshansk et de Vilnohirsk ainsi que Crimea Titan ont été renationalisés (alors que l’Ukraine mène une politique de privatisations). Au début de la même année, l’invasion de la Crimée par la Russie a redonné à DF le contrôle de la Crimea Titan, située à la frontière entre la Crimée et le Kherson.
En représailles, l’État ukrainien a privé l’usine de son approvisionnement en minerais de titane et de l’accès à l’eau douce du canal de Crimée. En août 2018, la chaleur et l’absence d’eau auraient provoqué l’évaporation d’une cuve d’acide de l’usine, enveloppant le port d’Armyansk dans un nuage de vapeurs toxiques qui a nécessité l’évacuation de 4 000 enfants — un accident dont Moscou et Kiev s’accusent mutuellement.
Les mines de titane sont actuellement exploitées (au ralenti du fait des coupures de courant et du blocage des ports) pour partie par l’UMCC, l’entreprise d’État ukrainienne, et pour partie par l’entreprise ukraino-étasunienne Velta Resources.
Quant à l’usine de magnésium-titane de Zaporijia (ZMTC), le Bureau anti-corruption de l’Ukraine a entamé en 2014 des poursuites contre le PDG de la filiale de DF, finalement limogé en 2020. En novembre 2021, la cour d’appel d’Ukraine a renationalisé l’entreprise, vraisemblablement pour la soustraire aux investisseurs russes, et le géant minier Glencore pourrait la racheter à la faveur d’une prochaine privatisation.

Aujourd’hui, dans la vallée du titane russe, la VSMPO-Avisma s’est rabattue sur des importations du Kazakhstan, du Vietnam et du Mozambique pour fournir ses clients comme Airbus et le reste de l’aéronautique européenne. Mais selon un négociant cité par ArgusMedia, VSMPO connaîtrait de sérieux problèmes d’approvisionnement en minerai de titane.
La Russie à la recherche de sa puissance
Cet exemple montre à quel point le partenariat entre l’Ukraine et l’Union européenne contrarie l’ambition de la Russie de « retrouver le statut de grande puissance industrielle et exportatrice de métaux qu’elle avait à l’ère soviétique », comme l’a noté une analyste du Carnegie Institute.
De fait, cette ambition se heurte violemment aux politiques d’approvisionnement en métaux que l’Europe et les États-Unis ont lancées depuis la crise des terres rares en 2010 pour s’affranchir de leur dépendance à la Chine et à la Russie. Comme le Mali, la République démocratique du Congo et la Centrafrique, l’Ukraine est devenue un terrain d’affrontement de la ruée sur les matières premières. C’est l’objet du second volet de cette enquête : Un enjeu caché de la guerre en Ukraine : les matières premières.