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ReportageMines et métaux

Un projet de carrière dans le Cantal menace un écosystème rare

La zone humide de Nouvialle est menacée par deux projets de carrières.

En Auvergne, une zone humide exceptionnelle est menacée par un projet de carrière. Extraire de la diatomite, une roche millénaire, va déranger les animaux et abîmer les ressources en eau.

Narse de Nouvialle (Cantal), reportage

Les monts du Cantal sont jaunis par la sécheresse et la planèze [1] de Saint-Flour surchauffe. Sur cette grande coulée basaltique fertile, quelques parcelles sont encore verdoyantes. Jean-Jacques Carrier désigne ses vaches allaitantes et ses 60 hectares de prairies : « Il y a toujours de l’herbe dans la narse [marécage] de Nouvialle, même les années sèches. C’est humide, ça repousse toujours. » Cette cuvette de 400 hectares sur un ancien lac volcanique fait partie d’une série de zones humides dispersées sur la planèze, considérées comme les plus remarquables d’Auvergne et inscrites au réseau européen Natura 2000. Ici, à 1 000 mètres d’altitude, le paysage change au fil des saisons. Inondé l’hiver, c’est un espace agricole l’été. « C’est un bassin qui retient l’eau et qui la libère petit à petit », résume Gilbert Chevalier, le maire de Tanavelle qui, avec Roffiac et Valuéjols, est l’une des trois communes de la narse.

© Gaëlle Sutton/Reporterre

Cette zone humide est convoitée par deux multinationales, Imerys et Chemviron. Leur projet ? Y exploiter une carrière. Le sous-sol y est composé de diatomite sur 40 à 60 mètres d’épaisseur, une roche constituée de diatomées fossiles, petites algues dont les dépôts datent de 10 millions d’années. Une terre dont l’industrie agroalimentaire est friande pour ses capacités de filtrage.

Le flûteau nageant est une plante aquatique témoignant d’une bonne qualité d’eau. © Élie Ducos / Reporterre

Les deux industriels sont déjà installés dans le Cantal, sur la carrière de Foufouilloux, près de Murat, à 11 kilomètres de là. Problème : exploité depuis plus d’un siècle, le gisement s’épuise. Il reste environ six ans pour Imerys, un peu plus pour Chemviron. Une nouvelle carrière de 10 hectares (soit une trentaine d’hectares en comptant le stockage) est donc envisagée en 2027. « Le gros problème, ici, c’est l’eau, dit Jean-Jacques Carrier. La narse nous protège des crues, et le ruisseau est en eau toute l’année, ça nous sauve les bêtes pendant trois mois. » Pour protéger la zone humide, le Collectif pour la narse de Nouvialle s’est créé en 1995. Il compte aujourd’hui mille membres et une douzaine d’associations.

Difficile de trouver des alternatives aussi puissantes

Le site de Nouvialle est « un gisement exceptionnel, explique François Gueidan, directeur de l’usine Imerys de Murat. Il n’a pas d’équivalent connu exploitable en Europe. » Ailleurs, comme au Danemark, des gisements de moins bonne qualité sont utilisés pour fabriquer de la litière pour chats. Point de cela pour la diatomite de Murat. « Notre volonté, c’est de l’utiliser pour des applications nobles : hospitalier, médical, alimentaire et pharmaceutique. Aucun autre gisement en Europe n’est capable de fournir ces marchés-là », insiste François Gueidan. Alors que 20 % de la diatomite est utilisée pour la chimie du vivant, 80 % va vers l’agroalimentaire et les cosmétiques. Les chiffres donnent le tournis : les 62 000 tonnes extraites chaque année de la carrière actuelle donnent 20 000 tonnes de produit fini (la « terre de diatomée »), qui permettent de filtrer 400 000 litres de plasma sanguin, mais aussi des dizaines de millions de litres de parfum, de cidre, de vin, de jus de fruits et même près de 5 milliards de litres de bière par an. Il suffit de 150 grammes de diatomite pour filtrer 100 litres de liquide.

La carrière de Foufouilloux, actuellement en exploitation. © Élie Ducos / Reporterre

Difficile de trouver des substituts aussi efficaces. Il existe d’autres méthodes, comme les filtres en céramique, mais qui ne permettent pas, pour le moment, de traiter de grandes quantités. D’où la proposition du collectif : se recentrer sur les utilisations réellement indispensables, à savoir le médical, qui représentent 3 à 5 % du total des usages. « Aujourd’hui la gestion de la ressource en eau est d’intérêt général, au même titre que la filtration des plasmas sanguins, tranche Christophe Vidal, le maire de Valuéjols. Soit on réagit et le reste de la carrière actuelle permet de tenir pendant des dizaines d’années, soit on importe ». La présidente de Saint-Flour Communauté, Céline Charriaud, va dans le même sens : « Soit on considère que les sujets d’eau, de transition énergétique, écologique, de maintien de la biodiversité, d’agriculture qualitative sont des sujets d’intérêt général qui transcendent tout le reste. Soit on considère que l’activité minière est supérieure à ça », déclarait-elle à l’AFP le mois dernier.

Le site abrite des loutres et des milliers de crapauds calamites

Autour de la narse, les milans royaux patrouillent, quelques busards Saint-Martin et cendrés chassent bas au-dessus des prairies et une famille de pies-grièches grises volette sur les piquets de clôture. Aux aguets, Mathis Vérité pose sa longue-vue à l’ombre d’un saule. « L’élevage et l’agriculture permettent d’entretenir les milieux, dit le chargé de mission à la Ligue pour la protection des oiseaux Auvergne-Rhône-Alpes. Sans l’élevage extensif, tariers des prés, courlis cendrés, pies-grièches grises… il n’en resterait plus ». Des cris flûtés de courlis cendré retentissent : trois oiseaux se posent au milieu de la narse dans la lumière déclinante du début de soirée. En lien avec les agriculteurs, la LPO intervient dans la protection des nids de ce grand limicole qui niche dans les prairies humides. La narse en accueille sept à neuf, parmi les derniers du Cantal. « Ce printemps, on a trouvé trois nids dans un rayon de 250 mètres autour de là où ils veulent creuser », pointe Mathis Vérité. En plus des 150 espèces d’oiseaux, le site abrite des loutres et des milliers de crapauds calamites, ainsi que le flûteau nageant, une plante aquatique témoignant d’une bonne qualité d’eau.

La narse accueille sept à neuf nids de courlis cendrés, parmi les derniers du Cantal. © Élie Ducos/Reporterre

« Il y a des investissements publics conséquents avec Natura 2000. Si la carrière se faisait, ce serait l’échec d’une politique européenne », analyse Christophe Grèzes, l’un des porte-parole du collectif. L’ornithologue et écrivain Philippe J. Dubois connaît bien la narse. Joint par Reporterre, il évoque les souvenirs de « centaines de vanneaux et de pluviers dorés, parmi lesquels, parfois, déambulent des grues cendrées. En avril, si l’eau s’est maintenue, ce peut être un festival de migrateurs, limicoles et canards, qui stationnent ici pour quelques jours, avant de reprendre leur route vers le Nord ». « La narse de Nouvialle, elle a encore ce truc-là », conclut Mathis Vérité. Un truc magique.

Des hiboux des marais. © Christophe Grèzes

La question de la biodiversité préoccupe Imerys, assure la firme, qui promet un retour à l’état naturel après exploitation. « On fait une cicatrisation du milieu, soutient François Gueidan. Mais c’est aberrant de dire qu’on va recréer le milieu à l’identique. » Le gisement près de Murat, un ancien cratère de 1,5 kilomètre de diamètre, est exploité petit à petit par des carrières qui sont successivement rebouchées et « renaturées » par des actions de génie écologique, pendant que d’autres sont ouvertes, et ainsi de suite. Il faut bien admettre que le résultat est visuellement frappant : en apparence, pas grand-chose n’indique une carrière ancienne. En revanche, la « renaturation » est beaucoup moins convaincante d’un point de vue des fonctionnalités écologiques. « L’intégralité de la narse sera détruite », affirme Christophe Grèzes, du collectif pour la narse de Nouvialle, qui redoute qu’Imerys et Chemviron ouvrent des carrières au fur et à mesure de l’épuisement du gisement.

Un projet de territoire durable pour compenser la perte d’emplois

Stratégie : le contrôle foncier. Imerys et Chemviron sont en effet propriétaires d’une centaine d’hectares de parcelles sur l’ensemble de la narse, acquises il y a quarante ans. La communauté de communes a demandé, il y a deux ans, le classement du site en arrêté préfectoral de protection de biotope (APPB). « Le préfet a fait savoir qu’il ne signerait pas, déplore Mathis Vérité. C’est une décision trop politique qui se prendra au niveau national. » Après avoir déposé sans succès un recours gracieux, les trois communes et la communauté de communes viennent de déposer un recours contentieux contre le schéma régional des carrières, adopté fin 2021.

Mathis Vérité observe les busards et les pies-grièches. « Beaucoup de gens se sont faits à l’idée car le projet infuse depuis 40 ans. Il n’y a pas de tradition de contestation dans les populations locales ». © Élie Ducos / Reporterre

Au-delà de la préservation de la narse, le collectif travaille sur un projet de territoire durable qui pourrait compenser la perte d’emplois chez les industriels. « Cette question nous préoccupe, assure Christophe Grèzes. On veut coconstruire un nouveau projet économique durable valorisant et bénéfique pour le territoire. » Naturalistes, chasseurs, pêcheurs, agriculteurs, professionnels du tourisme… « On veut rassembler tous ces horizons autour d’une même cause », expose-t-il. Pour le maire de Tanavelle, « l’emploi, c’est un faux problème : n’en perdrait-on pas plus si la carrière se faisait ? », évoquant l’agriculture et le tourisme. Alors que Météo France constate des déficits de précipitations récurrents sur la planèze de Saint-Flour, l’importance de la narse de Nouvialle sur la ressource en eau et l’économie agricole se fait grandissante. « Je ne suis pas contre les carrières, mais ce projet-là est mal placé, ça va déchirer la planèze, résume Jean-Jacques Carrier. C’est un endroit qu’il faut laisser tranquille. » La prochaine fête de la narse aura lieu le 4 septembre. Quant au dossier de demande d’exploitation pour la carrière, il sera déposé fin 2023.

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