Une usine alimentée au... charbon s’installe en Moselle

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Alors que le gouvernement a annoncé la fin des centrales à charbon d’ici à 2022, une usine de fabrication de laine de roche alimentée au coke est en construction en Moselle. Un collectif de riverains se mobilise au nom de la préservation de la santé et de la lutte contre les émissions de gaz à effet de serre.
- Illange (Moselle), reportage
Les habitants avaient fini par ne plus prêter attention au ballet incessant des voitures sur la très fréquentée autoroute A31 qui longe leur petite commune d’Illange. C’est là, à quelques kilomètres de la frontière luxembourgeoise et dans le cœur historique de la sidérurgie sinistrée, que la société Knauf Insulation, filiale du géant des matériaux et systèmes de construction, a décidé d’installer sa toute nouvelle usine de fabrication de laine de roche, alimentée par un mélange de charbon et d’autres combustibles ainsi que par du fioul.
Le procédé : plusieurs matières premières (basalte, dolomie, coke, ciment, bauxite, fructose…) sont mises en fusion, avant d’être traitées chimiquement pour être transformées en fibre. Les gaz issus de la combustion sont ensuite évacués par les cheminées après filtrage. « C’est un haut-fourneau », observe Guy Vignard, 68 ans.

Depuis des mois, le président du collectif Stop Knauf Illange (SKI), tracte, manifeste, décortique les publications de Knauf Insulation et les déclarations de ses représentants, menant une bataille des chiffres. Désormais, c’est devant le tribunal administratif de Strasbourg que le collectif et d’autres riverains contestent l’arrêté préfectoral autorisant l’exploitation de l’usine.
« En fait, en produisant la laine de roche, nous investissons pour l’avenir »
Première raison de cette farouche opposition des quelque 350 membres de l’association, l’utilisation annuelle de 17.560 tonnes de coke, un mélange de différents types de charbon, auquel on ajoute du fioul, qui sera acheminé par camion depuis la République tchèque.
« C’est la pire version du charbon », résume Guy Vignard, qui a appris l’installation de l’usine dans Le Républicain lorrain, en mai 2018. En octobre 2018, le ministre de la Transition énergétique, François de Rugy, s’était pourtant rendu à la centrale Émile-Huchet, à Saint-Avold, à une cinquantaine de kilomètres de là, pour confirmer sa fermeture d’ici 2022, comme celle des trois autres dernières centrales à charbon de France.
« Le principal concurrent de Knauf, le Danois Rockwool, a un projet d’implantation à côté de Soissons [Aisnes] qui fonctionnera à la fusion électrique », note Guy Vignard. « Et c’est pour produire le même matériau au même tonnage », ajoute Nicolas, lui aussi mobilisé au sein de SKI. « Knauf a répondu que [la fusion électrique] n’était pas envisageable. » C’était pourtant l’une des recommandations de la mission régionale d’autorité environnementale (MRAe), qui a rendu un avis favorable à l’installation : « Rechercher les solutions de substitution d’énergies fossiles par des énergies non fossiles, voire renouvelables. »

Malgré tout, l’entreprise soutient que « le projet permettra d’améliorer la qualité de l’air et diminuera les émissions de CO2 ». « En fait, en produisant la laine de roche, nous investissons pour l’avenir », dit Knauf Insulation. L’entreprise considère que « les émissions de CO2 de l’usine d’Illange seront compensées, dès la première année, par les économies d’énergie de chauffage enregistrées par les bâtiments dans lesquels notre isolant sera utilisé ».
Knauf assure que les isolants d’origine naturelle, tels que la laine de chanvre, de lin ou encore les fibres de bois n’ont pas nécessairement un effet environnemental plus faible que la production de laine de roche, notamment en raison de l’utilisation d’additifs chimiques (pour améliorer leur résistance au feu) ou de pesticides.
Bien décidé à démarrer la production annuelle de 110.000 tonnes de laine de roche dès septembre 2019, Knauf commence déjà à embaucher et les travaux avancent rapidement. Une fois mises en service, les deux cheminées émettront chaque année 71.000 tonnes de CO2 auxquels s’ajouteront 280 tonnes d’oxyde de souffre, 100 tonnes d’oxyde d’azote, 168 tonnes d’ammoniac, 144 tonnes de poussières, 28 tonnes de phénol, 14 tonnes de formaldéhyde, 84 tonnes de composés organiques volatils (COV) associés à du benzène, et des métaux lourds, notamment de l’arsenic… Autant de produits « dispersés » et insuffisamment réduits à la source, selon le collectif.
« Depuis des années, nous faisons des efforts sur notre territoire pour tenter de réduire les taux de pollution dans l’atmosphère, et là, on va faire l’inverse »
Un avis partagé par la ville de Differdange, au Luxembourg. C’est là que l’usine devait s’implanter, avant que l’idée soit abandonnée en 2015. L’entreprise Knauf misait sur la dispersion des rejets dans l’atmosphère pour atteindre des seuils « jugés négligeables » au niveau du sol, ce que n’a pas accepté le conseil municipal. L’abandon du projet luxembourgeois alimente la méfiance de certains riverains à l’égard de l’industriel, confortant le maire de Distroff, Salvatore la Roca, dans son avis défavorable au projet. « Depuis des années, nous faisons des efforts sur notre territoire pour tenter de réduire les taux de pollution dans l’atmosphère, et là, on va faire l’inverse », déplore-t-il.
L’élu est particulièrement préoccupé par les émissions de PM2.5 [1], incluant des particules très fines qui se nichent dans les alvéoles pulmonaires. « C’est l’exposition lente, régulière et chronique qui est la plus grave pour la santé », remarque Salvatore la Roca, craignant que les rejets de cette nouvelle usine viennent s’ajouter à ceux accumulés dans le secteur. « Combien de veuves au village ont vu leur mari mourir avec un appareil respiratoire ces dernières années, parce qu’ils ont tous ramassé des cochonneries à l’usine ? » s’interroge-t-il.

De son côté, Knauf tente de rassurer : « Les conclusions de l’Apave [le laboratoire mandaté par Knauf pour réaliser les mesures] sont claires : il n’y aura pas d’impact sur la santé de la population. » Ces émissions sont des maximums et elles respectent les limites règlementaires françaises et européennes, ainsi que les recommandations de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), insiste le fabricant. Il a d’ailleurs obtenu des avis favorables de tous les organismes de contrôle chargés d’analyser son dossier.
De plus, la zone la plus touchée par les retombées d’émissions polluantes « ne contient aucune habitation », insiste-t-il, schéma à l’appui.
« Ça fait 100 ans qu’on est la poubelle de la France »
La « zone d’impact maximale » est située dans le bois de Yutz, où se trouve un parcours de santé emprunté par de nombreux riverains. Quant à l’école maternelle et au stade, respectivement à 350 et à 100 mètres du site, ils seraient largement épargnés.
« S’il y a des émanations, elles retomberont de toute façon aux alentours. Il y a certes des vents dominants, mais ils tournent. Tout le monde sera affecté à des degrés plus ou moins importants », déclare Jean-Pierre Vouin, le maire de Stuckange, favorable au projet, mais sous conditions.
Pour Anne, qui habite près des usines depuis son enfance, c’est la pollution de trop. Elle est persuadée que ses problèmes de thyroïde, dont le traitement l’oblige à se déplacer en fauteuil roulant et en béquilles, sont liés à la présence de produits toxiques dans l’environnement. « On a déjà la centrale nucléaire de Cattenom qui nous empoisonne », soupire la mère de famille.

Non loin de là, des fumées se dégagent abondamment d’un site de production d’acier pour automobiles détenu par ArcelorMittal, à Florange. Le groupe possède aussi une cokerie à Sérémange-Eszange, toute proche. Dans la région, les nombreuses friches industrielles témoignent du passé sidérurgique flamboyant de ce département de la Lorraine.
« Ça fait 100 ans qu’on est la poubelle de la France », s’indigne Nicolas. Sur sa maison à Illange, il affiche son opposition à l’installation de l’usine. « Il y a des usines historiques qui sont là depuis des dizaines d’années, concède-t-il, mais on en savait moins à l’époque sur ce qu’on rejetait. Maintenant qu’on sait, pourquoi on continue ? »
Pour Danièle, une autre Illangeoise membre du SKI, cette implantation est incompréhensible. « On est déjà l’un des départements où il y a le plus de maladies respiratoires : asthme, bronchites, bronchopneumathie chronique obstructive (BPCO)… », dit-elle.
L’installation d’une usine signifie « forcément impact sur l’environnement », mais « il faut faire des choix »
En effet, selon une étude menée entre 2011 et 2013 par l’agence régionale de santé (ARS), dans le Grand Est le taux de mortalité lié à ces affections est déjà supérieur de 14 % à celui de la France métropolitaine. La Moselle est le département le plus touché de la région. Parmi les causes mentionnées par l’ARS, on trouve le tabac, mais aussi la pollution atmosphérique.
Sur ce terrain de 100 hectares inoccupé depuis 20 ans, les « anti-Knauf » s’attendaient à voir naître un projet non polluant. Guy a d’ailleurs conservé les coupures de presse de l’époque.
Le fiasco du projet TerraLorraine, il y a quelques années, a laissé des traces. Des investisseurs chinois prévoyaient de construire un grand centre d’affaires sur ce terrain. Un échec pour le maire d’Illange, Daniel Perlati, qui se réjouit de l’arrivée de l’usine Knauf : « 110 millions d’investissements, des créations d’emplois et la taxe foncière, qui rapportera 190.000 euros » à sa commune. Il souligne que l’installation d’une usine signifie « forcément impact sur l’environnement », mais qu’« il faut faire des choix ». « Les villes se meurent parce qu’on a perdu la sidérurgie et les mines, s’attriste le Mosellan, je veux créer de l’activité chez nous et on ne peut pas faire que du tertiaire. »
« On en a toujours respiré des poussières d’usines, on est toujours là ! lance de son côté Michèle, qui habite la région depuis toute petite et s’est installée à Kuntzig il y a 35 ans. Quand on était jeune, les hauts-fourneaux tournaient à plein régime, tout le monde avait du boulot, se souvient-elle, maintenant, on pleure parce qu’il n’y a plus d’emploi et quand on veut en créer, on fait des histoires ! »
Puisque l’usine n’occupera que 16 hectares sur les 100 de la mégazone, Michèle espère que cette installation fera venir d’autres entreprises. Mais, « qui va s’installer à côté d’une usine qui pollue ? Une autre usine qui pollue ! » prévoit Salvatore la Roca. Et même si Knauf assure ne pas avoir d’autres projets d’investissement pour l’instant, Mark Leverton, le directeur général de Knauf Insulation pour l’Europe de l’Ouest, voit loin : « Il reste de la place, nous en sommes conscients, donc nous espérons pouvoir croître dans un avenir proche. » Au sein du collectif SKI, « on a peur que ça devienne un Knauf Land ».
- Le 6 mai 2019, les opposants ont bloqué le chantier de construction de l’usine. Reportage en vidéo