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« Naviguer me fait du bien » : à Brest, la mer pour se reconstruire

L’association brestoise « La Mer est à vous » permet à des personnes en grande difficulté professionnelle et sociale d’apprendre à naviguer et de retrouver un emploi. L’occasion, avant tout, de se reconstruire.

Brest (Finistère), reportage

En ce début d’automne, les feuilles virevoltent sur la rade de Brest. À l’aube, des pêcheurs déchargent des chalutiers remplis de poissons, qui finiront sur les marchés le jour-même. Des bateaux de plaisance partent en mer, d’autres reviennent, dans un ballet incessant. La pluie battante ricoche sur les coques des voiliers. Secouées par le vent, les drisses – les cordages servant à hisser la grand-voile – claquent sur les mâts.

Devant les locaux du Brest Bretagne Nautisme, huit matelots en herbe se préparent à la hâte. La météo annonce 20 nœuds de vent (37 km/h), vitesse à partir de laquelle les marins commencent à se faire prudents. Aucun d’entre eux n’a vécu un temps si capricieux depuis leur arrivée ici. Une fois équipés, ils rejoignent leur voilier, un monocoque de 9 mètres à deux mâts.

« Ce groupe casse l’image bourgeoise du bateau. Ici on est loin de tout ça. On prouve que naviguer n’est pas que pour les riches », précise fièrement le capitaine Arnaud. © Paul Boyer / Reporterre

Ces huit mousses participent depuis le 19 septembre au programme annuel de l’association La Mer est à vous, créée en 2019 par la Fédération française de voile et le Brest Bretagne Nautisme. Cette association permet à ses membres de découvrir les métiers maritimes afin de les aider à trouver leur voie. Âgés de 18 à 46 ans, tous sont en très grande difficulté professionnelle et sociale.

Ils sont demandeurs d’emploi longue durée, bénéficiaires du RSA ou encore totalement hors des radars. Pendant six mois, trente-cinq heures par semaine, ils apprennent les bases de la navigation, passent le permis côtier et découvrent tous les métiers liés au monde de la mer : marin, moniteur de nautisme, cuisinier, chauffagiste, etc.

Tous ces marins ont des vies cabossées

À peine sorti du port, tout le monde s’active. Le voilier s’incline brutalement à 180 ° sur le flanc gauche, de l’eau rentre dans les bottes jusqu’aux chevilles. « Ça castagne aujourd’hui, j’espère que vous avez fait vos étirements ce matin ! Ça va être sportif », lance, rieur, Arnaud, moniteur principal de l’association. À chaque creux de vagues, on s’accroche. Chacun connaît son poste, les plus aguerris guident les novices. Au bout d’une demi-heure, la baie de Brest paraît bien loin.

Tous ces marins ont des vies cabossées. Ces six mois de formation sont, comme certains l’assurent, leur dernière chance pour se réinsérer. En pleine mer, ils rigolent et se chambrent, comme s’ils se connaissaient depuis toujours. Le plus jeune, Mahe [*], a tout juste 18 ans. Originaire de Mayotte, il n’avait pas de logement il y a encore quelques jours. Pendant des semaines, il dormait dans une voiture et arrivait épuisé au cours de navigation. Martin [*] est quant à lui en semi-liberté et doit pointer chaque semaine chez le Service pénitentiaire d’insertion et de probation (Spip).

La rade de Brest à l’aube. La pluie battante ricoche sur les coques des voiliers. © Paul Boyer / Reporterre

À la barre, un homme silencieux scrute l’horizon avec un franc sourire. En mer, Tamar [*] peut enfin s’échapper de son passé. Cet ancien capitaine des forces spéciales géorgiennes a combattu durant la seconde guerre d’Ossétie du Sud en 2008. Une cicatrice de plusieurs dizaines de centimètres à l’arrière de son crâne témoigne de cette période douloureuse. Aujourd’hui réfugié politique, il est loin de son ancienne vie où il dirigeait plus de 3 000 soldats. « J’ai dû fuir mon pays mais je suis chanceux d’être arrivé à Brest avec ma femme et mes enfants. J’adore naviguer, ça me fait du bien », dit-il rempli de joie. Autant de profils souvent délaissés par les services sociaux et Pôle emploi.

Ces matelots sont demandeurs d’emploi longue durée, bénéficiaires du RSA ou encore totalement hors des radars. © Paul Boyer / Reporterre

Johnny n’a pas le baccalauréat. Curieux et toujours volontaire sur le pont, il a entendu parler de cette formation par la mission locale. « J’aimerais être skipper et transporter des gens d’un point A à un point B. Je vais y arriver, j’aime la mer », explique timidement le garçon. En pleine accalmie, une rafale gonfle soudain la voile. Les ordres d’Arnaud font sursauter tout l’équipage. « Plus on s’active, moins on subit ! », « Johnny, dépêche-toi », crie-t-il. Originaire d’un milieu modeste brestois, il tient à démocratiser les métiers de la mer auprès d’un public qui ne sent pas légitime à prendre la barre.

« Ce groupe me fait quelque chose », dit-il ému. « Ça casse l’image bourgeoise du bateau. Ici, on est loin de tout ça. On prouve que naviguer n’est pas que pour les riches. En plus, ils sont bons ! La météo est terrible, mais ils s’en sortent. » Cette espèce de famille ne laisse personne de côté. Emmitouflé dans son épais anorak, Damien [*] revient de très loin. Ses yeux bleus analysent chaque mouvement, sans dire un mot. Son allure et son bonnet lui donnent un air de commandant Cousteau. Interné en hôpital psychiatrique durant l’été 2023, il est sorti début septembre, pile à temps pour commencer la formation.

Pendant six mois, 35 heures par semaine, ils apprennent les bases de la navigation, passent le permis côtier et découvrent tous les métiers liés au monde de la mer. © Paul Boyer / Reporterre

De retour sur la terre ferme, place aux activités de l’après-midi. Cours sur le permis côtier, bases de la cartographie, premiers secours, tout y passe. Dans une salle avec vue sur le port, chaque participant étudie studieusement le code maritime. Arnaud explique les marées, l’échelle de Beaufort – utilisée pour décrire l’état de la mer, du vent et des vagues – et, aussi, comment récupérer une personne tombée à l’eau.

Les métiers de la mer représentent 2 % de l’emploi en France. Chaque année, 100 000 offres en moyenne sont proposées, et les candidats sont rares. Mais le but du programme est avant tout un retour à l’emploi, quel qu’il soit.

« On essaie de refaire germer de la confiance en eux »

Isabelle Plessis est la directrice de Brest Bretagne Nautisme et du programme La Mer est à vous. D’origine nantaise, cette ancienne monitrice de voile est très fière d’avoir suscité une appétence pour les métiers de la mer chez des personnes éloignées du monde de l’emploi. « Quand ils arrivent ici, ils se sentent inférieurs, nuls et inutiles. On essaie de refaire germer de la confiance en eux. » Au-delà de la navigation, La Mer est à vous veille à ce que chaque participant s’intègre dans la société. « On les aide à lever des freins : le logement, comment faire valoir ses droits, comment prendre le bus ou acheter des médicaments. »

Cette gestion est aussi encadrée tous les jours par Arnaud. « J’ai clairement un rôle d’éducateur avec eux. La ponctualité par exemple, c’est la base dans le monde professionnel, mais certains ne l’ont pas encore intégré. » Pendant deux jours, les 30 novembre et 1er décembre, tout cet équipage partira naviguer jusqu’à l’Île de Sein, située à 3,7 milles nautiques (7 kilomètres) de la pointe du Raz. « J’ai hâte, ça va les obliger à s’organiser pour la nourriture, les cordages et toute la gestion du voilier », se réjouit Arnaud.

Isabelle Plessis, directrice de Brest Bretagne Nautisme, est une ancienne monitrice de voile. © Paul Boyer / Reporterre

En fin de journée, face à deux catamarans imposants, Jean-Louis, 46 ans, médite calmement. Il est né à La Rochelle, à quelques kilomètres de la mer. Unique marin de formation du groupe, il tient cet amour pour l’océan de ses parents adoptifs. « Une famille de marins, je ne pouvais pas vivre loin de l’eau », philosophe-t-il face au coucher de soleil. Toute sa vie durant, il multiplie les petits boulots et enchaîne les infortunes. Au détour d’une conversation sur la baie de Brest, il a entendu parler de La Mer est à vous et s’est inscrit. « C’est la meilleure chose qui me soit arrivée. »

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