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ReportageNumérique

À Marseille, la démesure des data centers

Dans le data center MRS3 de Digital Realty, à Marseille.

Les data centers se multiplient à Marseille, centre du transit de données numériques en France. Très gourmands en électricités, ils sont vivement critiqués.

Marseille (Bouches-du-Rhône), reportage

« Quoi ?! Il y a des milliers de données stockées dans ce vieux bâtiment ?! » Ce chauffeur de bus marseillais n’en revient pas mais tous les jours, et ce depuis des années, il passe à côté d’une ancienne base allemande de sous-marins reconvertie en data center [1].

De l’extérieur, cet édifice de la Seconde guerre mondiale niché dans le port de Marseille ressemble à un immense hangar en béton marron. Nommé MRS3, il est le troisième centre de données implanté par la société Digital Realty France, à Marseille. La société en compte désormais quatre. Peu connue du grand public, cette activité ancrée dans la ville phocéenne la positionne pourtant à la septième place sur l’échelle mondiale des hubs numériques. Elle devrait même se hisser dans le top cinq d’ici l’an prochain.

Les compagnies de data centers visent des espaces proches de la Méditerranée pour être le plus près possible du point d’arrivée des câbles internet sous-marins. © Digital Realty

À l’intérieur de cette base, d’immenses couloirs sans âme desservent des dizaines de salles fermées par de larges portes sécurisées, parfois gardées par un vigile dépêché par les clients soucieux de renforcer la sécurité de leur matériel. Derrière ces portes, des milliers de baies informatiques [2] enfermées dans des cubes où la température est maintenue entre 25 et 27 °C.

En tout, 7 100 m² de matériel informatique, à peu près la taille du stade Vélodrome, sont stockés dans cet édifice, où résonne un bourdonnement permanent. Des clients internationaux comme Microsoft, Amazon, Google, et Facebook y côtoient des locaux, tels que le Département des recherches archéologiques subaquatiques et sous-marines (Drassm).

Les data centers génèrent des dizaines de millions d’euros de chiffre d’affaires chaque année. © Digital Realty

Ce « bâtiment ovni », Fabrice Coquio, président de Digital Realty France, en est très fier. « Le business model de ces data center permet d’absorber des coûts, notamment liés au désamiantage et à la dépollution, que la plupart des autres activités ne savent pas intégrer », explique-t-il depuis la terrasse du MRS3, avec vue sur la mer. « La destruction de ce bâtiment était estimée à 26 millions d’euros mais nous en avons investi 140 pour le transformer ».

Chaque baie informatique est louée 1 000 euros par mois. Avec une capacité de 3 000 baies, MRS3 génère près de 50 millions d’euros de chiffre d’affaires par an. « Nous offrons un niveau de redondance [3] extrême à nos clients avec ce qu’on appelle les “cinq neuf”, c’est-à-dire 99,99999 % du temps de disponibilité électrique », explique Fabrice Coquio. Ce matin de novembre, Digital Realty a inauguré le seizième câble sous-marin de fibre optique de Marseille, le « 2Africa ». Plus long câble sous-marin du monde, il reliera 33 pays dès l’année prochaine. Près de 99 % du trafic Internet mondial est assuré par les câbles sous-marins.

La consommation électrique de 50 000 habitants

« À l’époque, sous Jean-Claude Gaudin [ancien maire de Marseille], on a attiré les data centers en croyant que c’était de l’or [4] », regrette Sébastien Barles, adjoint au maire de Marseille délégué à la transition écologique. Les entreprises ont mis en avant le fait qu’elles allaient créer de l’emploi et rendre le territoire attractif mais « l’emploi ramené au bénéfice de ces structures, c’est rien [5]. Ce MRS3 a une consommation électrique de près d’un huitième de la ville. Cela équivaut à celle de 50 000 habitants », dénonce l’élu, qui a mis en place il y a quelques mois un groupe de travail composé de politiques, de chercheurs et d’architectes pour se saisir de la question des data center, à l’heure de la sobriété.

Pour Sébastien Barles, les centres de données posent problème sur plusieurs aspects : le volet énergétique et la prédation de l’espace. Au niveau énergétique, le président de Digital Realty met en avant les points forts du MRS3, comme la technique du « river cooling ». De l’eau est puisée via la galerie de la Mer — une galerie d’exhaure [6]de 14 km construite pour assécher une partie de la mine de Gardanne — puis passe dans les salles qui hébergent les serveurs.

Pourtant, selon Sébastien Barles, « on reste fragilisé par ces centres de données à cause des groupes électrogènes qui tournent de temps à autre ou encore de la chaleur fatale rejetée [7] qui n’est pas du tout réutilisée ». Digital Realty a annoncé que la récupération de ces calories serait effective en 2025 pour alimenter Massileo et le réseau de chauffage urbain.

Générant énormément de chaleur, les data centers ont besoin d’être refroidis en permanence. © Digital Realty

En outre, un des problèmes majeurs réside dans l’opacité qui entoure la réservation de puissance électrique des data center. Pour fonctionner, ils bloquent auprès de RTE et d’Enedis un stock d’électricité dont ils n’utiliseront finalement qu’une partie. Ce stock sert à s’assurer qu’aucune coupure d’électricité ne vienne empêcher le fonctionnement en continu des serveurs.

Si les opérateurs publient la réserve d’électricité des data center, ils en taisent leur consommation réelle, qui est considérée comme « un secret d’affaire », souligne Clément Marquet, chercheur au Centre de sociologie de l’innovation des Mines Paris-PSL. Pour lui, ce manque de transparence participe à l’incertitude qui entoure les conséquences environnementales réelles des centres de données. Il estime que « les politiques publiques devraient avoir accès à ces chiffres ». RTE, contacté par Reporterre, a répondu qu’il lui était impossible de les fournir car « ces données sont confidentielles » tandis qu’Enedis nous a renvoyé vers les data center.

« C’est un frein au développement territorial »

Sébastien Barles n’en démord pas : « Enedis et RTE m’ont clairement dit qu’il y avait des problèmes, c’est connu qu’on surréserve de l’électricité et cela grève la possibilité d’avoir d’autres activités électriques, c’est un frein au développement territorial. » Parmi ces activités entravées, l’électrification des navires à quai que la ville de Marseille développe, alors que la pollution engendrée par les bateaux de croisière a été vivement dénoncée cet été.

« Nous sécurisons effectivement une capacité mais personne ne met un pistolet sur la tempe de RTE, répond Fabrice Coquio. Si RTE a la capacité, il la donne, et il en a l’obligation envers celui qui s’engage pour ça, comme nous, qui signons un contrat et payons. » Et de poursuivre : « Si RTE et Enedis ne savent pas faire les investissements ou gérer la prospective, ce n’est pas mon problème, c’est leur métier. La critique est facile mais je ne suis pas sûr que la responsabilité soit du côté des data center ».

« Nous avons un déficit de foncier économique à Marseille donc on peut difficilement passer les terrains aux acteurs des data centers », dit Laurent Lhardit, adjoint au maire de Marseille chargé de l’économie. © Digital Realty

Sur le plan de l’accaparement des espaces, le port a atteint sa capacité maximale, mais les entreprises prospectent déjà des terrains où investir. « Nous avons un déficit de foncier économique à Marseille donc on peut difficilement passer les terrains aux acteurs des data center », dit Laurent Lhardit, adjoint au maire de Marseille chargé de l’économie.

Il ajoute que onze projets de centres de données souhaitent s’implanter dans la ville mais que « par rapport à l’économie productive, la part d’emplois des centres de données est assez négligeable », même si Fabrice Coquio parle de 500 emplois indirects créés par ses centres de données.

Des armoires et des câbles reliant des équipements informatiques : l’intérieur d’un data center n’est pas visuellement renversant. © Digital Realty

« Toute la rade nord de Marseille est essentielle en matière de transition écologique et de création de l’emploi, dit Sébastien Barles. On a le choix entre implanter des entreprises intégrées dans des structures sociales ou bien des data center, qui se font juste de l’argent pour eux », estime-t-il. Les centres de données doivent être situés à moins de 20 km des câbles, ce qui restreint la zone sur laquelle ils peuvent être implantés.

« Face à ces mastodontes, les petits nains que nous sommes avons pour unique levier, ou presque, celui des permis de construire », poursuit Sébastien Barles. Pour éviter ce trou noir, l’adjoint au maire de Marseille qui considère que « les données stockées ne sont pas de vulgaires marchandises mais des matières premières produisant, par leur stockage, de la richesse » propose de « taxer les data center en fonction leur surface de stockage ».

Un enjeu public

Il prône également la mise en place de commissions locales d’information (CLI) au niveau des acteurs numériques, comme il en existe en France auprès de toute installation nucléaire de base (INB). Surtout, il invite les citoyens à s’emparer de cette question « Les gens ne savent pas ce que c’est ! Maintenant, c’est à nous de prendre à bras-le-corps cette question. C’est un sujet au long cours. Il faut qu’on l’irrigue auprès d’autres élus, notamment auprès de ceux des quartiers nord. » Les trois derniers centres de données sont situés sur le port au niveau des quartiers nord, faisant d’eux les premiers à être aujourd’hui concernés par le sujet.

Jeudi 17 novembre, Sébastien Barles, le député européen David Cormand et d’autres élus ont demandé un moratoire sur les centres de données à Marseille et une taxation forte de ces centres en fonction de leur volume de stockage. « Le moratoire doit être mis en place tant qu’un schéma de planification ne sera pas voté par Aix-Marseille-Provence Métropole, indique leur communiqué de presse, avec des éco-conditionnalités pour en limiter les impacts spatiaux, énergétiques et environnementaux. »

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