Usines à goudron de l’A69 : les agriculteurs craignent la pollution de leurs champs

Les fumées toxiques dégagées par les cheminées des centrales d'enrobage, qui vont produire le revêtement nécessaire à l'A69, inquiètent les agriculteurs. - © Emmanuel Clévenot / Reporterre
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Pour produire le bitume nécessaire au chantier de l’autoroute Toulouse-Castres, des usines vont turbiner et dégager des fumées toxiques. Les agriculteurs installés à proximité sont inquiets.
Le Faget, Villeneuve-lès-Lavaur, Puylaurens (Tarn), reportage
« Ma grand-mère a toujours vécu les mains dans la terre. À 94 ans, elle grimpait encore sur le tracteur, ramassait les orties à la main, restait au potager jusqu’au crépuscule. » À l’autre bout du fil, la voix de Karine, habitante de Villeneuve-lès-Lavaur dans le sud-ouest du Tarn, se noue. Chahutée par les sanglots qu’elle peine à contenir, elle interrompt son récit. Aujourd’hui, son héroïne approche du centenaire. Elle a quitté la ferme familiale pour une maison de retraite. « Je n’ose même pas lui dire ce qu’il se passe, ça lui briserait le cœur. »
Un nouveau front s’est ouvert dans la bataille contre l’autoroute A69, entre Toulouse et Castres. Pour alimenter en bitume le chantier ô combien controversé, le concessionnaire Atosca s’apprête à aménager deux centrales d’enrobage à chaud, où l’on fabrique le revêtement des routes. L’une à Villeneuve-lès-Lavaur, l’autre à Puylaurens. Jusqu’alors restées inaperçues, ces installations cristallisent désormais l’attention des agriculteurs alentour. La raison principale ? Les fumées toxiques dégagées par les cheminées.

À l’ombre d’une pergola, où feuilles de vigne et brindilles s’enlacent, Laëtitia Jacques sirote une infusion de rooibos. Quelques poules gambadent autour d’une caravane, caquetant à tue-tête, dans ce village voisin des usines. « Des clients me préviennent déjà qu’ils ne voudront plus m’acheter de légumes, soupire la maraîchère bio, les mains glissées dans sa salopette. Comment leur en vouloir ? Moi-même, je ne sais pas si je continuerai à en manger. Personne ne veut de goudron dans son assiette. » Débarquée ici il y a deux ans, elle réfléchit déjà à lâcher sa ferme.
« Pour Atosca, il s’agit juste d’une question d’odeur, sourit Maëva Jardin, sa voisine. Ils pensent nous rassurer en proposant de diffuser des huiles essentielles à la sortie des cheminées. » Elle aussi cultive un lopin de terre en agriculture biologique. Bien au-delà des effluves promises par de telles installations, les deux paysannes craignent surtout la contamination de leur production. « Beaucoup de substances nocives, parfois cancérogènes, sont rejetées par ces usines, poursuit-elle. Et je n’invente rien… Il suffit d’aller toquer à la porte des habitants de Gragnague. »
« Des gouttelettes huileuses tombaient parfois du ciel »
Dix-huit kilomètres à l’ouest de Villeneuve-lès-Lavaur, ce village a accueilli une usine semblable, exploitée par une filiale de Vinci d’avril à août. « Ce fut un combat acharné, témoigne Dominique, porte-parole de Nature et vie sur les coteaux. Certains riverains ont souffert de maux de tête et de difficultés respiratoires. Des gouttelettes huileuses tombaient parfois du ciel. Un matin, un ami a découvert son t-shirt constellé de tâches noires. Il l’avait oublié dans son jardin, la veille au soir. »
D’après l’association, le procédé industriel de l’enrobage à chaud requiert des produits chimiques et des matériaux polluants, dévastateurs pour l’environnement et la biodiversité. Les retombées toxiques ainsi créées pollueraient l’air, la terre et l’eau à des kilomètres à la ronde. Dans son étude d’impact, le concessionnaire de l’A69 a lui-même dressé la liste des substances dégagées. Parmi elles figurent notamment le dioxyde de soufre et le benzène. Une exposition prolongée au premier peut affecter le système respiratoire et exacerber l’asthme et les bronchites chroniques. Quant au second, il est classé parmi les « cancérogènes certains pour l’Homme », par l’Organisation mondiale de la santé (OMS).

Pas moins d’un demi-millier d’exploitations agricoles ont été recensées dans un rayon de 10 kilomètres autour des deux futures installations par le collectif Lauragais sans bitume. « Et encore, nous sommes restés raisonnables, assure Peter, le porte-parole. Chaque année, le sable du Sahara s’envole jusqu’ici. Au gré des conditions atmosphériques, ce périmètre pourrait considérablement s’élargir. »
Une kyrielle d’étincelles jaillit brusquement dans la pénombre de l’étable. Les mains pleines de cambouis, Hervé Faure dépose sa disqueuse et s’approche de Moustique, un chien à la démarche boitillante. « Je suis né dans la chambre là-haut, lance l’agriculteur bientôt soixantenaire, en pointant du doigt une fenêtre de la vieille bâtisse. Jamais, je n’ai quitté cet endroit… Et aujourd’hui, ma seule envie est de partir. »
« Ma seule envie est de partir »
Cultivés en agriculture biologique, ses champs s’étendent à 80 mètres de la future centrale de Puylaurens. Seule l’actuelle RN126 les sépare du chantier, déjà amorcé. Résigné, l’homme a décidé de les laisser en friche. « Je n’ai plus mal au cœur. Je suis révolté, murmure-t-il le menton tremblotant. Ces gens-là nous prennent pour des moins que rien. Ma mère a 91 ans. Avec le vent d’autan, notre maison est en pleine ligne de mire des fumées toxiques, à moins de 300 mètres des cheminées. »
Du côté de Villeneuve-lès-Lavaur, Denis et Véronique Nourigat aussi ont peur pour leur santé. « Avant d’être en bio, je travaillais avec des produits affreux, raconte le maraîcher. Je sillonnais mes cultures, un appareil à pulvérisation dans le dos. Même avec le masque, je toussais. » Un jour, le cocktail d’engrais chimiques a fui sur sa peau. Ce fut le déclic de sa conversion à une agriculture raisonnée. « Il est hors de question que je travaille à nouveau dans un environnement pollué. Je crois que je vais arrêter. »
Leurs labels bio sont-ils en péril ?
Contacté par Reporterre, le directeur des travaux de l’A69, Hans Stoufs, assure que des technologies de pointe, limitant les retombées toxiques, seront utilisées. « Je sais qu’il y a déjà eu des dysfonctionnements sur d’autres sites, comme à Gragnague. Toutefois, ces cinq dernières années, je n’ai jamais reçu la moindre plainte de riverains concernant mes centrales. » Et ce, alors même que celles-ci bordaient parfois des écoles, précise-t-il. « L’air ne deviendra pas irrespirable, et personne ne sera empoisonné. »
À compter de l’automne prochain, les deux centrales devront produire 500 000 tonnes d’enrobés. Pour ce faire, elles ont l’autorisation de tourner durant 12 à 18 mois, 6 jours sur 7, de 7 à 22 heures… voire 24 heures sur 24 par moment. « Les substances rejetées seront contrôlées de près, poursuit Hans Stoufs. Dans le temps, ces usines étaient polluantes. Il faut l’admettre, comme il faut admettre que des composés volatiles sont encore émis. Il y en a toujours un peu. Seulement, nous sommes soumis à des seuils stricts. »

« Emmanuel Macron a décidé de mettre fin aux contrôles réalisés par l’État, se désole la maraîchère Laëtitia Jacques. Désormais, c’est l’entreprise elle-même qui s’en charge… Et à nous de leur faire confiance. » Dans les documents préfectoraux, Atosca s’est engagé à effectuer un contrôle au tout début de la mise en route des centrales, puis un an après leur passage. « Et pour rassurer certains agriculteurs, nous ferons des analyses de sols dans les potagers les plus proches, promet le directeur des travaux. Une fois avant l’installation, puis une fois à l’aube des premières récoltes. »
Doucement, grandit chez les paysans concernés la crainte de perdre leur label. « Comment savoir si je vais pouvoir le conserver dans ces conditions ? », se questionne Laëtitia Jacques. « J’ai téléphoné à mon certificateur, même lui semble déboussolé, ajoute Hervé Faure. Quant aux analyses sur mes légumes, si j’en veux, je dois me les payer. Autant vous dire que jamais je ne pourrai en faire, ça coûte un bras. »

Les militants dénoncent une « mascarade de démocratie »
À la tombée de la nuit, les ouvriers en bleu de travail quittent leurs bulldozers. En un instant, le chantier s’endort. Il restera figé jusqu’à l’aurore. « Cet été, plus j’observais l’avancée des travaux, plus cette grande plateforme de graviers prenait une forme étrange… Et certainement pas celle d’une route. » Personne n’a jamais prévenu Hervé Faure de ce qui se tramait à deux pas de chez lui. « Leur mépris me révolte, poursuit-il. À en croire Carole Delga, ces usines sont construites dans des zones inhabitées. Suis-je transparent ? »
Auprès de Reporterre, l’attachée de presse de la présidente d’Occitanie renvoie la patate chaude à l’État et Atosca : « Personne ne peut taxer Carole Delga de ne pas avoir fait son travail. Elle ne peut pas rencontrer tous les habitants concernés par les projets qu’elle soutient. Cette responsabilité revient au concessionnaire et à la préfecture. » Contactée le 24 octobre, celle-ci n’a pas encore répondu à notre sollicitation.

Hans Stoufs assure quant à lui que jamais aucune information n’a été cachée à la population au sujet des centrales, un dossier complet sur l’A69 est disponible en ligne et en papier dans les mairies. « Personne n’est venu le lire, s’agace d’ailleurs Michel Bouyssou, l’édile de Villeneuve-lès-Lavaur. Et puis, ceux qui râlent sont hypocrites. Évidemment qu’il faut des usines à bitume, on ne va pas faire une autoroute en terre battue. »
Précision non négligeable : le document évoqué comprend 16 000 pages. « Les habitants avaient six semaines pour aller le lire, et donner leur avis, dénonce Peter, du collectif Lauragais sans bitume. C’est une mascarade. Même certains maires n’ont pas eu le temps de s’y plonger. Alors comment parler de démocratie ? » À présent, plus personne — ou presque — n’ignore l’arrivée prochaine de ces usines. Et leurs opposants sont loin de s’avouer vaincus.