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ReportageMines et métaux

Au Brésil, des mines de sel font s’effondrer des quartiers entiers

Les quartiers évacués prennent l'allure de zones sinistrées où les plantes finissent par reprendre leurs droits.

Au Brésil, des milliers de personnes ont déménagé depuis 2020 sous la menace d’effondrements dus au minage du sel. Encore non indemnisées, certaines familles réoccupent leurs maisons. Une mobilisation est prévue le 3 décembre.

Maceió (Alagoas, Brésil), reportage

Muni d’un marteau et d’un burin, Ronaldo Ferreira vient à bout en quelques secondes du parpaing qui mure sa porte d’entrée. « J’ai été le dernier à quitter la rue et aujourd’hui, je suis le premier à réoccuper ma maison », dit fièrement ce menuisier. Un groupe d’anciens voisins s’est donné rendez-vous pour l’aider, car il a fallu débroussailler à la machette la végétation qui, en à peine dix mois, avait complètement envahi l’accès à cette petite rue escarpée surplombant le quartier populaire de Bebedouro et la lagune de Mundaú.

De 1976 à 2019, 35 gisements de sels ont été exploités sous la lagune et les quartiers avoisinants pour les besoins d’une usine de chlore et de soude caustique. Le complexe industriel appartient aujourd’hui au groupe pétrochimique Braskem, l’un des leaders mondiaux du secteur, et ses principaux actionnaires sont le géant public pétrolier Petrobras, et le poids lourd du BTP Odebrecht, rebaptisé Novonor. 

En 2018, après de fortes pluies, un séisme de magnitude 2,5 a frappé Maceió. Quelques jours plus tard, des fissures sont apparues sur les murs des habitations et de petits effondrements ont formé des trous dans le sol des quartiers longeant la lagune. En janvier 2021, Braskem a signé un accord devant la justice fédérale prévoyant l’évacuation d’une zone à risque recouvrant 4 % de la zone urbaine de Maceió, et la création d’un fonds de compensation financière pour les habitants, et non d’indemnisation, car la firme ne reconnaît pas sa responsabilité dans le phénomène « géologique » d’affaissement du sol.

Aujourd’hui, près de 97 % des habitants ont abandonné leurs biens immobiliers, mais la moitié des plus de 14 000 propriétaires n’ont toujours pas été indemnisés. C’est le cas de Ronaldo et de ses voisins. Excédés par cette lenteur, ils regrettent d’avoir accepté de partir et réoccupent aujourd’hui les lieux. Qu’importe le risque d’effondrement du sol dû à l’érosion du sommet des cavités creusées par les puits de forage, qu’on distingue à l’horizon.

La route se creuse par endroits. © Pierre Le Duff / Reporterre

Diana Lucas, voisine de Ronaldo, entend, elle aussi, se réinstaller dans les prochains jours. Elle n’était pas chez elle le 3 mars 2018, quand le séisme a été ressenti. « Peu de temps après, un liquide à l’odeur de vinaigre a commencé à apparaître aux jointures de mon carrelage tout neuf. C’était de la saumure », assure-t-elle, décrivant le liquide salé aspiré par les tubes de forage, après l’injection d’eau douce dans la couche de sel à plus de 900 mètres de profondeur.

« Ils nous tuent à petit feu », dénonce Diana, émue aux larmes à l’évocation de son père, qui a fini par accepter une compensation au rabais par peur de mourir sans être indemnisé. Toute la famille qui occupait huit maisons dans la même rue est aujourd’hui éparpillée en périphérie de Maceió, chassée par la spéculation immobilière. Avec l’aide d’urgence équivalente à 150 euros par mois, sa tante Jandira, une femme frêle au regard triste, n’a pu louer qu’un minuscule appartement inadapté aux besoins de sa mère alitée.

Les agents de la protection civile municipale reviennent prévenir les gens du danger, mais ne sont pas partout les bienvenus. Pierre Le Duff / Reporterre

Soudain, le bourdonnement d’un drone alerte le groupe. Vingt minutes plus tard, les agents de la protection civile municipale sortent timidement de leur véhicule. « Nous sommes juste là pour vous prévenir du risque encouru », avertissent-ils, du ton le plus conciliant possible. Ils savent que la grogne monte dans les rangs des sinistrés, méfiants à l’égard de la protection civile qui a signé un accord de coopération avec la multinationale.

« Aujourd’hui, je me considère comme un réfugié environnemental. »

Au milieu des années 1970, l’extraction de sel et l’installation de l’usine de chlore et de soude caustique ont été accueillies comme synonyme de progrès économique. José Geraldo Marques occupait à l’époque le premier poste de secrétaire au contrôle de la pollution, créé pour l’occasion par le gouvernement de l’État d’Alagoas. Il n’a jamais été consulté, mais a rédigé avec son équipe de nombreux rapports sur les risques environnementaux, tous ignorés. « J’ai accordé une interview publiée en première page du principal journal local, dans laquelle j’avertissais sur les risques d’affaissement du sol », se souvient José Geraldo, qui n’aurait jamais imaginé que le phénomène atteigne le quartier de Pinheiro, où il a dû abandonner sa demeure familiale. « Aujourd’hui, je me considère comme un réfugié environnemental », se résigne le biologiste. Braskem n’a cessé l’extraction qu’en mai 2019, après qu’un rapport du Service national de géologie l’identifie comme la principale cause de l’instabilité du sol.

Entre les petites maisons individuelles, d’imposantes tours résidentielles, à l’allure flambant neuve, témoignent d’un boom immobilier brutalement interrompu à Pinheiro, quartier de la classe moyenne. Sur l’une des façades, une immense affiche jaunie par le soleil annonce les « dernières unités » à vendre. Alexandre Sampaio, entrepreneur, vivait dans l’une de ces tours et il y vendait beaucoup d’appartements. Aujourd’hui, il a fermé son agence immobilière et a dû déménager à deux reprises, au gré de l’extension de la zone à risque. Elle recouvre désormais cinq quartiers, même si Braskem, qui a commencé à reboucher avec du sable quatre cavités grandes comme des terrains de football — une opération qu’elle espère achever en 2023 — estime que la possibilité d’un affaissement brutal est aujourd’hui presque nulle.

La famille de Jandira, qui vivait réunie dans une même rue, est désormais séparée. Elle-même vit désormais dans un logement minuscule et inadapté. © Pierre Le Duff / Reporterre

Conscient d’être un privilégié, Alexandre a pu rebondir, mais comme beaucoup, il juge insuffisantes les indemnisations proposées. À la tête du Mouvement unifié des victimes de Braskem (MUVB), il déplore la connivence des autorités locales avec l’entreprise. « Même si ce combat à mener me donne une certaine force, c’est aussi très lourd psychologiquement. Mon épouse s’inquiète beaucoup pour ma sécurité », dit-il, dénonçant une stratégie de la multinationale pour réduire au silence les revendications des sinistrés.

Le MUVB juge l’accord sur les indemnisations favorables à Braskem. C’est l’entreprise qui fixe le montant de la compensation en échange de laquelle elle devient propriétaire des maisons évacuées. Ce n’est qu’une fois leurs domiciles scellés que les occupants peuvent commencer à négocier. S’ils sont insatisfaits de la proposition, libre à eux de lancer une procédure judiciaire individuelle contre la multinationale, ce dont la plupart des avocats les dissuadent.

« Ils ont creusé nos tombes sous nos pieds pendant que nous dormions. »

Dimanche matin, Alexandre assiste avec d’autres anciens habitants au culte de l’église baptiste de Pinheiro, que son grand-père a fondé en 1934. Le pasteur progressiste Wellington Sousa y chante sur du reggae, et il est connu pour son engagement social. « Ils ont creusé nos tombes sous nos pieds pendant que nous dormions », dénonce-t-il dans son sermon. Le pasteur entend utiliser tous les recours juridiques possibles pour tenter de repousser le délai d’évacuation fixé à fin 2022. L’église vient d’être classée au patrimoine culturel immatériel de l’État d’Alagoas. Il espère que cette loi la sauvera d’une destruction annoncée.

Au beau milieu de ce qui ressemble à une zone bombardée, quelques rues entières sont encore habitées. Chez Romualdo Oliveira, le jour passe à travers le ciment qu’il a utilisé pour combler les immenses fissures sur le mur de sa cuisine. Pourtant, l’instabilité du sol n’a pas donné lieu ici à un ordre d’évacuation. Au chômage depuis deux ans, il attend de voir si la mobilisation des habitants [1] finira par leur permettre de prétendre à une indemnisation, avant de partir tout recommencer ailleurs, loin de Maceió. « Ici, c’est fini. Il n’y a plus rien, dit-il, énumérant la liste des commerces et services publics qui ont fermé. Dès la nuit tombée, c’est très dangereux. »

Des habitants ont tagué des messages d’adieu à leurs logements. © Pierre Le Duff / Reporterre

En tout, 2 000 familles vivent ainsi isolées, dans des petites maisons construites le long des rails du tramway, qui ne les relie plus au centre-ville. Ils habitent à une centaine de mètres de la lagune de Mundaú, où se trouvaient la plupart des gisements. La formation de dolines y menacerait l’équilibre de tout un écosystème, et 2 % des 14 hectares de mangroves ont déjà disparu sous les eaux. Les rues les plus proches du rivage déjà évacuées s’enfoncent de deux centimètres par mois. Entre les maisons en ruines, dont les façades sont parfois ornées de tendres messages d’adieu, l’eau s’infiltre par le sol au milieu des herbes folles qui ont envahi la chaussée.



Notre reportage en images :


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