Au Canada, le manque de froid menace la pêche sur glace

Les pêcheurs comme Francis (à g.) et Mathieu Beauvais se demandent s'ils pourront encore pêcher ces prochaines années. Leur portion de lac gelé, dans la baie Missisquoi au Canada, est déjà trop fine en cette fin février 2023. - © Alexis Gacon/Reporterre
Durée de lecture : 4 minutes
Climat Eau et rivières MondeChaque hiver, les pêcheurs québécois louent des cabanes, posées à même la glace, pour pêcher à l’intérieur. Mais avec les hivers qui se réchauffent trop vite, la pratique pourrait disparaître.
Venise-en-Québec (Canada), reportage
Ce matin-là, le mercure affiche -12 °C. Plutôt pas mal pour les affaires des pêcheurs sur glace, non ? Mais Francis Beauvais, l’un des deux frères propriétaires de la pourvoirie Chez Bob, à Venise-en-Québec, fait la moue. « C’est trop tard. La saison est quasi terminée. D’ici une semaine, on enlève les cabanes du lac. » Casquette aux motifs camouflage sur la tête, il contemple un kitesurfer qui s’aventure, sans crainte, sur le lac glacé, à quelques mètres des cabanes multicolores des pêcheurs. « À pied, lui, il n’a pas de problème à se rendre sur la glace. À vélo ou en motoneige non plus. Mais en voiture, ce n’est pas sécurisé partout. La glace est trop fine. »
Les deux frères nous font marcher sur le manteau glacé de leur portion de lac, au sud du Québec. « Normalement, à cette période de l’année, on a 20 pouces [50 cm] d’épaisseur de glace. Là, on en a juste 10 [25 cm]. Cette année, on a eu du vrai froid une journée par semaine. C’est catastrophique, comme si on n’avait pas eu de saisons. Et les pêcheurs ne viennent pas, ils ont tous peur que ça ne soit pas sûr. »

Pour Ronald Proulx, propriétaire d’une pourvoirie en banlieue de Montréal, en quarante ans de métier, aucun hiver n’a été aussi affreux pour les affaires. « Faut pas se leurrer, c’est le réchauffement climatique. Il y a quarante ans, le lac Saint-François — un lac frontalier entre le Québec et l’Ontario — où j’ai commencé à pêcher, était gelé tout l’hiver. Maintenant, c’est de l’eau claire toute la saison. » Habituellement, chaque hiver, les pêcheurs québécois louent des cabanes, posées à même la glace, sur les lacs gelés du pays. Une fois à l’intérieur, une trappe permet d’y percer un trou, d’y poser sa canne à pêche et d’attendre que la perchaude ou la truite mouchetée viennent mordre à l’hameçon. Une pratique qui pourrait disparaître.

Faire ses adieux à la glace
Pêcheurs et propriétaires de pourvoiries peuvent partager leur désarroi avec les amoureux du canal Rideau, à Ottawa, une patinoire de près de 8 kilomètres. Pour la première fois depuis 1970, cette attraction touristique, très appréciée également des habitants qui l’utilisent pour se rendre au travail en patin, restera fermée cette saison. La capitale canadienne, qui vit son troisième hiver le plus chaud depuis 1872, d’après les données d’Envrionnement Canada, a dû s’y résoudre cette semaine.
« On a de plus en plus d’hivers en dents de scie ici. On passe très vite de -25 à +5 °C, la glace n’a pas le temps de rester en place, raconte Philippe Gachon, professeur membre de la chaire de recherche de l’université du Québec, à Montréal, sur les risques hydrométéorologiques liés aux changements climatiques. En termes de quantités de glace, la mer du Labrador et le fleuve Saint-Laurent sont très en retard cette année. »

Philippe Gachon explique que dans l’hémisphère nord, même si les journaux parlent davantage du réchauffement climatique durant l’été, c’est l’hiver qui se transforme le plus rapidement. « Moins il y a de neige sur les plans d’eau, plus l’eau peut absorber l’énergie du soleil et donc se réchauffer. » Entre 1948 et 2021, les températures printanières, estivales et automnales ont grimpé en moyenne de plus de 1,9 °C au Canada. Mais l’hiver, lui, a pris 3,5 °C. Assez pour que la pêche sur glace finisse par disparaître au Québec, dans certaines régions ? « On en a pour vingt ans, après… on verra », dit Ronald Proulx.

À Ottawa, des chercheurs testent les effets des thermosiphons — utilisés dans le nord du pays pour empêcher le dégel du pergélisol — afin de permettre au canal Rideau de rester praticable au cours des prochains hivers, malgré le réchauffement. Pour tenter de sauver leur saison, les frères Beauvais, eux, arrosent une partie de leur lac dès qu’il fait très froid, afin que la glace s’épaississe. « On arrive à gagner quatre pouces [10 cm] d’épaisseur, mais il faut arroser longtemps », dit Mathieu.
Ronald Proulx, lui, imagine qu’à l’avenir les pêcheurs finiront par changer de braquet. « Ils ne viendront plus en voiture sur le lac, comme ce ne sera plus possible, et davantage en vélo. Ils poseront des tentes sur la glace plutôt que de venir dans de grosses et lourdes cabanes. » En attendant que l’industrie trouve un moyen de survivre, les poissons, eux, savourent ce calme sous l’eau gelée : « Pour eux, c’est une bonne année. Il y en a énormément, ils trouvent de nouveaux recoins sous la glace », sourit Ronald Proulx.