Au Giec, « notre voix pourrait être encore plus forte »

Jean-Pascal van Ypersele est climatologue et docteur en sciences physiques. Ici, lors d'une manifestation à Bruxelles en 2021. - Hans Lucas via AFP / Valeria Mongelli
Jean-Pascal van Ypersele est climatologue et docteur en sciences physiques. Ici, lors d'une manifestation à Bruxelles en 2021. - Hans Lucas via AFP / Valeria Mongelli
Jean-Pascal van Ypersele est candidat à la présidence du Giec. Le climatologue belge souhaite y inclure plus de chercheurs issus des pays en voie de développement, pour rendre la voix du climat « plus forte ».
Climatologue et docteur en sciences physiques à l’Université catholique de Louvain (UCLouvain), Jean-Pascal van Ypersele est candidat à la présidence du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec). « Il faut avoir une très bonne résistance physique ! » disait-il en souriant depuis une chambre d’hôtel à Tokyo (Japon) quand Reporterre l’a interviewé par visioconférence. Et pour cause : à 66 ans, le Belge est en plein tour du monde pour rencontrer les décideurs climatiques et leur exposer ses projets pour l’avenir du Giec. Un travail qu’il juge « absolument passionnant », même s’il concède que son empreinte carbone « n’est pas très bonne » à cause de l’avion.
C’est la deuxième campagne du Bruxellois, qui avait été battu par le Coréen Hoesung Lee en 2015. Deux autres candidats se sont déclarés : le Britannique Jim Skea, professeur d’énergie durable, et la Sud-Africaine Debra Cynthia Roberts, une biogéographe qui copréside un des trois groupes de travail du Giec. Jean-Pascal van Ypersele se dit « optimiste » sur ses chances d’être élu en juillet 2023. Il serait alors le premier francophone à occuper ce poste, et aimerait faire de l’organisme un porte-voix « plus fort » et « plus inclusif » du climat qui se dégrade.
Reporterre — Vous êtes candidat à la présidence du Giec. C’est la deuxième fois. Qu’est-ce qui a changé depuis votre première tentative, en 2015 ?
Jean-Pascal van Ypersele — L’urgence climatique est encore plus importante aujourd’hui. On n’a malheureusement pas appuyé sur la pédale de frein de notre train fou, celui qui nous emmène droit vers le mur. Au contraire, on est toujours en phase d’accélération avec des émissions d’à peu près 40 milliards de tonnes de CO₂ chaque année.
Le Giec dit pourtant très clairement que si l’on veut s’en tirer et atteindre l’objectif « net zéro » [1] en 2050, il faut diviser nos émissions par deux tous les dix ans : arriver à 20 milliards de tonnes par an en 2030, 10 milliards en 2040, jusqu’à 5 milliards en 2050 en espérant qu’à ce moment-là, on sera capables de capturer et d’absorber les émissions restantes.

On en est très loin et, sans surprise, dans une atmosphère toujours plus dopée par les gaz à effet de serre, les évènements extrêmes se sont multipliés partout dans le monde. La seule bonne nouvelle — maigre consolation —, c’est qu’il n’est quasiment plus possible de semer le doute sur la responsabilité humaine. Ceux qui menaient cette bataille sont en voie de disparition.
Qu’est-ce qui vous pousse à briguer la présidence du Giec ?
Le climat est un fil rouge de ma vie. En 1979, à l’âge de 22 ans, je suivais la première conférence mondiale sur le climat à Genève. C’était le début d’une longue aventure, qui s’est poursuivie avec le Giec. J’ai été auteur de rapports, membre du bureau, vice-président. En 1995, j’ai contribué à formuler une brève phrase, cruciale pour affirmer que le changement climatique n’était pas une projection théorique du futur, mais une réalité présente : « Un faisceau d’éléments suggère une influence perceptible des activités humaines sur le climat ». Je n’ai manqué que deux Conférences des Parties [sur 27 COP].
Je suis passionné, et je veux continuer de mettre mon expérience au service de la communauté internationale. Ma motivation fondamentale est de faire avancer le Giec, qui doit être la voix d’un acteur qui n’a pas le droit de s’exprimer dans les négociations climatiques : le climat lui-même. Si les données scientifiques ne suffisent pas pour motiver l’action, elles sont nécessaires.
« Le Giec doit être plus représentatif de la diversité de ses membres »
Comptez-vous réformer le Giec ? Si oui, comment ?
Le Giec doit continuer d’être la voix du climat et des sciences du climat. Et cette voix pourrait être encore plus forte en étant plus inclusive. Cette inclusivité doit se traduire par un meilleur équilibre femmes-hommes chez les auteurs [2]. C’est un sujet essentiel, car le sexisme subsiste au sein de la communauté scientifique. J’ai eu à prendre des positions fortes ces dernières années, au sein de mon université, contre le harcèlement sexuel et moral subi par certaines de mes collègues.
Je pense aussi qu’une participation plus étendue des scientifiques issus des pays en développement est nécessaire, ainsi qu’une attention accrue pour tous les peuples, la participation de davantage de jeunes scientifiques, l’utilisation d’autres langues que l’anglais… En somme, le Giec doit être plus représentatif de la diversité de ses membres, de l’urgence de l’action, et des nombreuses potentialités d’action qui existent. Et je crois très fort, aussi, aux synergies, à la collégialité. J’aimerais conclure des partenariats avec d’autres organisations pertinentes, par exemple sur les droits humains, les enjeux sociaux et économiques. On pourrait travailler en partenariat avec l’Unesco, par exemple, qui a la science, l’éducation et la culture au cœur son mandat. Le Giec ne doit pas rester isolé, dans son coin, à crier que le climat se dégrade.
Avant la parution du sixième rapport de synthèse en mars dernier, estimant que le Giec avait rempli « sa part du boulot », la chercheuse Kari De Pryck déclarait à Reporterre qu’« il n’y aurait pas de sens de mobiliser toute la communauté scientifique pour un nouveau cycle d’évaluation ». Estimez-vous, comme elle, que le Giec doit arrêter de produire de longs rapports ?
Il est vrai que le Giec a réalisé un travail sans équivoque. Grâce à lui, il est clair que le changement climatique n’est pas lié à une influence céleste, une météorite ou des phénomènes naturels altérant la composition de l’atmosphère, auquel cas nous ne pourrions pas faire grand-chose. Sa démonstration est implacable : ce sont les activités humaines qui forcent les bouleversements du climat, nous savons précisément quels gaz à effet de serre sont au cœur du problème, et il existe de multiples possibilités d’en réduire nos émissions. Tout cela oblige les décideurs politiques, nous oblige, à agir résolument.

Maintenant, reste-t-il du travail pour le Giec ? Oui, un tas ! Y compris en matière de climatologie : par exemple, il reste une part d’incertitude importante sur la vitesse à laquelle les calottes glaciaires vont se désintégrer. Pourtant, c’est un problème extraordinairement important pour les personnes qui vivent dans des zones côtières [Selon l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN), 60 % de la population mondiale vit à moins de 150 kilomètres du rivage]. Le Giec doit également analyser davantage les obstacles à l’action, jouer un rôle de conseiller scientifique de l’humanité sur les potentialités qui existent, tant dans le domaine de l’adaptation que dans ceux des réductions d’émission et du financement. Il a encore de beaux jours devant lui.
Le Giec pourrait-il se réinventer en ne produisant que des rapports ciblés, sur le modèle des rapports spéciaux ?
Le président — ou la présidente — du Giec n’est pas un dictateur mondial. Les membres du Giec sont les États, qui ont des opinions, parfois bien tranchées, sur ce qu’il convient de faire ou non. Toutes les décisions se prennent consensuellement. Vous vous imaginez bien que ce n’est pas un président, seul, qui peut changer radicalement et rapidement la manière dont cet organisme fonctionne, en tout cas pas s’il n’y a pas de mouvement très large pour changer sa manière d’opérer. Et ce mouvement très large, franchement, je ne le sens pas, même s’il existe des propositions pour faire les choses différemment. En tant que président, j’ai conscience qu’on peut orienter les choses. La marge de manœuvre n’est pas nulle, même si elle n’est pas immense. Il faudra en tout cas que les rapports du Giec répondent de près aux besoins de plus en plus pressants et précis des décideurs.
Ne trouvez-vous pas que ce modèle des rapports d’évaluation devient désuet ?
Non, je ne suis pas d’accord avec ça, même si j’aurais tendance à suggérer qu’ils soient plus compacts. C’est une réflexion qu’il faudra mener avec le nouveau bureau.
« Je trouve la focalisation sur le nucléaire exagérée »
Vous avez évoqué des potentialités d’action. Certaines sont très controversées, comme la capture et le stockage du carbone.
Le Giec peut éclairer ces débats sur les solutions, mais il y a une limite claire à ne pas franchir : il ne peut pas être prescripteur et se substituer aux décideurs. Le Giec doit évaluer de manière la plus objective possible les avantages, les inconvénients, les coûts, les opportunités et les limites des différentes technologies qu’il est possible d’adopter. Mais il ne doit pas arriver à une conclusion à la place des décideurs politiques qui ont d’autres critères à prendre en compte : l’état des finances publiques et de l’opinion des citoyens. Si le Giec commençait à dire à la France ou à la Belgique quelle politique elles doivent mener, tout le monde deviendrait allergique à son acronyme. Le Giec doit rester à bonne distance pour ne pas perdre sa crédibilité et sa force, celle de parler à tout le monde. S’il venait à distribuer des bons et des mauvais points, ça ne marcherait plus et moi, en tant que président, je serais très vite remplacé.
Vous ne nous direz donc pas, aujourd’hui, quelle est votre position sur le nucléaire…
Non, mais si vous lisez les interviews que j’ai données en Belgique, vous aurez une petite idée [Au média Le Vif, il indiquait ne pas être favorable à une sortie « des centrales nucléaires en bon état de marche »]. Je trouve la focalisation sur le nucléaire exagérée. Il pose des questions importantes en matière de sécurité, d’approvisionnement, de déchets. Mais cette énergie représente 10 % de la part de l’électricité consommée dans le monde. Le reste s’appuie très largement sur les énergies fossiles. Les débats autour du nucléaire ne doivent pas nous écarter de ce problème central, servir d’argument à certains pour maintenir le statu quo autour du charbon, du pétrole et du gaz.

La dernière fois qu’une journaliste de Reporterre a croisé votre chemin, c’était le 22 octobre 2022. Sept activistes écologistes étaient jugés en appel pour avoir décroché des portraits d’Emmanuel Macron de mairies parisiennes. Ce jour-là, vous aviez conclu votre témoignage par : « Je comprends cette frustration de constater un décalage entre l’urgence et le manque d’actions. Ces jeunes, je leur dis merci. » Soutenez-vous les actions de désobéissance civile ?
L’émotion que j’ai ressentie ce jour-là est encore présente, maintenant que vous en parlez. Oui, je les soutiens sans détour. Tant que ce sont des actions non violentes, je n’ai aucun joker. Ces jeunes activistes climat jouent un rôle essentiel depuis 2018. Ils mettent des acteurs de toutes sortes devant leurs responsabilités. Parce qu’au fond, un rapport du Giec, aussi épais soit-il, il est facile de le ranger dans un tiroir. On ne peut pas faire la même chose avec le regard d’une personne qui s’adresse à un acteur politique, ou économique, et qui lui demande droit dans les yeux : « Mais qu’est-ce que vous faites de mon avenir ? » Alors oui, ces jeunes, je leur dis merci, et je suis persuadé, par exemple, que si l’Union européenne met un accent aussi fort sur la question écologique — même si nous ne sommes qu’au début des transformations nécessaires —, c’est parce qu’ils ont réussi à faire bouger les choses. Dans cette perspective, le Giec doit continuer à nourrir leur combat, d’être leur point de référence et source d’information fiable, pour pousser à l’action.
Ces combats portent aussi des revendications fortes en matière de justice sociale…
C’est une donnée essentielle à prendre en compte pour le Giec. Il existe de la littérature scientifique et il faudra, au moment du cadrage des futurs rapports, mettre l’accent sur cette dimension. En France, les Gilets jaunes ont parfaitement montré que la transition doit être profondément juste, et perçue comme juste. Sinon, elle ne sera pas.