Baptiste Lanaspèze : « Le concept de biodiversité est technocratique »

Baptiste Lanaspèze à Marseille le 1ᵉʳ décembre 2022. - © Théo Giacometti / Reporterre
Baptiste Lanaspèze à Marseille le 1ᵉʳ décembre 2022. - © Théo Giacometti / Reporterre
Durée de lecture : 12 minutes
Nature Culture et idéesNature, vivant, biodiversité… Reporterre s’est entretenu avec Baptiste Lanaspèze, fondateur de la maison d’édition Wildproject, sur ces notions-clés de la pensée écologiste alors que se déroule la COP15 biodiversité à Montréal.
Wildproject, maison d’édition indépendante basée à Marseille, propose depuis 2009 des pistes pour penser « les sociétés humaines dans leurs relations au vivant, pour mettre un terme à l’extinction en cours de la vie sur Terre ». Rachel Carson, Baptiste Morizot, Vandana Shiva, Carolyn Merchant, Kinji Imanishi… Autant d’autrices et d’auteurs publiés chez Wildproject, qui édite à la fois des essais d’écologie politique et des récits littéraires. À l’occasion de la COP15 biodiversité qui se tient à Montréal (Canada) jusqu’au 19 décembre, entretien avec son fondateur, l’éditeur et auteur Baptiste Lanaspèze.
Reporterre — Depuis quelques années, la question de la nature semble omniprésente au catalogue des maisons d’édition mais aussi en librairies. Comment analysez-vous cet intérêt-là ?
Baptiste Lanaspèze — On observe en France une effervescence éditoriale autour des humanités écologiques — une expression de la chercheuse australienne Deborah Rose — depuis environ 2015. Celle-ci est notamment liée à deux espaces : militant et populaire d’abord, avec des personnes qui cherchent des livres pour alimenter les luttes dans lesquelles elles sont engagées. La vitalité du rayon écologie en librairies doit aussi beaucoup au monde de la recherche, qui s’est largement emparé de ces sujets — on peut quasiment parler d’une « hype » [mouvement de mode frénétique] académique. Il était temps : ces humanités écologiques existent dans le monde anglo-saxon depuis les années 1980 ! C’est précisément pour tenter de rattraper ce retard que j’ai créé Wildproject, en 2009.
Dans le cadre de notre travail éditorial, on a remarqué un phénomène sociologico-politique très étonnant : le fait que des mots-clés viraux émergent tous les deux-trois ans. En 2015, tout le monde parlait sans cesse de l’Anthropocène. En 2017, c’était la notion d’effondrement, popularisée par Pablo Servigne, qui était au centre des discussions. Et, depuis environ deux ans, le mot-clé principal est en effet celui de « vivant ». Parfois jusqu’à la saturation : on n’en peut plus du vivant, on a envie d’être mort tellement il y a du vivant partout ! (rires)
Mais derrière ce phénomène un peu irrationnel, il se passe quelque chose d’intéressant : cela charrie des univers intellectuels et politiques. Ces mots-clés construisent une culture, des discussions collectives, une scène, une complexité. D’autant que, chez Wildproject, on se retrouve mieux dans cette « mode » du vivant : cette fascination autour du fait de se reconnecter à la vie dans toute sa diversité rejoint beaucoup ce qu’a toujours été notre ligne éditoriale. D’ailleurs, on pourrait dire que notre catalogue n’a presque jamais parlé d’autre chose depuis 15 ans : l’idée est de sortir de l’humanisme radical de la modernité, de sortir du tout humain afin de se reconnecter au plus large, et de rappeler que les savoirs doivent être situés, ancrés dans des lieux.
Aux notions de « vivant » ou de « biodiversité », vous préférez celle de « nature » [1]. Pourquoi ? Existe-t-il plusieurs courants de pensée autour de ces questions-là ?
Chacune de ces notions a en effet une histoire très précise, et est utilisée par des locuteurs très précis. Si je pars de la plus technique pour aller vers la plus universelle, il me faut commencer avec celle de « biodiversité ». Elle a été imaginée dans les années 1980, à l’occasion d’un colloque, par le grand écologue américain Edward Wilson. Sa perspective était politico-pédagogique : l’idée était de trouver une notion qui allait marquer nos dirigeants pour favoriser la protection de la nature. C’est donc aussi la limite de cette notion : elle est artificielle, technocratique. Elle est très utile pour convaincre un énarque, mais ne parle ni au cœur ni à l’âme. Une personne d’origine populaire ne va jamais l’utiliser ; elle a donc des pouvoirs limités.

La notion de « vivant » est un peu plus large, quoique tout de même légèrement bizarre. Quand on est avec ses amis entourés d’arbres, on ne dit pas « Olala, qu’est-ce qu’on est bien dans le vivant ! » (rires) C’est là aussi un mot un peu technique, qui vient de la philosophie des sciences. Cela étant dit, dans la veine du travail de Baptiste Morizot, il permet de montrer qu’on est connectés à ce monde, que nous avons des liens naturels avec ce qui est vivant autour de nous. La notion de biodiversité ne charrie pas cette idée-là : là où on « gère » la biodiversité, on ne gère pas le vivant, mais on en fait partie. C’est donc un mot dans lequel je me retrouve davantage.
De mon côté, j’ai un faible pour la notion la plus ancienne, vaste, belle, qui est celle de nature. Il s’agit d’une notion populaire, rudimentaire, solide, que tout le monde va utiliser. Mais elle n’est tout de même pas commode, dans le sens où, infléchie par la modernité depuis 400 ans, elle a désormais acquis le sens de « ce qui est contraire aux humains ». Ce qui, évidemment, n’est pas du tout le sens que je veux lui donner. Reste que chaque notion est utile en fonction de la situation. Bien qu’elles ne soient pas interchangeables, elles convergent et vont ensemble.
Comment repenser notre relation à la nature, sachant que nous en faisons partie intégrante ?
Il me faut ici parler de deux mots : « Gaïa » et « Terre ». Gaïa est un terme co-inventé par James Lovelock et Lynn Margulis pour proposer de considérer la terre et la vie comme deux phénomènes consubstantiels. En bref, de penser la terre comme vivante, et la vie comme terrestre. On ne sait pas trop si l’hypothèse Gaïa relève de la science ou de la philosophie — sans doute un peu des deux -, mais elle est en tout cas d’une beauté et d’une ambition incroyables. Depuis une dizaine d’années, notamment sous l’impulsion de Bruno Latour, cette notion est redevenue à la mode. Ce qui, en parallèle, a également remis sur le devant de la scène la notion de « terrestre » — on le voit par exemple avec la création de la revue Terrestres.

En ces temps de recomposition écologique, ce qui se joue sur le plan politique est donc la recomposition des relations entre les sociétés humaines et les autres sociétés terrestres. Une fois ceci dit, se pose la question de comment la mettre en œuvre, ce qui n’est pas chose aisée ! Que ce soit nos modes d’organisation, d’occupation de l’espace, nos déplacements, etc., tout doit être repensé pour repenser notre inscription au sein du système terre, au sein de Gaïa. L’écologie est un mouvement d’une grande importance : il s’agit d’un évènement politique et intellectuel d’une ampleur analogue qu’ont pu avoir les Lumières, la Renaissance ou encore le socialisme. Il a déjà 50 ans de profondeur historique, militante, académique, et on en a encore sans doute pour plusieurs décennies pour que les pensées de l’écologie percolent en profondeur. D’autant que nos gouvernants, hormis quelques-uns ici et là, ne sont pas du tout acquis à ce logiciel des pensées de l’écologie. L’hypothèse Gaïa, ça n’est pas quelque chose que Macron a en tête…
Comment faire pour rendre accessibles au plus grand nombre, au-delà des cercles intellos et militants, ces humanités écologiques ?
C’est une grande question, qui nous dépasse un peu. Chez Wildproject, on y réfléchit activement depuis deux-trois ans. Dans les années 2010, quand la maison d’édition s’est lancée, ça n’était pas notre sujet : on essayait plutôt de convaincre le monde savant de l’importance de l’écologie. En somme, de donner une crédibilité intellectuelle et académique à l’écologie. Mais, depuis quelques années, il s’agit vraiment de l’une de nos préoccupations. À notre échelle, notre réponse a été de lancer en 2019 une collection de livres de poche, qui coûtent huit euros, et qui sont plus accessibles et pédagogiques, populaires, connectés au monde militant. Je peux citer par exemple le livre d’Isabelle Stengers, en dialogue avec Marin Schaffner : Résister au désastre. C’est un bouquin très beau dans le sens où il est intellectuellement charpenté tout en étant très facile à lire.
Mais au-delà de Wildproject, une réponse massive pour rendre plus accessibles tous ces enjeux est l’école. C’est pour cela qu’on a lancé un manuel à destination des classes de terminale, mais en fait, il en faudrait aussi pour les collèges. On a aujourd’hui des professeurs qui peuvent être écolos de sensibilité, parfois même militants, mais qui n’ont pas bénéficié lors de leurs études d’une quelconque formation à l’écologie politique. Gaïa, Latour, Morizot… rien de tout cela ne leur a été enseigné, puisque ce sont des livres récents. J’ai un enfant de sept ans, et, à l’école, il est formé d’après un logiciel intellectuel qui date des années 1990. Pourtant, l’éducation est un énorme levier pour changer la donne.
Wildproject propose une collection « Littératures ». La fiction et les imaginaires ont-ils un rôle à jouer dans l’édification de manières renouvelées de « réhabiter la terre », pour reprendre l’une de vos expressions [2] ?
Le mouvement des pensées de l’écologie touche à des choses extrêmement intimes : notre rapport au cosmos, à la vie, à la mort. L’écologie est un changement de cosmos, dans le sens où elle change toutes nos façons de faire, de vivre, de penser. Il s’agit vraiment d’une recomposition très intime de notre rapport au monde. Et c’est un mouvement tellement profond qu’on voit bien qu’en restant uniquement dans le conceptuel, l’analytique et même le journalistique, on n’arrive pas à saisir la révolution écologique dans son ensemble. Or, le littéraire offre plein d’outils géniaux pour croiser tout cela : les imaginaires, la poésie, la littérature nous permettent d’investir des espaces mentaux extérieurs à la philosophie, à la science et même à la politique. D’autant que la question littéraire est traversée par celle du récit, et le récit est une façon très riche de penser.

L’un des gros sujets de la COP15 biodiversité sera la question des aires protégées. Pourtant, selon vous, « ce n’est pas la nature qu’il faut enclaver, mais les villes » [3]. Pourquoi ?
La question des aires protégées est épineuse : il s’agit d’un outil très ancien, utilisé par de nombreux écologistes, pour limiter ou contrer le désastre induit par la technostructure humaine. Je ne suis pas contre les aires protégées, mais à l’image d’autres écologistes, je dis : attention. Il s’agit en effet d’un outil très ambigu, dans le sens où en interdisant de détruire certaines zones, il autorise de facto à en détruire d’autres.
On le voit souvent en Afrique, avec des industries minières qui valident la démarcation d’un parc national dès lors qu’elles peuvent extraire des minerais ailleurs. Le parc national et les aires protégées sont donc un pis aller : ce dont on a vraiment besoin, ce ne sont pas des aires protégées dans un monde qui détruit la terre, mais que ce monde cesse de détruire la terre ! Mais cela relève de la révolution, c’est un chantier tellement énorme que personne n’ose l’aborder. Il va pourtant falloir s’y confronter, d’autant qu’à force de parler d’aires protégées, on n’évoque pas des sujets à mes yeux mille fois plus importants, notamment la nécessité de sortir du capitalisme extractiviste.
En fait, le vrai problème de notre temps est l’extinction de la vie sur terre. Laquelle est essentiellement causée par deux choses : l’agriculture industrielle mais aussi la généralisation mondiale de la voiture individuelle comme mode de transport par défaut. Cela a induit la création d’un réseau de routes partout dans le monde, qui viennent fragmenter tous les territoires. Cela s’accompagne en outre d’un immense étalement urbain, qui fait partie du problème. Voilà pourquoi je dis, de façon un peu insolente, qu’il ne s’agit pas tant de multiplier les endroits qui protègent la nature, mais plutôt que les humains cessent de s’étaler partout. Si on regarde les choses du point de vue de Gaïa, on a plutôt envie de dire que c’est aux humains de se serrer davantage.
Trois livres sur la nature recommandés par Baptiste Lanaspèze
- Plurivers - Un dictionnaire du post-développement, coordonné par Ashish Kothari, Ariel Salleh, Arturo Escobar, Federico Demaria et Alberto Acosta, éd. Wildproject, 2022
« C’est un livre à la fois abordable et pédagogique, qui ouvre des univers importants. Il s’agit d’un dictionnaire du monde écologique de demain, qui propose des considérations politiques et radicales très belles sur nos façons de faire société. »
- Microcosmos - 4 milliards d’années de symbiose terrestre, de Lynn Margulis et Dorion Sagan, éd. Wildproject, 2022 (date de publication originale : 1986)
« Ce bouquin extraordinaire raconte les 4 milliards d’années de la vie sur Terre en mettant en avant l’importance de la vie bactérienne dans l’évolution. Il s’agit d’un livre révolutionnaire, que j’aimerais typiquement voir être enseigné à mon fils à l’école primaire. »
- Raviver les braises du vivant - Un front commun, de Baptiste Morizot, éd. Wildproject/Actes sud, 2020
« Un très beau livre sur les questions qui vont être abordées lors de cette COP15. »