Écologie, féminisme, décolonisation : des pensées et des luttes communes

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Culture et idéesEn réponse à la catastrophe écologique, les pensées multiples de l’écologie sont, selon les auteurs de cette tribune, des outils pour nous libérer des dominations multiples qui ont la même racine.
Baptiste Lanaspeze et Marin Schaffner sont les éditeurs des Pensées de l’écologie : un manuel de poche (Wildproject, 5 mars 2021).
Il est devenu commun d’affirmer que la reconfiguration écologique de nos sociétés est l’enjeu du siècle, que le patriarcat est un problème social et culturel profond, et que la République française est pleine d’impensés coloniaux. Il y a une dizaine d’années, ces idées étaient marginales, et vouaient celles et ceux qui les exprimaient au mépris ou à l’ostracisme.
Cela fait pourtant plus de cinquante ans que des auteurs et des autrices ont opéré ce triple constat critique. Ces œuvres multiples, qui tentent de refaire monde par-delà le partage moderne entre nature et culture, composent selon nous le corpus de ce qu’on appelle « les pensées de l’écologie ».
La révolution écologique en cours
À bien des égards, l’écologie opère une recomposition de nos connaissances et de nos pratiques aussi vaste et importante que ce qu’ont pu être, à d’autres époques la Renaissance ou les Lumières [1]. Certains auteurs, en référence à l’anglais Enlightenment, ont ainsi pu parler, à propos de l’écologie, d’un « Enlivenment » (signifiant à la fois des pensées qui reprennent vie, et le fait que la vie trouve une place nouvelle dans la pensée).
Historiquement, le dualisme entre humanité et nature a donné au projet « civilisateur » industriel une justification et une légitimité. Critiquant et dépassant ce dualisme, les pensées de l’écologie ne constituent donc pas seulement un courant de pensée neuf et stimulant, mais aussi un élément de réponse à la crise écologique : pour mettre fin au désastre, nous avons besoin de nouveaux outils et de nouveaux récits [2].
Apparue à la fin du XIXe siècle comme « science des relations et des conditions d’existence », puis reconnue branche autonome de la biologie au début du XXe siècle, l’écologie est devenue à partir des années 1960 un mouvement social, politique et philosophique, qui a bientôt touché toutes les sciences humaines et sociales. Au début des années 2000, l’ethnographe australienne Deborah Bird Rose proposait ainsi de parler d’« humanités écologiques » [3] pour désigner ces pensées qui, à la croisée de nombreuses disciplines, invitent à décentrer nos relations au monde et à situer nos savoirs.
En réponse à la crise écologique, les pensées de l’écologie sont ainsi des outils pour favoriser tout à la fois la vie des écosystèmes, la justice des sociétés humaines et la santé de notre raison.

Complémentarité des luttes : l’unité dans la diversité
À l’aide de ces pensées de l’écologie, on peut lire sous un autre jour la revitalisation en cours de trois grands mouvements, à la fois théoriques et militants : les mouvements écologistes, les mouvements féministes et les mouvements décoloniaux – dont le dynamisme actuel rappelle l’effervescence et les volontés d’émancipation des années 1970.
En effet, si de nombreuses militantes et militants s’accordent sur l’importance de relier ces luttes complémentaires, on pointe rarement l’unité de ces trois enjeux. Pourtant, violences écologiques, violences coloniales et violences faites aux femmes ont une origine commune : le monde capitaliste globalisé s’est construit au prix de la domination systématique du vivant, des femmes et des indigènes.
La destruction accélérée de la vie sur Terre (souvent euphémisée en « réchauffement climatique » ou « anthropocène ») est probablement le phénomène majeur de notre temps. L’épuisement des « ressources naturelles » – projet extractiviste aujourd’hui défendu par les multinationales et par les États-nations – s’appuie sur une exploitation croissante de tous les êtres vivants. Or, l’un des emblèmes historiques de cette « administration de la mort » (ou « nécropolitique » selon la notion de l’historien camerounais Achille Mbembe) est la plantation coloniale : ce lieu de monoculture intensive, non vivrière, créé et dirigé à des fins de maximisation de profit commercial, et reposant sur le travail d’esclaves non-blanc hes.
Interroger l’État-nation contre les plurivers
En mettant un terme à la conception scientiste et mécaniste, au profit d’une vision organique et relationnelle de la vie [4], les pensées de l’écologie bouleversent le cosmos et la société des modernes, et offrent des bases renouvelées à toutes nos luttes.
Pour plusieurs penseuses et penseurs décoloniaux, comme le romancier indien Amitav Ghosh dans son essai Le Grand dérangement (2021), l’État-nation est inapte à répondre à la crise climatique : non seulement parce que « sa nature même est de poursuivre les intérêts d’un groupe particulier de personnes » – et non des humains ou des vivants en général –, mais parce que sa genèse impérialiste est indissociable du monde qui détruit aujourd’hui la vie sur Terre.
La militante et chercheuse indienne Vandana Shiva, de son côté, invite depuis plusieurs décennies à sortir des « monocultures de l’esprit » – qui détruisent à la fois la diversité biologique et les alternatives au capitalisme. La fin du monde impérialiste, patriarcal et industrialiste peut ainsi être pensée comme l’aube du pluriversalisme : une prolifération de mondes, unis dans leur diversité.
C’est dans la mesure où elles sont historiquement enchevêtrées aux combats féministes et décoloniaux que les pensées de l’écologie constituent une critique radicale de l’État-nation moderne et de son monde, et qu’elles appellent, de façon intersectionnelle, à une profonde transformation écologique et sociale.