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Biens communs, les « satoyamas » japonais unissent nature et humains

Les satoyamas, ces paysages emblématiques du Japon où humains et nature vivent en harmonie, sont progressivement laissés à l’abandon. Mais depuis quelques années, les initiatives se multiplient pour les préserver. 

Kimitsu, préfecture de Chiba (Japon), reportage

« Voilà, au fond, ce que sont les satoyamas : des lieux où l’Homme cohabite avec la Nature, utilisant ses ressources avec parcimonie. Les anciennes générations savaient prélever juste assez pour permettre à la nature de se régénérer. » Nishino Fumitaka conclut sa présentation et guette la réaction du public. Le trentenaire jovial, un bob vissé sur la tête qui lui donne des airs de grand adolescent, a fondé il y a deux ans l’association Satoyama Zero Base, qui mène des activités de sensibilisation à l’environnement — et ce matin, il a visiblement touché une corde sensible.

La trentaine de Tokyoïtes venus à la campagne, par ce dimanche d’été torride, s’échangent des regards interrogatifs : qu’est-ce qui a mal tourné depuis cette époque idyllique qu’on vient de leur décrire ? Car les satoyamas, longtemps considérés comme un pilier de la culture et du paysage japonais, sont en voie de disparition. 

Un paysage de satoyama dans la ville de Hida-Takayama : rizières, habitations et basse montagne. © Nicolas Celnik / Reporterre

« Paysages entiers utilisés pour l’agriculture »

Le Japon est un pays de montagnes et de forêts : le couvert forestier représente plus de deux tiers du territoire. Il n’y a pas si longtemps, il y a moins d’une génération de cela, entre 40 et 50 % de l’archipel étaient considérés comme des zones de satoyama. Il y a le sato (le village), la yama (la montagne et ses forêts sauvages) et entre les deux le satoyama : des zones tampon, ni complètement sauvages, ni complètement anthropisées.

Nature et humains cohabitent : les animaux sauvages y croisent les Japonais qui collectent du bois, des feuilles mortes qui deviendront de l’engrais, des aliments (champignons shiitake, baies sauvages, sansai pour cuisiner des tempuras) ; les prairies sont mises à profit pour nourrir le bétail et les chevaux ; les mares et étangs y sont des réservoirs d’eau pour réguler le niveau des rizières, quand on n’y vient pas pêcher des poissons. Plus récemment, les satoyamas ont été décrits comme des « paysages entiers utilisés pour l’agriculture » : « La Corée a les “manuel”, l’Espagne a les “dehesa”, la France les “terroirs” et le Japon a les “satoyamas” », observe le professeur émérite à l’université de Lund, Björn E. Berglund [1]

Un paysage de satoyama dans la ville de Sayama, qui a inspiré le décor du film « Mon voisin Totoro » de Hayao Miyazaki. © Nicolas Celnik / Reporterre

Les satoyamas sont aussi un modèle d’organisation des communautés locales structurées par une gestion commune des ressources et de l’espace. « Dans une grande ville, les gens ne sont responsables que de l’appartement qu’ils habitent, remarque Norifumi Noda, un octogénaire qui a vécu toute sa vie dans une zone de satoyama dans la ville de Hida-Takayama, au centre du Japon. Mais dans un satoyama, vous avez votre rizière au-dessus de la maison, qui est irriguée par le cours d’eau qui traverse le village, qui dépend de l’état de la forêt qui le surplombe : tout est lié, vous ne pouvez pas ne vous préoccuper que de votre petit lopin de terre. »

Alors des activités communes sont organisées, chaque semaine ou chaque mois : du salaryman (salarié) à l’agriculteur, tout le monde retrousse ses manches pour nettoyer les sous-bois, débroussailler une parcelle, vidanger les réservoirs ou restaurer un barrage emporté par la crue. « Pour assurer une bonne entente entre voisins, il faut prendre soin de notre milieu, tous ensemble. Parce que ce lieu n’est pas à moi, il n’est pas qu’à moi. »

Nishino Fumitaka, le fondateur de l’association Satoyama Zero Base, anime une journée de sensibilisation à la nature à Kimitsu, dans la préfecture de Chiba. © Nicolas Celnik / Reporterre

Alors, si Norifumi Noda garde dans sa grange une collection d’outils à faire pâlir d’envie un musée agricole, de la semeuse de riz à une tractopelle en passant par un drôle de tracteur conçu pour terrasser les pentes, c’est, certes, comme s’en amuse son jeune voisin Dong-Ju Kang, parce que « c’est un grand enfant qui aime bien avoir ses jouets ». Mais c’est aussi et avant tout parce qu’il consacre une bonne partie de ses journées de retraité à aider ses voisins à prendre soin de leur village et de la forêt alentour. 

Un monde en voie d’extinction

Mais, à l’image de Norifumi Noda, les gardiens des satoyamas veillent aujourd’hui sur un monde en voie d’extinction. D’abord, parce qu’une grande partie des forêts de l’archipel ont été rasées après-guerre, remplacées par des monocultures pour produire du bois de construction — lequel n’a jamais été vendu, les cours du bois ayant chuté. Ensuite, parce que l’agriculture intensive, adoptée à la même époque, préfère les pesticides et engrais chimiques aux méthodes vernaculaires.

Enfin, parce que les campagnes japonaises vieillissent et se dépeuplent — or les satoyamas demandent de l’entretien. Comme le remarque l’anthropologue John Knight, spécialiste de la ruralité japonaise et professeur à la Queen University de Belfast, « le fermier japonais ne fait pas que cultiver des plantes : l’une de ses tâches principales est aussi de retirer les plantes qui entrent en compétition avec celles qu’il cultive » [2]

« Quand on arrête de prendre soin de la forêt, ce sont les conifères qui prennent le dessus et empêchent les autres essences de prospérer, ce qui réduit à terme la biodiversité, nous explique Hinako Sato en nous guidant dans un satoyama à une heure de route de Tokyo. Les épicéas résistent mieux à l’hiver, et prennent le dessus sur les chênes du Japon ou les chênes dentés. »

Résultat : la forêt devient trop dense, la lumière du soleil n’atteint plus le sol en aucune saison, et les fermiers ne peuvent plus y trouver feuilles mortes ou champignons. La professeure de biologie fait partie de l’association Totoro no Furusato (« la maison de Totoro »), qui s’efforce de protéger la forêt de Sayama, qui a inspiré le décor du film d’animation Mon voisin Totoro de Hayao Miyazaki.

L’association Totoro no Furusato achète des parcelles de terre pour les protéger du rachat par les promoteurs immobiliers, ou de l’abandon. © Nicolas Celnik / Reporterre

Installée dans une ancienne maison de fermier, semblable à celle qu’habitent les protagonistes du dessin animé, la fondation achète des parcelles de forêt pour les protéger du déclin. Car l’une des conséquences de l’abandon des satoyamas, c’est aussi que la disparition de cette « zone tampon » fréquentée par les animaux sauvages précipite ces derniers dans les espaces anthropisés : ainsi, singes et sangliers saccagent les récoltes, quand ce ne sont pas les ours qui fouillent les poubelles au milieu de la ville. 

Écotourisme, soutiens financiers...

À l’instar de Totoro no Furusato, les initiatives pour protéger les satoyamas se multiplient à travers l’archipel. Un récent rapport de la Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES) consacré aux satoyamas observe ce regain d’intérêt, notant « une reconnaissance de la valeur des savoirs traditionnels, et du fait qu’ils ont historiquement été un moyen d’utiliser le paysage tout en le protégeant ». Surtout, le rapport observe que ces initiatives sont « principalement centrées autour de la redécouverte de l’idée de communs ».

La COP10 sur la biodiversité, tenue en 2010 à Nagoya, a quant à elle acté un soutien financier aux initiatives préservant les satoyamas. « L’intérêt autour de la notion nous a encouragés à lancer notre entreprise d’écotourisme », se souvient aujourd’hui Shiho Yamada, la fondatrice de Satoyama Experience, qui organise des visites du satoyama de Hida-Takayama.

La plupart de ces initiatives doivent toutefois faire face à un obstacle majeur : protéger les satoyamas n’offre aucun bénéfice économique. Pour pallier ce problème, Nishino Fumitaka, le fondateur de Satoyama Zero Base, vante les « services écosystémiques » rendus par le lieu : « Pour endiguer l’abandon des zones de satoyamas, nous cherchons des systèmes qui permettent une utilisation du lieu qui apporte des revenus, tout en protégeant l’écosystème. » La fondation alterne donc entre la vente de miel ou de produits dérivés, des journées d’écotourisme, et l’animation d’une station de radio : « En sensibilisant les Japonais aux activités forestières, je crois qu’on peut espérer que la nation dans son ensemble entreprenne des actions [pour préserver les satoyamas] », espère Nishino Fumitaka.

Si le modèle parfait n’a pas encore été trouvé, ces initiatives qui fleurissent à travers l’archipel entretiennent l’espoir que ces territoires uniques trouvent un second souffle, et guident le pays vers un changement de mode de vie. 


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