Au Japon, les néoruraux repeuplent les campagnes vieillissantes

Les néoruraux japonais mêlent agriculture et écotourisme dans leur quête de retour à la terre. - © Nicolas Celnik / Reporterre
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Agriculture Monde AlternativesAu Japon, des campagnes dépeuplées voient débarquer des jeunes citadins qui rêvent d’une meilleure vie à la campagne. Agriculture bio et projets culturels s’y déploient avec le soutien de l’État.
Ogawamachi et Shinano (Japon), reportage
Les pieds dans l’eau de la rizière, le dos plié en deux, une soixantaine de lève-tôt attendent l’instruction en bavardant tranquillement. « Plantez ! » Tous en même temps, ils enfoncent la main dans la boue, puis reculent d’un pas : devant eux se dresse à présent une nouvelle rangée de jeunes pousses.
Ce matin, les apprentis riziculteurs sont pour la plupart tokyoïtes : ils ont quitté la capitale de bonne heure pour rejoindre la ville d’Ogawamachi.

Tomoko, qui étudie le management dans la mégalopole, est venue parce que « cultiver le riz me rappelle quand j’aidais mes parents à entretenir le potager familial ».
Plus loin, une famille est venue « pour le plaisir qu’on ressent quand on a les deux pieds dans la boue de la rizière ». Comme eux, de nombreux citadins rêvent aujourd’hui d’une nouvelle vie à la campagne, et y apportent du sang neuf bienvenu.

Car depuis les années 1960, les espaces ruraux vieillissent et se dépeuplent, si bien qu’un nouveau mot a été forgé pour les décrire : les kaso chiiki (« régions sous-peuplées »). Elles couvrent près de 60 % du territoire. 82,5 % des municipalités du Japon ont enregistré une baisse de la population ces dernières années, d’après les statistiques du gouvernement.
Un espace en recomposition
Mais le phénomène n’est pas une fatalité. « Face au déclin de la population dans les zones rurales, le réflexe est de crier à la catastrophe, de montrer les écoles qui ferment, les maisons abandonnées, etc . », remarque Sebastian Polak-Rottman, un sociologue basé dans l’archipel qui a codirigé un ouvrage sur la ruralité japonaise.

Ses recherches et celles de ses collègues montrent au contraire que les campagnes sont moins en proie à un abandon qu’à une « reconfiguration ». « Les campagnes sont un espace dynamique, et les changements actuels donnent aux gens qui n’avaient pas de voix auparavant la possibilité de devenir des acteurs et de proposer des activités différentes », dit-il.
Les néoruraux japonais sont, pour beaucoup, à la recherche d’alternatives, dans un pays plus normé et capitaliste que la France : ceux qui s’installent avec des projets d’agriculture alternative, de centres culturels, d’écotourisme peuvent ainsi apporter un nouveau souffle à des campagnes rendues exsangues par la centralisation du pays.

« Beaucoup de néoruraux appartenaient à l’élite, avaient un travail bien payé et un bon statut social », observe Susanne Klien, chercheuse à l’université d’Hokkaido spécialisée sur les néoruraux.
« Un certain nombre de mes enquêtés ont traversé une crise existentielle »
Pour elle, la principale différence entre la dynamique en Europe et au Japon, c’est la culture du travail : il n’est pas rare, dans l’archipel, de travailler de neuf heures du matin à neuf heures du soir, en prenant à peine une semaine de congés par an.
« Un certain nombre de mes enquêtés ont traversé une crise existentielle, et ont vu la vie à la campagne comme le seul moyen de retrouver du temps pour soi et en famille », explique-t-elle.

Conscient de ce défi, le gouvernement japonais a créé un programme de mura okoshi (« revitalisation des villages ») ou machi okoshi (« revitalisation des villes ») : dans les faits, il s’agit de financer — pas assez, regrette la chercheuse — des projets de jeunes urbains qui souhaitent s’installer dans les zones rurales et participer à l’économie locale.
« La plupart des paysans d’Ogawamachi font un travail formidable — avec peu de machines, peu de produits chimiques, et pour produire des légumes ou du riz d’excellente qualité, dit Haruka Senchi, arrivée dans la ville depuis deux ans en tant qu’agent de machi okoshi, et membre du groupe OgaTō. Mais ils ne savent pas comment mettre en avant leur démarche ; mon travail est de les aider à valoriser le leur. »
Chassé-croisé
Haruka observe aussi un chassé-croisé étonnant : « Les jeunes d’Ogawamachi partent à Tokyo pour y trouver un emploi ; ceux de Tokyo viennent ici parce qu’ils sont épuisés par les grandes villes. On voit en ce moment une nouvelle tendance : les jeunes partis à la capitale commencent à revenir ici parce qu’ils voient qu’il y a une nouvelle dynamique. »

En toile de fond de la journée de riziculture, l’organisateur de l’événement et fondateur d’OgaTō, Futoshi Sato, professeur d’écologie à l’université de Rikkyo, sème des graines pour promouvoir les modes de vie alternatifs et sortir de la culture capitaliste.
Après les travaux dans la rizière, le groupe s’abrite à l’ombre d’une grange pour un moment de débat. Si la pratique est classique en France, elle est hétérodoxe au Japon : dans l’archipel, il serait plus commun qu’on s’adresse à Futoshi Sato avec déférence, en l’appelant « Futoshi-sensei », et qu’il dispense un enseignement à la manière d’un cours magistral, que personne n’oserait remettre en question.
Mais le quinquagénaire fait plutôt l’inverse, et s’assied dans un coin de la grange, écoute les participants, et laisse ses deux jeunes partenaires animer les discussions.

« Le Japon a oublié comment débattre, observe-t-il. L’école n’apprend aux jeunes qu’à répondre aux questions, pas à en poser. Si on veut développer des modes de vie alternatifs ici, la première chose à faire est donc de recréer des espaces de discussion. »
« Quand je suis à Tokyo, je n’ai pas envie de discuter »
Et en effet, la conversation patine un peu, même si certaines interrogations finissent tout de même par être soulevées : « Quand je suis à Tokyo, je n’ai pas envie de discuter avec mes voisins de palier, ou avec les gens dans le métro, observe un participant. Ici, je suis content d’échanger avec vous. Pourquoi ? »

Si l’atelier est organisé dans la ville d’Ogawamachi, c’est parce qu’il s’agit du bastion de l’agriculture bio au Japon — un pays réputé pour utiliser des quantités disproportionnées de pesticides, près de six fois plus que la moyenne européenne, d’après l’OCDE.
La pratique de la bio y a été introduite dans les années 1980 par Yoshinori et Tomoko Kaneko, et les fermiers voisins ont vite emboîté le pas : la ville a depuis été reconnue laboratoire de l’agriculture biologique par le ministère de l’Agriculture.

Tomoko Kaneko nous reçoit dans une grande maison au milieu de sa ferme. C’est une octogénaire souriante et généreuse, qui mène la conversation avec douceur tout en gardant un œil sur le match de baseball diffusé par une télévision dernier cri : « La nourriture est à la base de notre vie ; si la base n’est pas bonne, tout le reste ne peut pas être bon », explique-t-elle avec bonhomie.
« On prend soin du sol, et la nature s’occupe du reste »
On lui demande s’il y a un secret à l’agriculture biologique. Elle sourit : « C’est le sol qui est le plus important ; on n’utilise pas de produits chimiques, on prend soin du sol, et la nature s’occupe du reste. Nous, on ne produit rien ; c’est la nature qui produit. » Elle dispense aujourd’hui ce savoir à de jeunes agriculteurs qui viennent étudier à la ferme — elle en a reçu plus de 400 ces dernières années.

À quelques heures de route de là, dans la ville de Shinano, près de Nagano, c’est Fumiya Hisakawa, un Japonais qui partage sa vie entre Paris et le Japon depuis une quinzaine d’années, qui a rapporté de France un projet de tiers lieu rural.
Le quadragénaire, bon vivant et affable, invite une poignée d’amis à une soirée pour peaufiner l’endroit : d’un côté, une épicerie locale, qui vend les légumes dont les supermarchés voisins ne veulent pas, préférant importer des cultures depuis le Brésil.

De l’autre, un restaurant et café associatif où il prévoit d’organiser des événements et d’inviter des artistes en résidence : « Ici c’est la campagne, il n’y a pas grand-chose, pas de cinéma, mais il y a beaucoup de temps », se réjouit-il. Parmi les invités, un torréfacteur, un illustrateur qui a travaillé pour le New York Times, un représentant d’Apple Music, certains fraîchement arrivés, d’autres locaux de longue date.
Fumiya s’interrompt un moment pour écouter le flash info de France Inter diffusé par sa radio, puis reprend : « Pendant la pandémie, on a compris qu’on ne pouvait rien produire en ville. Ici, on a un champ pour cultiver des légumes, il y a l’eau de la montagne qui coule, fraîche, toute l’année. S’installer ici, c’est répondre à une question fondamentale : comment souhaite-t-on vivre ? »