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Culture

Comment les organisations internationales ont « saboté » les négociations climatiques

La mine de Garzweiler (Allemagne). L'impuissance climatique a été entretenue par les acteurs onusiens, tant est grande la collusion entre organismes internationaux et le secteur privé.

Les organisations internationales – COP, Giec, Pnue – ont échoué à préserver le climat, laissant les grosses entreprises orienter les négociations. Une mascarade détaillée par Fabrice Nicolino dans « Le grand sabotage climatique ».

Paris, décembre 2015. Les télévisions du monde entier braquaient leurs caméras sur la clôture de la vingt-et-unième Conférence des parties (COP). Les représentants de 195 pays signaient alors un accord sur le climat, présenté comme « historique », promettant de contenir la hausse des températures bien en-dessous de 2 °C voire à moins de 1,5 °C par rapport au niveau préindustriel. Sauf que, derrière la savante mise en scène médiatique, ledit Accord de Paris ne posait aucune contrainte juridique aux signataires… Depuis 2015, aucun État – sauf la Gambie – n’a suffisamment réduit ses émissions de gaz à effet de serre (GES) pour respecter les termes de l’accord.

Cette déconvenue ne surprend pas Fabrice Nicolino. Dans son dernier essai, Le grand sabotage climatique (Les Liens qui libèrent), le journaliste (de Charlie Hebdo) retrace l’histoire des organisations internationales consacrées à la lutte contre le réchauffement climatique depuis le premier Sommet de la Terre à Stockholm, en 1972. Une histoire pavée de belles intentions… et d’aucun résultat tangible.

Thatcher et Reagan ont imposé la présence des États au sein du Giec (ici, session de travail du groupe en 2019). © IPCC/IISD/ENB/Mike Muzurakis

Écumant les rapports d’activités et autres publications administratives des instances onusiennes, depuis la création du Programme des Nations unies pour l’environnement (Pnue) jusqu’aux dernières COP, Nicolino relève un trait caractéristique : en un demi-siècle, les mots et concepts ont été ressassés des millions de fois… sans qu’une réelle action ambitieuse ait été mise en œuvre par les instances. Dès le premier Sommet de la Terre apparaît par exemple le concept d’« écodéveloppement », ancêtre du « développement durable » inventé une quinzaine d’années plus tard, sans que quiconque ne l’ait vraiment défini. Des termes aussi flous vogueront par conséquent, aux côtés de la « croissance verte » ou « bleue » et de « l’éco-efficience », sans aucune profondeur sémantique.

Narquois, l’essayiste note ainsi que, dans les textes du Pnue, « le vocabulaire entame un bras de fer perdu d’avance avec une réalité qui se dérobe. Le Pnue ou l’école de l’impuissance. Et de la jouissance de l’impuissance ». De fait, si les différentes publications institutionnelles brassent le plus souvent du vent, elles savent s’attirer les faveurs des médias du monde entier lors des grand-messes que sont les Sommets de la Terre et les COP.

Des instances internationales incapables de faire bouger les États

Cette jubilation médiatique est certainement le seul pouvoir entre les mains des instances onusiennes. Nicolino s’attarde peu sur ce point, mais on sent, à la lecture des textes officiels qu’il égrène, combien ces instances demeurent impuissantes face aux États. On mesure leur faiblesse à la lecture du compte-rendu de l’Assemblée générale en 1988 de la Convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d’extinction (Cites), qui se contente de « prier » les États membres d’appliquer ses règlementations en faveur du maintien de la biodiversité, à défaut de pouvoir les contraindre juridiquement.

De même, Nicolino rappelle la pression exercée par Margaret Thatcher et Ronald Reagan lors de la création du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec) en 1988 : pour éviter toute indépendance des scientifiques, « soupçonnés de militantisme », les deux chefs d’État imposent la présence des États au sein du Giec, de manière à ce que celui-ci « compose avec la diplomatie et surtout avec le poids des supposés Grands de la planète ». De sorte que les fameux rapports du groupe sont le fruit d’un compromis entre ces États et, aux dires de l’auteur, minimiseraient probablement l’ampleur du réchauffement climatique. En fait, le Giec s’est émancipé au long des années de cette tutelle initiale pour gagner en autonomie, et ses rapports ne sont plus sérieusement contestés.

Toutefois, l’impuissance n’est pas le seul fait des États ; elle est aussi consciemment entretenue par les acteurs onusiens. Si l’on se gardera de suivre l’attaque de « corruption » portée par Nicolino envers ceux qu’il nomme « la petite tribu climatique », faute de preuve de pots-de-vin et autres détournements d’argent, on notera en revanche à quel point les portes tournent entre les organismes internationaux et le secteur privé.

Point de contrainte : en 1988, la Cites, chargée de préserver la biodiversité, s’est contentée de « prier » les États membres d’appliquer ses règlementations. © Emmanuel Clévenot / Reporterre

Les pères fondateurs du Pnue et du développement durable en sont les meilleurs exemples. Ainsi, le Canadien Maurice Strong (1929 – 2015), organisateur du premier Sommet de la Terre, fondateur du Pnue et surnommé « Father Earth » - « Père Terre » - dans son pays natal, travaillait avant et entre chacune de ses missions onusiennes au sein de grandes industries pétrolières. Pour organiser en 1992 le Sommet de la Terre à Rio, il fit appel aux services du milliardaire suisse Stephan Schmidheiny. Celui-ci était alors connu pour ses démêlés avec les ouvriers de son entreprise italienne Eternit, productrice d’amiante, affaire au terme de laquelle il fut condamné en 2013 par la cour d’appel de Turin à dix-huit ans de prison ferme. Fort de son influence et de son carnet d’adresse, Schmidheiny créa, trois ans après Rio, le World Business Council for Sustainable Development (WBCSD), une coalition de multinationales prônant le « développement durable »… sans aucune politique concrète de réduction de leurs émissions de GES.

Nous voici au cœur de la thèse de Nicolino. Selon lui, les différentes organisations internationales consacrées à la lutte contre la guerre au vivant – Cites, COP, Giec et Pnue au premier chef – ont échoué dans leur mission du fait de la place trop grande qu’elles laissèrent volontairement aux multinationales, y compris les plus polluantes. Invités poliment à entrer dans la bergerie, ces loups n’hésitèrent pas à saccager le troupeau. Pire : à en prendre la tête. Après avoir alimenté le discours climatosceptique au cours des années 1990 et 2000, les industriels de l’énergie, de la chimie et de l’agro-industrie changèrent de tactique. Ils s’efforcèrent de se présenter comme les nouveaux champions de l’écologie, pleinement engagés dans un « développement durable » qui n’entrave aucunement leurs activités les plus destructrices, alors qu’eux-mêmes savaient de longue date quelles en étaient les conséquences.

Au lieu de coopérer avec les peuples révoltés, l’ONU se tourna vers les industriels

S’élabore ainsi une novlangue, inventée par les industriels et reprise par l’ONU, les gouvernements, les médias et certaines ONG, à l’instar de la « responsabilité sociétale des entreprises », promue par le WBCSD de Schmidheiny, ou de l’« empreinte carbone », popularisée au milieu des années 2000 par British Petroleum. Ainsi, « des milliers d’entreprises du monde entier – des dizaines, des centaines de milliers – vont modifier non pas leurs pratiques, mais leurs discours » et, mieux encore, diluer leurs responsabilités en faisant croire à une culpabilité globale de tous les citoyens.

En définitive, que retenir du Grand sabotage climatique ? Si l’ouvrage, souvent décousu, survalorise sans doute le rôle de ses personnages – bien que l’auteur se défende de voir une quelconque machination secrète derrière les organisations et manifestations internationales –, il a le mérite de pointer du doigt certaines causes de l’inaction politique en faveur de la planète depuis les années 1970.

Une novlangue, inventée par les industriels, a été reprise par l’ONU, les gouvernements, les médias et certaines ONG, à l’instar de la « responsabilité sociétale des entreprises » de l’« empreinte carbone ». Flickr / CC BY 2.0 / IAEA Imagebank

À rebours des mobilisations populaires des années 1960 et 1970 qui contestaient directement les ravages environnementaux du capitalisme, l’ONU, encore pétrie par le modèle du « développement » social et économique du Sud, fit le choix d’adapter celui-ci aux contraintes du réchauffement climatique au lieu de l’abandonner tout bonnement. Au lieu de coopérer avec les peuples révoltés, l’ONU se tourna vers les industriels, espérant modifier leurs pratiques… sans aucun pouvoir coercitif à leur égard. De fait, plutôt que d’un « sabotage », il faudrait parler de « sabordage » pour l’ONU. Il faut cependant rappeler que l’ONU regroupe les Etats, qui sont représentés par leurs gouvernements. Elle n’a d’autonomie que celle que lui consentent ceux-ci. En revanche, une fois conviés dans ses instances par l’ONU, les industriels, eux, n’eurent d’autre ambition que de saboter toute politique ambitieuse de manière systématique.

La conclusion s’impose d’elle-même : rien ne sert d’attendre quelque chose des puissants, mieux vaut prendre les devants et saboter les saboteurs.

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Le grand sabotage climatique. Révélations sur un système corrompu, de Fabrice Nicolino, aux éditions Les Liens qui libèrent, septembre 2023, 352 p., 22,5 euros.

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