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EnquêteQuotidien

Confinés dans les Ehpad à cause du coronavirus, le dur quotidien des plus vieux

Le nombre de personnes touchées par le coronavirus dans les maisons de retraite et les Ehpad augmente chaque jour. Pour tenter d’endiguer l’épidémie, le gouvernement a interdit les visites : le coup est rude pour les plus âgés, confinés et donc isolés. Mais il y a des alternatives à l’institutionnalisation des plus vieux.

Le bilan de l’épidémie de Covid-19 s’alourdit dans les maisons de retraite. Dans un Établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad) de la région Occitanie, cinq résidents sont morts en quatre jours et le médecin coordinateur, qui travaille dans plusieurs établissements, a été testé positif au coronavirus. Dans un autre Ehpad situé entre Montpellier et Lunel (Hérault), trois pensionnaires et employés sont décédés depuis le début de la crise sanitaire et 47 des 70 résidents seraient infectés par le virus. L’Ehpad de Thise (Doubs) déplore la disparition de onze personnes âgées depuis le début de la pandémie. Sept pensionnaires et quatre soignants de l’Ehpad Sainte-Élisabeth à La Puye (Vienne) ont été infectés par le virus, et une dame de 85 ans a été emportée par la maladie. Un autre foyer épidémique a été identifié dans l’Ehpad de Cornimont (Vosges), avec deux résidents décédés et cinq personnes infectées, dont trois membres du personnel. Un résident décédé dans un Ehpad de Mulhouse (Haut-Rhin), trois autres à l’Ehpad de Louveciennes (Yvelines), une autre à l’Ehpad de Sillingy (Haute-Savoie)…

L’épidémie de Covid-19 touche durement les personnes vivant en Ehpad.

Cette sinistre liste pourrait encore s’allonger : rien qu’au cours de la journée du jeudi 19 mars, un cas a été détecté dans une maison de retraite de Bayonne (Pyrénées-Atlantique), un autre dans un Ehpad de Saran (Loiret), ainsi qu’un autre dans un Ehpad de Salbris (Loir-et-Cher) et six autres, dont un soignant, dans la maison de retraite de Saint-Saturnin (Sarthe).

« Nous n’avons pas de masques, ou si peu. Nous sommes seuls. La situation est intenable »

La situation est d’autant plus préoccupante que les personnes âgées de plus de 80 ans sont particulièrement vulnérables. « Selon une étude du Centre chinois de prévention des maladies, le taux de mortalité du coronavirus chez les personnes âgées de plus de 80 ans s’élève à 14,8 % mais n’atteint que 0,2 % chez les malades de 30 à 39 ans », rapporte le néphrologue et pharmacologue Gilbert Deray, chef du service de néphrologie à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière à Paris. Et les conditions de vie en collectivité, ajoutées aux va-et-vient du personnel soignant, favorisent la propagation de la maladie. « Dès que le virus est entré dans l’Ehpad, c’est 5, 10, 15, 20, 75 % des résidents atteints et des taux de mortalité qui dépassent dans certains établissements les 30 % », s’alarme Gaël Durel, président de l’Association nationale des médecins coordonnateurs.

Quant aux moyens de prévention – masques, gel hydroalcoolique –, ils font cruellement défaut dans de nombreuses maisons de retraite. « Nous n’avons pas de masques, ou si peu. Nous sommes seuls. La situation est absolument intenable », a alerté de manière anonyme le directeur d’un Ehpad d’Occitanie où cinq résidents sont morts en quatre jours. Le même cri de détresse résonne dans de nombreux établissements, relayé hier par le président du conseil départemental du Tarn Christophe Ramond, qui a enjoint dans un courrier le ministre de la santé Olivier Véran « d’apporter des solutions rapides capables de répondre à cette crise sanitaire ».

Pour tenter d’endiguer l’épidémie, le gouvernement a interdit les visites dans les Ehpad dès le mercredi 11 mars. Les maisons de retraite sont également concernées par les mesures de confinement mises en place mardi 17 mars. Depuis, les personnels doivent faire face à un nouveau casse-tête : aider les pensionnaires à maintenir leur lien vital avec le monde extérieur, et notamment leurs proches.

L’enjeu est plus important qu’il n’y paraît. « Quand les personnes âgées ne sont plus stimulées, elles peuvent développer un syndrome de glissement où elles se laissent partir, se laissent mourir, redoute Karine Bastien, animatrice à la maison de retraite Simon-Bénichou de Nancy (Meurthe-et-Moselle), jointe au téléphone par Reporterre [1]. En cette période d’épidémie, où il n’y a plus d’autre contact physique que la toilette, où on leur parle à travers des masques, c’est vraiment dur pour elles. Le confinement et la solitude peuvent faire réapparaître des troubles du comportement, un arrêt de l’alimentation, un laisser-aller. Ce sont les liens qui font qu’elles tiennent. Quand vous savez que votre fils va venir vous rendre visite, vous vous apprêtez, vous allez essayer de paraître en forme. Si vous ne voyez personne, pourquoi vous laver, vous habiller, sortir de votre lit ? »

Les contacts et les activités sont primordiales pour stimuler les personnes âgées.

Ces questionnements sur les liens entre Ehpad et reste du monde sont forts en période de pandémie, mais ne sont pas nouveaux

Pour limiter le risque, la maison de retraite nancéienne, déjà à la pointe de l’écologie et de l’ouverture au monde, redouble d’inventivité. « Nous avons demandé aux soignants de multiplier les activités avec les résidents : jeux, massages bien-être, esthétique, coiffure. Nous avons ouvert une page Facebook pour organiser des appels vidéo avec les familles, énumère Mme Bastien. Pour les familles, cela permet de vérifier que son parent a bonne mine, se comporte comme d’habitude. Tout le monde est ravi ! » Grâce à ces mesures, les pensionnaires gardent le moral malgré l’isolement. « Ils sont assez fatalistes concernant le confinement, observe l’animatrice. Ils savent qu’il s’agit d’une mesure nationale prise pour le bien de tous, y compris le leur. Ce qui les intéresse, c’est de protéger leurs proches. La situation est surtout difficile pour les personnes souffrant de troubles cognitifs – la majorité de notre population –, qui déambulent beaucoup et ne comprennent pas pourquoi elles ne peuvent plus quitter leur chambre. Heureusement, le personnel est sensibilisé et soigne le relationnel pour éviter qu’elles ne dépriment et ne se referment sur elles-mêmes. »

Madeleine Bignon, 91 ans, habite à la maison de retraite Simon-Bénichou depuis six ans et s’y plaît bien, d’autant plus que ses enfants habitent juste à côté et ont l’habitude de lui rendre visite chaque jour. « Depuis le début du confinement, mon fils, ma fille et moi nous appelons deux fois par jour, matin et soir, raconte-t-elle à Reporterre [2]. Nous avons aussi testé l’appel vidéo sur la tablette avec Karine. Mes enfants me demandent de mes nouvelles et je leur demande des nouvelles d’eux et de mes petits-enfants. Sinon, l’épidémie, je vis avec. Je regarde les informations le matin, avec le décompte des décès. Mais je ne crains pas pour moi : j’ai fait mon temps. » Sa fille Françoise [3], bien qu’elle ait « entièrement confiance » dans le personnel de l’Ehpad, n’est pas tranquille. Ses visites quotidiennes à sa mère lui manquent. « Je sais que pour plusieurs petites choses de la vie quotidienne – ranger l’armoire, regarder les comptes en banque… –, elle préfère demander service à ses enfants plutôt qu’au personnel. Surtout, grâce à mes visites, elle reste dans la vie de tous les jours, ouverte au monde extérieur : elle me regarde faire de la couture, nous commentons L’Est républicain, nous sortons voir les fleurs pousser dans le parc d’à côté… Que faire si le confinement venait à durer ? Lui faire livrer des fleurs ? Lui dégoter un nouveau téléphone où elle pourrait recevoir des photos, sachant qu’elle a déjà parfois du mal à nous téléphoner avec son téléphone actuel ? »

Refuser « l’âgisme », c’est-à-dire la discrimination de personnes du fait de leur grand âge

Ces questionnements sur les liens entre Ehpad et reste du monde, sur le regroupement des personnes âgées dépendantes dans des établissements de vie en collectivité et souvent très médicalisés, sont particulièrement aigus en période d’épidémie mais ne sont pas nouveaux. En 2019, des témoignages accablants émanant de familles et de soignants ont inondé la presse, évoquant plusieurs cas de maltraitances institutionnelles sur fond d’un abyssal manque de moyens : aides-soignantes seules pour s’occuper de trente patients souffrant de la maladie d’Alzheimer, toilettes bâclées par manque de temps, repas administrés en dix minutes… Dans son avis Enjeux éthiques du vieillissement de février 2018, le Comité consultatif national d’éthique (CCNE) y voit une conséquence de « l’âgisme » – autrement dit la discrimination de personnes du fait de leur grand âge – à l’origine de « l’isolement dans un lieu (souvent l’Ehpad) où sont concentrés volontairement les “sujets à problèmes” que sont devenues les personnes âgées ».

Atelier à la résidence de l’Abbaye, un Ehpad de Saint-Maur (Val-de-Marne).

Des alternatives aux Ehpad existent

« Fragilisation » liée à la « surmédicalisation de la vieillesse », « tendance à la négation de l’autonomie de la personne âgée »… Le constat est sévère. De même que les conséquences de cette relégation des personnes âgées : « La France a le triste privilège d’avoir, au sein de la communauté européenne, le taux le plus élevé de suicide des personnes âgées de plus de 75 ans. En France, chaque année, 3.000 personnes de plus de 65 ans mettent fin à leurs jours, soit près d’un tiers de l’ensemble des suicides en France, et ce dans une relative indifférence générale. Au-delà de 85 ans, le taux de suicide est le plus élevé de la population », indique le CCNE. L’hébergement en Ehpad n’améliore pas la situation : « Les trois quarts des personnes résidentes interrogées auraient souhaité ne pas vivre la fin de leur existence en Ehpad. [...] L’institutionnalisation des personnes âgées est un facteur de risque de dépression. Dans les Ehpad, 40 % des résidents présentent un syndrome dépressif ; 11 % ont des idées de suicide. »

Ces risques vont concerner un nombre croissant de personnes. « Fin 2016, il y avait 577.708 personnes âgées en hébergement permanent en France, et les agences régionales de santé (ARS) ont prévu d’installer 12.320 places d’hébergement permanent supplémentaires dans la période 2017-2021 », écrit le CCNE dans son avis.

La plupart des personnes âgées souhaiteraient continuer à vivre, voire mourir chez elles. Quand cela n’est plus possible, il existe des solutions alternatives à l’Ehpad, comme la Maison des Babayagas de Montreuil (Seine-Saint-Denis), bâtiment collectif autogéré réservé aux femmes de plus de 60 ans ouvert en 2012. Ou la coopérative Chamarel et son habitat participatif de Vaulx-en-Velin (Rhône), où résident et s’organisent collectivement 17 personnes âgées de 62 à 82 ans. D’autres choix existent, comme l’habitat intergénérationnel où une personne âgée en héberge une plus jeune pour bénéficier de sa compagnie et de menus services, ou l’accueil familial où une famille habilitée accueille chez elle une ou plusieurs personnes âgées. Toutes permettent d’améliorer l’intégration des personnes âgées dans la société tout en respectant leurs rythmes.

Après avoir longtemps été aide-soignante en Ehpad et en gériatrie, Sophie Blondeel, 48 ans, travaille pour l’entreprise CetteFamille comme accueillante familiale en Haute-Marne pour quatre personnes âgées. « L’Ehpad m’a beaucoup appris, mais cela a fini par ne plus convenir à mes convictions personnelles : moi-même, le matin, je mets plus de quinze minutes à me lever, me laver et m’habiller, alors comment le demander à une personne âgée ? Et puis, en tant qu’aide-soignante, on a tendance à faire à la place des gens, raconte-t-elle à Reporterre [4]. Chez moi, au contraire, les pensionnaires vivent à leur rythme, se lèvent quand ils le souhaitent. Deux d’entre eux sont en couple et peuvent dormir ensemble. Nous avons défini ensemble un planning de petites corvées qu’ils effectuent eux-mêmes, pour garder leur autonomie – et tant pis s’ils les font moins bien ou plus lentement que moi. Ils décident aussi de quand ils reçoivent leurs amis. La question fondamentale est : la société regarde-t-elle les personnes âgées comme de vraies personnes ? En a-t-elle seulement le temps, la patience et les moyens ? »

La cuisine de la coopérative Chamarel, qui gère un habitat participatif de Vaulx-en-Velin.

Céline Barré, elle, est chargée de mission pour l’association nantaise Le temps pour toiT, qui organise la cohabitation entre des personnes âgées et plus jeunes. « Avant, j’étais chargée de secteur dans une fédération qui œuvre dans l’aide à domicile et je constatais que, parfois, des personnes âgées étaient envoyées à l’Ehpad simplement parce qu’elles ne pouvaient plus rester seules la nuit à cause des chutes ou de l’angoisse d’une maison vide, explique-t-elle à Reporterre [5]. Or, le maintien à domicile est un enjeu s’il permet de respecter les choix de la personne âgée. En plus cette solution permet de cultiver un lien intergénérationnel alors que, souvent, jeunes et vieux se méconnaissent. Et certains jeunes sont demandeurs, surtout ceux qui débarquent pour les études dans une grande ville où ils ne connaissent personne. Nous recevons parfois des jeunes qui ont commencé l’année seuls dans un studio et se tournent vers nous parce qu’ils cherchent une présence, quelqu’un avec qui échanger en cas de coup de blues ! »

Évidemment, l’épidémie de coronavirus bouleverse les habitudes de ces hébergements pour personnes âgées pas comme les autres. À l’association Le temps pour toiT, les coups de fil angoissés affluent : que va-t-il se passer si « mon » étudiant repart chez ses parents pendant le confinement ? Ou rester chez moi toute la journée ? Mais tous peuvent aussi représenter une partie de la solution. « L’accueil familial, où le nombre de personnes en contact est limité, est moins risqué que la vie en collectivité, qui consiste à rassembler 80 personnes âgées au même endroit avec 50 personnels qui tournent autour et font des allers-retours avec l’extérieur, dit à Reporterre Manon Cerdan [6], directrice innovation médico-sociale et qualité de CetteFamille. Par ailleurs, il y a souvent une infirmière qui vient tous les jours pour faire la toilette et qui pourra détecter des soucis. »

Enfin, ils pourraient contribuer à aider les personnes âgées à reprendre en main leur santé et leur vie, en toute autonomie. « Quand l’épidémie a commencé à s’aggraver, ceux qui le pouvaient se sont réunis dans la salle commune – les autres se sont exprimés par mel – et on a décidé collectivement d’annuler tous les événements culturels prévus par la commission événementielle ainsi que les visites dans la chambre d’amis, raconte à Reporterre Anne Frostin [7], membre de la coopérative Chamarel. Comme c’est nous qui l’avons choisi, nous nous sentons plus concernés que s’il s’était agi d’instructions de l’extérieur nous imposant de ne plus rencontrer personne. Notre système ne me semble pas si mal, par rapport aux maisons de retraite ou aux résidences pour seniors où les gens ne maîtrisent pas leur vie ou leur habitat, et où la responsabilité juridique de la direction des établissements est si grande qu’ils ne peuvent pas prendre de risques. »

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