Consommateurs : pourquoi ils se ruent sur le « Black Friday »

Jeudi 25 novembre 2021 dans les rues de Paris. - © Nnoman Cadoret/Reporterre
Jeudi 25 novembre 2021 dans les rues de Paris. - © Nnoman Cadoret/Reporterre
Durée de lecture : 7 minutes
Économie QuotidienLe « Black Friday » est écologiquement irresponsable, maltraitant pour les vendeurs et souvent malhonnête. Rencontre avec des consommateurs guère dupes de cette incitation à la consommation mais souvent contraints par leur budget.
Paris (Île-de-France), reportage
La veille du « Black Friday », qui se déroule vendredi 26 novembre, les rues et les boutiques du quartier de la gare Saint-Lazare, à Paris, avaient déjà revêtu leurs habits promotionnels [1]. À l’entrée du passage du Havre, les promeneurs étaient invités à « passer faire des affaires ». Sur la façade de Citadium, le temple de la mode vestimentaire streetwear, un panneau numérique géant indiquait : « "Black Friday", jusqu’à - 50 % ». Dans la plupart des rayons de prêt-à-porter, de mobilier, de multimédia ou d’électroménager, des étiquettes et des pancartes colorées chantaient la même rengaine.

« Depuis des jours, les mastodontes du commerce nous matraquent dans les rues, mais aussi dans nos boîtes mels et les médias », observe Lucile, 45 ans, consultante en relations humaines, vêtue d’un manteau neuf. « On sent qu’on rentre dans un tunnel, jusqu’à Noël, où nous sommes priés d’“acheter, acheter, acheter”, alors qu’en même temps nous devons faire attention à la planète. »

En France, la publicité pour le « Black Friday » est, en principe, interdite. Dans le cadre de la loi anti-gaspillage du 10 février 2020, les parlementaires avaient voté un article de loi, surnommé « Black Friday », ayant pour but de lutter contre la surconsommation engendrée par cet événement. L’article de loi prévoyait l’interdiction « dans une publicité, de donner l’impression, par des opérations de promotion coordonnées à l’échelle nationale, que le consommateur bénéficie d’une réduction de prix comparable à celle des soldes », en dehors des périodes de soldes définies par la loi [2].
Le ministre de l’Économie se dit impuissant
Dans les faits, ce dispositif n’est jamais appliqué. Au mépris de la loi, le ministre de l’Économie, Bruno Le Maire, déclarait en novembre 2020, sur la chaîne télévisée BFMTV, que « le "Black Friday", c’est une opération promotionnelle d’ordre privé, je n’ai pas la possibilité de l’interdire ». « Laisser perdurer le “Black Friday”, c’est bafouer l’intention du législateur et nier les attentes des citoyennes et des citoyens », rétorque Alice Elfassi, responsable des affaires juridiques au sein de Zero Waste France. En attendant, cette journée de promotion, qui s’étale en réalité sur plusieurs jours, « continue de provoquer des achats compulsifs », dénonce l’association de lutte contre le gaspillage.

En cette soirée d’automne, sous les illuminations de Noël qui luisent au-dessus des têtes, Imen et Camille, lycéennes, sont venues faire leurs emplettes. Comme six Français sur dix, elles ont coché ce rendez-vous né aux États-Unis et importé en 2013 par le géant du commerce en ligne Amazon. « Aujourd’hui, c’est entré dans nos habitudes », dit Camille. L’an dernier, selon les données Criteo, le « Black Friday » a engendré un pic de + 127 % de ventes par rapport à la moyenne d’octobre.

« Je suis consciente que ce sont des grands coups de communication qui nous incitent à acheter toujours plus, mais j’avoue que je suis un public pour cette com’, je profite des prix cassés pour me faire plaisir », explique Camille. « En gros, le "Black Friday", ça pousse à entrer dans un magasin pour acheter les chaussettes dont on a besoin, et à en sortir avec un sac plein de choses qui ne sont pas forcément nécessaires », résume Imen.
« 50 euros, ça compte dans mon budget »
Rencontré près d’une bouche de métro, rue Saint-Lazare, Nikos est d’humeur guillerette. Les pommettes rougies par la bise, cet étudiant grec de 32 ans porte précieusement la console de jeu qu’il vient d’acheter. « Elle m’occupera pendant les soirées d’hiver », dit-il. « Elle était à cinquante euros de moins, précise le doctorant. Je sais que le “Black Friday” pose plein de problèmes, mais 50 euros, ça compte dans mon budget : sans cette réduction, je n’aurais jamais pu l’acheter. »

Jérémy, 18 ans, sort de la Fnac, une chaîne de magasins spécialisée dans la distribution de produits culturels et électroniques. Pour cet étudiant en prépa, la proximité du « Black Friday » avec Noël en fait « le moment idéal pour anticiper les cadeaux ». En épluchant les catalogues de promotion reçus chez lui, il est parvenu à dégoter une télévision pour sa grand-mère.
Des fausses promos monnaie courante
Cet étudiant craint, néanmoins, d’être « trahi » : « Certaines enseignes gonflent les prix initiaux et présentent de fausses promotions », assure-t-il. L’observatoire de la consommation UFC-Que Choisir a en effet démontré, à plusieurs reprises, que cette pratique était courante. Sur 31 603 produits suivis lors du « Black Friday » 2018, seuls 8,3 % avaient vu leur prix réellement baisser. « Et les consommateurs, comme moi, on tombe dans le panneau », déplore Jérémy.

Pendant ce temps, dans les magasins, les petites mains de la vente travaillent « dans des conditions hardcore », comme le confie à Reporterre une vendeuse, qui a souhaité rester anonyme et travaille dans une grande surface de prêt-à-porter. « En ce moment, nous recevons une pression de malade pour tout écouler », confie la jeune femme, qui reçoit chaque jour les objectifs de chiffre d’affaires qu’elle doit atteindre. Le tout « en étant en sous-effectif, à courir partout, avec la peur de rater une vente », raconte-t-elle.
« Plus malsain que les soldes » pour les vendeuses
Elle dit être « traitée comme une moins que rien », travailler pendant dix heures, debout, sans avoir le droit de s’asseoir en dehors d’une heure de pause le midi et dix minutes de pause dans l’après-midi. « Comme notre principal concurrent a décidé de commencer le “Black Friday” lundi, nous avons reçu l’ordre tout ré-étiqueter en urgence pour nous aligner dès mardi », dénonce-t-elle. Pour elle, le « Black Friday » est « plus malsain que les soldes » : « Les soldes permettent d’écouler les invendus des saisons précédentes, alors que pour le "Black Friday", nous recevons des montagnes de vêtements supplémentaires. En plus, ce n’est pas forcément de la bonne "came", et ça va inciter les gens à renouveler ensuite rapidement leurs vêtements. »

Après leur balade à Saint-Lazare, Imen et Camille, les lycéennes, comptent poursuivre leurs achats sur internet. « Je sais que c’est pas beau, mais la plus grosse partie du "Black Friday", je la passe sur Amazon, CDiscount, Zalando… C’est là que sont les meilleures affaires », dit Camille. Selon des estimations de Deloitte, les ventes en ligne, déjà dynamisées par la pandémie de Covid-19 l’an dernier [3], devraient augmenter de 11 à 15 % en cette fin d’année 2021 par rapport à la fin de l’année 2020.
« Malheureusement, l’explosion du e-commerce est destructrice d’emploi », rappelle Alma Dufour, chargée de campagne aux Amis de la Terre. L’expansion du commerce en ligne aurait, en effet, détruit 81 000 emplois en solde net en France entre 2009 et 2018 [4], principalement dans les commerces de proximité. « Et cet effet s’aggrave encore, déplore Alma Dufour. En 2020, plus de 3 872 emplois ont été supprimés à la suite des fermetures de magasins d’habillement [5], contre 1 737 CDI créés chez Amazon. Les faillites de Conforama, la Halle, André, Naf Naf, Camaïeu, Célio, Comptoir des cotonniers, Forever 21, menaçaient plus de 26 000 emplois en 2019. Ces emplois, maintenus à la suite des reprises, restent en grand danger dans les prochaines années. » Pour elle, le gouvernement est responsable : « Il a renoncé à encadrer les nouvelles formes de commerce. Il a démissionné en refusant d’appliquer la loi. »