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EntretienÉconomie

« Le “Black Friday” est une vaste arnaque »

Baisse des prix trompeuse, publicité massive, absence de réglementation… Le succès du « Black Friday » repose sur une grande « arnaque », selon la chercheuse Jeanne Guien. Pour laquelle les marques et le gouvernement travaillent ensemble.

« Jusqu’à -50 % sur une sélection d’articles ! » Vendredi 26 novembre, nombreux sont les consommateurs à recevoir des courriels et des textos annonçant de « folles promotions » pour le « Black Friday ». Depuis 2013, ce phénomène venu des États-Unis incite les Français à se rendre en magasins.

La chercheuse Jeanne Guien, spécialiste de l’histoire du consumérisme, explique comment la publicité a créé de toutes pièces cet événement, et de quelle manière elle devrait être régulée pour éviter les arnaques et la surconsommation. Mme Guien est aussi porte-parole de l’association Résistance à l’agression publicitaire.



Reporterre — Le « Black Friday », journée spéciale de promotions commerciales, a lieu vendredi 26 novembre (même si des remises sont déjà appliquées depuis le début de la semaine, notamment sur des sites de commerce en ligne). Comment analysez-vous l’histoire de cet événement ?

Jeanne Guien — Le « Black Friday » est dans la lignée de ce qu’ont mis en place les premiers professionnels de la vente et de la distribution au XIXe siècle. Les grands magasins étaient en permanence ouverts, mais ils n’avaient pas de raisons pour attirer les gens tous les jours. Ils ont donc organisé des événements spéciaux dans leurs boutiques : la grande vente de blanc, de linge, de Noël, la journée spéciale parapluie... C’est ce qu’on appelle aujourd’hui du « marketing événementiel », cette volonté d’attirer les gens dans les magasins sous prétexte qu’il se passe quelque chose de particulier ce jour-là. Alors qu’en réalité, il ne se passe rien. On vend des choses qui sont déjà en magasin, on les met seulement en scène de manière nouvelle.

Le marketing événementiel, c’est aussi organiser des événements en récupérant les dates importantes du calendrier, les fêtes, les rituels. Le « Black Friday » est un phénomène venu des États-Unis en lien avec deux dates : c’est le lendemain des fêtes de Thanksgiving et un mois avant Noël. Organiser le « Black Friday », c’est profiter de Thanksgiving (qui donne des jours fériés, donc du temps aux gens) et de Noël (qui donne des raisons d’acheter). C’est reprendre cette disponibilité des gens pour les inviter à consommer.


Pourquoi cette journée rencontre-t-elle autant de succès aujourd’hui ?

Il y a un énorme dispositif de communication autour d’elle. Un événement commercial, c’est d’abord quelque chose dont on entend parler, qui suscite des pancartes, des annonces sur le web, des textos, des spams. Tout un dispositif médiatique se met en place pour donner l’impression qu’il va se passer quelque chose. Tout le monde en parle au même moment, même si c’est pour râler. C’est très caractéristique du « Black Friday », où il y a finalement beaucoup plus de publicités que de bonnes affaires à proprement parler.

« La plupart du temps, les démarques sont minuscules »

La plupart du temps, les démarques sont minuscules. C’est bien documenté par l’association de consommateurs UFC-Que Choisir : en relevant des prix annoncés avant et pendant le « Black Friday », elle a remarqué une baisse moyenne de moins de 2 % du prix... Les prix de référence, par rapport auxquels vous avez l’impression de faire une bonne affaire, sont artificiellement gonflés pendant les semaines précédant le « Black Friday ». Tout est fait pour donner le sentiment qu’il y a une occasion ce jour-là, pour créer de l’urgence. C’est comme ça qu’on accélère le passage à l’achat.

© NnoMan Cadoret/Reporterre

La publicité est-elle le seul moteur du « Black Friday » ?

Si la publicité n’était pas là pour nous annoncer le « Black Friday », personne ne le saurait ! C’est un événement artificiel créé de toutes pièces, y compris aux États-Unis. Thanksgiving et Noël existent, mais il a fallu créer l’événement commercial. Il repose sur une publicité agressive, massive, trompeuse. Vous ne pouvez pas l’éviter, les rues sont recouvertes d’affiches que vous n’avez pas envie de voir... Et la publicité ne se contente pas de créer des désirs, elle crée aussi des peurs, des hontes, des sentiments négatifs. Elle dit explicitement aux êtres humains, notamment aux femmes, que si elles ne possèdent pas tel ou tel produit, elles seront moins bien que les autres, ou rejetées. C’est très puissant.

« La promesse n’est pas tenue : c’est une vaste arnaque »

Le désir d’achat n’est pas naturel, il vient de la vie sociale. Nous vivons dans un monde où nous avons besoin de plus en plus d’objets, de plus en plus complexes et polluants. Certains sont devenus incontournables. Combien il y a-t-il de professions dans lesquelles vous n’avez pas besoin d’ordinateur ou de smartphone ? Comment faites-vous pour chercher un appartement si vous n’avez pas de numéro de téléphone pour être joint ?

En outre, en France, nous ne fêtons pas Thanksgiving, mais nous avons Noël. Ça peut être une période d’angoisse pour les gens qui n’ont pas de budget, parce qu’il y a cette obligation sociale à s’offrir des cadeaux. L’arrivée de Noël peut aider à comprendre le fait que les gens restent sensibles à la promesse économique du « Black Friday ». Mais la promesse n’est pas tenue : c’est une vaste arnaque.

© NnoMan Cadoret/Reporterre

La loi relative à la lutte contre le gaspillage, mise en place en 2020, était censée interdire les « opérations de promotion coordonnées à l’échelle nationale » qui donnent l’impression au consommateur de bénéficier « d’une réduction de prix comparable à celle des soldes ». Mais le ministre de l’Économie, Bruno Le Maire, a affirmé que cela ne concernait pas le « Black Friday ». Selon vous, l’État a-t-il un rôle à jouer dans l’encadrement de cette journée ?

On voit bien le non-rôle qu’a joué l’État en excluant le « Black Friday » de cet article. De la même façon, l’année dernière, il a fallu toute une réunion à Bercy pour que Bruno Le Maire se contente de demander aux entreprises de la grande distribution de bien vouloir « décaler » le « Black Friday » d’une ou deux semaines, comme si cela allait changer quelque chose à la lutte contre le Covid-19 ! Cela montre bien la faiblesse de l’engagement étatique pour régler ce problème.

Évidemment que l’État pourrait faire mieux, la publicité pourrait et devrait être réglementée en France. C’est un enjeu écologique majeur. Elle incite à la surconsommation, donc elle est indirectement polluante. Mais elle l’est aussi directement : l’industrie publicitaire représente des tonnes de prospectus jetables distribués pour rien, des milliards de messages sur internet, des panneaux lumineux... L’État est extrêmement timide. On l’a vu avec le traitement qui a été accordé aux propositions de la Convention citoyenne pour le climat, où figuraient beaucoup de mesures pour réguler la publicité. La plupart des propositions ont été édulcorées, le gouvernement Macron a agi comme un filtre.


Comment encadrer et réglementer le « Black Friday » ?

Il faut poursuivre le travail de régulation de la publicité mensongère fondée sur la manipulation du prix de référence. Jusqu’en 2015, en France, on avait l’arrêté du 31 décembre 2008 qui permettait de lutter contre ça. Il a depuis été suspendu dans le cadre de l’harmonisation avec une directive européenne. Or, il faut pouvoir interdire une manipulation des prix, et ça passe par une intervention juridique. On peut interdire une journée comme celle du « Black Friday », mais il faut surtout réglementer la publicité pendant les 365 jours de l’année.

Et ça ne devrait pas être à la charge du consommateur de comparer les prix, de s’informer, de maîtriser ses désirs. Un consommateur individuel qui veut s’acheter un aspirateur n’a pas à prendre sur son temps pour résister à quelque chose qui ne devrait même pas exister. Ce n’est pas un problème de naïveté des gens, on ne peut pas lutter seul contre une industrie aussi puissante. Le gouvernement actuel se réfugie toujours derrière « l’information » : il faudrait « mieux informer », faire de la « transparence ». En réalité, c’est répondre au problème par le problème. Donner plus d’informations, c’est donner encore plus de complexité, et c’est un moyen pour le gouvernement d’éviter de légiférer.

Certains consommateurs et marques choisissent de « boycotter » le « Black Friday », mais un boycott n’a de sens que s’il est collectif. Ce n’est pas une pratique individuelle, silencieuse dans son coin. Et il ne doit pas seulement être négatif de dire « Le “Black Friday” est une arnaque qui incite à la surconsommation », il doit aussi être capable de créer des alternatives à un problème : le manque de pouvoir d’achat des gens, leur isolement, notamment à la période de Noël.

Pourquoi les salaires stagnent ? Pourquoi les allocations des gens sont baissées ? Comment faire de Noël une fête moins marchande ? Comment passer de bons moments sans forcément avoir à acheter des produits ? Ce sont des questions importantes, collectives. Ce n’est pas en laissant chacun se débrouiller avec son pouvoir d’achat et son « information » qu’on réglera le problème, on ne créera que de la frustration.

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