Dans le Beaujolais, les enfants cernés par les pesticides

Une école à côté des vignes, dans le Beaujolais. - © DR
Une école à côté des vignes, dans le Beaujolais. - © DR
Durée de lecture : 10 minutes
Pollutions PesticidesCe 18 novembre, le beaujolais nouveau coulera dans les verres. Mais sur son lieu de production, des militants alertent : beaucoup d’écoles sont cernées par les vignes, et les enfants exposés aux pesticides. Ils demandent un dialogue avec les viticulteurs, et une protection des écoliers.
Beaujolais (Rhône), reportage
Les cris des enfants sortant de l’école résonnent dans le calme du village. Derrière les bâtiments, les vignes finissent de perdre leurs feuilles roussies par l’automne. À Fleurie, tant les fenêtres qu’une partie de la cour de récréation donnent sur les vignobles de ce cru du beaujolais. Un paysage bucolique séduisant. Mais plus inquiétant quand arrive la saison des épandages.
« Ici, beaucoup d’écoles sont enclavées dans les vignes », souligne Mathieu Chastagnol, militant de l’association Nous voulons des coquelicots Val de Saône-Beaujolais. Avec son collègue Michel Faure, voici un an qu’ils ont commencé à s’intéresser au sujet. Ils ont parcouru les collines du Beaujolais, recouvertes de rangées de ceps cernant les villages parsemés.
À Romanèche-Thorins, seule une route sépare l’école des vignes. À Saint-Lager, les fenêtres ouvrent sur un magnifique paysage viticole. À Lancié, la parcelle qui donnait sur la cour de récréation de la maternelle a été récemment arrachée. Une haie et un parking mettent désormais une dizaine de mètres entre les plus proches ceps. Au Perréon, les élèves peuvent compter les rangs sans difficulté par les fenêtres des salles de classe.

Autant de lieux où les enfants sont potentiellement exposés quand les pesticides sont épandus sur les vignes. « Et dans les écoles, il n’y a pas de protocole pour la protection des enfants », assure Michel Faure. Aucune instruction pour fermer les fenêtres ou rentrer les écoliers en récré quand les épandeurs sont de sortie. L’instituteur à la retraite l’a lui-même constaté. « Là où j’enseignais, un maraîcher avait un champ à côté de l’école et faisait des traitements, alors que le vent était dans le mauvais sens. » Une expérience qui lui a mis la puce à l’oreille : il s’est alors demandé ce qu’il en était dans le Beaujolais voisin. Ses connaissances dans le milieu enseignant lui ont permis de mener l’enquête.

« Ma classe donnait sur une parcelle de vignes »
Il nous met en contact avec Isabelle [*], une institutrice qui préfère rester anonyme. « Quand j’ai commencé à travailler dans le Beaujolais, ma classe donnait sur une parcelle de vignes, se souvient-elle. En septembre, c’est amusant, il y a les vendanges. Mais quand ils commencent à traiter, c’est moins drôle. J’ai d’abord cru que c’était exceptionnel, qu’ils le fassent en présence des enfants. Puis j’ai pu le constater dans plusieurs écoles du Beaujolais où j’ai enseigné. »
Michel Faure assure aussi avoir recueilli le témoignage d’une directrice d’école, trop bouleversée et inquiète pour le réitérer auprès de Reporterre. « Elle a demandé qu’il n’y ait pas d’épandages quand les enfants sont à l’école, elle a été menacée, explique-t-il. Au point qu’elle a décidé de demander sa mutation. »
Isabelle, de son côté, a « vite compris que c’était tabou, explique-t-elle. Un jour, en conseil d’école, un parent a posé la question. Une mère, femme de viticulteur, a répondu : “Quand faut traiter, faut traiter, ce n’est pas possible de décaler.” C’était à nous de rentrer. La discussion était finie. » Elle est donc très prudente. « Si un matin ça traite, que je fais une remarque, mes collègues me regardent en haussant les épaules. Je ne veux pas d’ennuis, garder la relation de confiance avec les parents pour bien faire mon travail. Beaucoup sont viticulteurs et pourraient se sentir visés. »

9 pesticides trouvés sur 30
Les deux militants ont fait analyser des poussières, recueillies dans les salles de classe d’une école du Beaujolais. Ils en taisent la localisation par précaution. Sur 30 pesticides recherchés, 9 ont été détectés — dont 8 sont des fongicides, très utilisés en viticulture pour lutter contre les maladies de la vigne. Une des substances repérées est même interdite sur les vignes, la seule autorisation qui subsiste en France pour ce produit étant réservée au traitement de semences. « On est donc certain qu’il y a des pesticides dans les locaux », conclut Mathieu Chastagnol. Les quantités repérées ne démontrent pas une exposition à forte dose, mais témoignent plutôt d’un risque d’« exposition chronique aux pesticides », explique le laboratoire Kudzu Science, auteur de l’analyse. Soit « une exposition régulière à de faibles doses de pesticides, par le biais notamment des particules fines de poussière en suspension dans l’air ».
« Le principe de précaution n’est pas appliqué », regrette Michel Faure. À l’appui, il cite la dernière expertise de l’Inserm [1], de 2021. Elle souligne les liens entre les pesticides et certains cancers et troubles du développement chez l’enfant.

Munis de ces éléments, Michel et Mathieu veulent désormais « dialoguer », « pousser dans le bon sens ». Ils ont contacté l’inspectrice de l’Éducation nationale responsable du secteur. Ce sujet « très intéressant [...] ne concerne pas l’Éducation nationale », leur a-t-elle répondu. Ils ont aussi rencontré les maires de Lancié et Fleurie. C’est ainsi qu’ils ont appris qu’à Lancié, le viticulteur avait arraché de lui-même la parcelle jouxtant la maternelle. Joint par Reporterre, le maire du village, Jacky Menichon, confirme : « Avec les règles d’épandage, faire des traitements près de l’école était une vraie contrainte pour le viticulteur, il a jeté l’éponge. » En effet, depuis une loi de 2014, chaque préfet de département doit réglementer l’épandage autour des lieux accueillant des « personnes vulnérables ». Dans le Rhône, l’arrêté prévoit soit une distance de 20 mètres, soit une haie particulière, soit des équipements spécifiques pour l’épandage. Autant de mesures considérées comme insatisfaisantes et invérifiables par les associations [2]. « Les viticulteurs ont bien compris que la population acceptait moins les pesticides, estime le maire. Ils s’adaptent, et ils le payent cash. Cette année, sur ma commune, les rendements ont diminué de moitié, car ils ont fait moins de traitements. »
À Fleurie, le conseil municipal a lui-même voté l’arrachage des vignes autour de l’école. « À l’unanimité », nous précise le maire Frédéric Miguet. Un arrangement a été trouvé avec le viticulteur. Les terrains deviennent constructibles : « Il y aura des maisons. » Qui, elles, seront donc cernées de vignes, fait-on remarquer à l’édile. « Que voulez-vous qu’on mette, du bitume ? s’agace-t-il. Ici, on a plus de 100 viticulteurs avec une très belle jeunesse, très ouverte d’esprit, très respectueuse de l’environnement et des gens. C’est un bonheur ! » « Les maires bottent en touche », estime de son côté Michel Faure.

« Dans notre rue, il y a eu cinq décès par cancer en seulement un an »
Côté parents d’élèves, peu semblent s’être questionnés sur le sujet. « On habite aussi à côté des vignes, et en huit ans, mon fils n’a jamais eu de soucis de santé », estime une mère. « Ils courent dans les vignes, mangent du raisin, il vaut mieux un peu de pesticides que la pollution de la ville », estime une autre, dont les enfants ont 5 et 8 ans. Deux pères ont la même réaction : « Il ne faut pas d’épandages pendant la récré. » D’autres sont plus désabusés. « On habite dans les vignes. On a conscience que c’est moyen, mais que voulez-vous qu’on y fasse ? » s’interroge une mère. « À la maison, quand je vois de la fumée, je leur dis quand même de rentrer », réagit à côté d’elle une collègue.
« On ne peut pas le prouver, mais ce sont les produits. »
« Il y a une sous-estimation du danger », estime Michel Faure. « Quand je suis arrivée ici, en 1976, je n’étais pas consciente du problème », approuve Roselyne Journet. Elle aussi institutrice à la retraite, elle était femme de viticulteur. Son mari, Joël, est décédé il y a deux ans d’un cancer. « Le médecin m’a pris à part et dit : “On ne peut pas le prouver, mais ce sont les produits”. Il ne portait pas de protections, on a acheté un masque un mois avant sa mort. Il est parti en trois mois », raconte-t-elle, les larmes aux yeux.
Autour d’elle, les cancers se sont multipliés ces dernières années. Elle poursuit, la voix tremblante : « Dans notre rue, il y a eu cinq décès par cancer en seulement un an. Notamment la femme et la fille du voisin d’au-dessus, aussi viticulteur. » Le fils de son mari, qu’elle a élevé, a lui eu « un cancer de la lymphe à 35 ans ». Il en a réchappé. Pas son oncle et son grand-père. « Maintenant, quand je vois mes anciens élèves sans protection, j’en suis malade. J’aimerais leur parler », raconte-t-elle. Mais elle aussi n’ose pas. « Quand Joël demandait au voisin pourquoi il traitait autant, il se mettait en colère. » Souvent, les risques des pesticides ne sont encore évoqués qu’à voix basse, discrètement. « Dans le village d’à côté, quand il a fallu traiter contre la cicadelle, un ravageur de la vigne, le maire a dit à la nourrice dont le jardin est au bord des vignes de pas sortir les enfants pendant plusieurs jours », affirme-t-elle encore.

Mathieu et Michel aimeraient bien quantifier, savoir s’il y a vraiment plus de cancers qu’ailleurs dans le Beaujolais. En particulier chez les plus jeunes. « Il n’y a pas de registre des cancers dans le Rhône », déplorent-ils. Ils n’ont trouvé qu’une étude, menée dans le Beaujolais, appelée Sigexposome. Les analyses d’urines, cheveux et sang des sujets, et de poussières dans leurs domiciles, doivent permettre d’évaluer leur exposition aux pesticides et les risques pour la santé. Mais terminés en février 2017, les prélèvements sont toujours en cours d’analyse. « Les premiers résultats devraient être publiés en fin d’année », nous informe Julien Carretier, docteur au centre de lutte contre le cancer de Lyon. Une autre étude, PestiRiv, vient de commencer. Plus ambitieuse, elle concerne autant les adultes que les enfants, dans plusieurs vignobles français. Là encore, il faudra attendre. Les résultats ne seront connus qu’en 2024.
Alors, l’espoir se tourne vers la conversion au bio des viticulteurs. « Il y a une dynamique, le vent souffle dans le bon sens, estime Michel Faure. Dans le village de Régnié, les vignes à côté de l’école sont passées en bio », croit-il savoir. « Les viticulteurs s’adaptent au marché, et le produit est mieux valorisé quand vous vous tournez vers le bio », confirme le maire de Lancié. Les statistiques agricoles permettent de calculer qu’environ 8 % du vignoble du Beaujolais est aujourd’hui cultivé en bio [3]. Autant de bouteilles vers lesquelles il est possible de se tourner à l’occasion du Beaujolais nouveau.