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ReportageClimat

Dans le Pas-de-Calais, une nuit de crues « historiques »

Un torrent s’est formé en quelques minutes à peine dans le village d’Attin (Pas-de-Calais), le long de la maison de François, déboussolé, le 9 novembre 2023.

Après de nouvelles fortes crues, les habitants du Pas-de-Calais se disent « fatigués » et angoissés. Retour sur une nuit où nombre d’entre eux ont évité le pire.

Pas-de-Calais, reportage

« Oh mon dieu, François, descends ! » Le fracas du torrent de boue déferlant sur le bitume écrase les cris de détresse de Véronique Chevalier. Dans la pénombre de cette avenue du village d’Attin, métamorphosée en rivière, la femme grimpe frapper chez son voisin. Quelques instants plus tard, la silhouette d’un homme à l’allure chancelante apparaît dans l’encadrement de la porte. L’air hagard, le vieillard enfile une paire de bottes puis disparaît dans son garage, déjà submergé par les eaux : « Je dois sauver ma voiture », murmure-t-il.

Le 9 novembre, le Pas-de-Calais a été placé en alerte rouge « pluie-inondation » et « crues » par Météo-France. Chahutés par une nouvelle dépression baptisée Élisa, la rivière la Canche et les deux fleuves que sont la Liane et l’Aa ont quitté leur lit, semant le chaos dans les bourgades riveraines.

Pour affronter ce « contexte hydrologique très préoccupant », plus de 700 sapeurs-pompiers et autres membres de la sécurité civile sont sur le pont. Au total, 200 communes ont fermé leurs établissements scolaires et crèches. Si les dégâts sont considérables, aucune victime n’est à déplorer.

« Jamais je n’avais vu un tel déluge »

En début de journée, flottaient pourtant entre les cumulus des teintes azur lénifiantes. « Méfions-nous des apparences, flairait alors Cindy, sur le quai de la gare de Boulogne-sur-Mer. L’eau est montée à 1 m 80 dans ma boulangerie. Elle est foutue… et la route étant condamnée, je ne peux même pas y accéder. »

Deux jours plus tôt, le département essuyait déjà des crues historiques. À fleur de peau, la Pas-de-Calaisienne n’a pas encore pansé les blessures de la veille qu’elle doit de nouveau se préparer au pire : « Des tas de questions se bousculent dans ma tête. Est-ce qu’on ouvrira à nouveau un jour ? Vais-je être au chômage ? Je suis fatiguée. »

Dans cette maison, l’eau a pénétré jusque dans la chambre d’une vieille dame. Des habitants l’aident à nettoyer, alors que l’orage gronde encore. © Emmanuel Clévenot / Reporterre

À 9 kilomètres au sud, à Hesdigneul-lès-Boulogne, l’accalmie fut de courte durée. Sinistrés en début de semaine, les habitants ont déserté le village, désormais fantomatique. « Heureusement, j’ai pu monter mes meubles à l’étage, sourit l’un des rares réfractaires au départ, sur le perron de sa porte. Maintenant, j’attends que ça monte. »

Deux rues plus loin, un autre habitant au manteau phosphorescent déambule sur l’artère principale transformée en petite Venise : « Que voulez-vous faire ? J’ai peur bien sûr, mais ce n’est pas deux planches et quelques parpaings qui changeront quoi que ce soit. »

« Mes cultures ? Tout doit être ravagé »

Au fil des heures, l’intervalle de temps entre éclairs et grondements s’amenuise. L’orage arrive. À Estréelles, l’édile quitte la mairie au pas de course pour aider un éleveur à déplacer ses vaches. Une brèche a fragilisé l’une des berges de la rivière. « Elle se déverse à présent dans la Ballastière, un bassin d’une dizaine d’hectares, détaille Anne-Carine Bremer, adjointe au maire. Si la digue cède, ce sera catastrophique. » À l’aide de grues et de bulldozers, les secours tentent d’ériger un barrage de roches. « Espérons que ça tienne », murmure l’élue, la gorge nouée.

Et les nouvelles vont vite. Plus bas dans la vallée, au comptoir du restaurant Buona Pasta, Thomas analyse les coefficients de marée sur son téléphone : « Prions pour que ça craque pas là-haut, sinon fini les plaisanteries. On prendra une vague de 2 mètres dans la tronche. » Une chope de bière à la main, l’unique client du soir est maraîcher : « Mes cultures ? Je n’ose même pas y aller. Tout doit être ravagé. » En tablier blanc, le cuistot Pascal Drigny secoue la tête, désolé : « Jamais de ma vie je n’avais vu un tel déluge. »

« Si votre mur cède, vous êtes mort »

À la tombée de la nuit, les marais verdoyants du Montreuillois saturent. Torrentielle et mêlée à de petits grêlons, la pluie bat son plein. Certaines communes sont désormais coupées du monde, comme des îles au beau milieu du continent.

Pris de panique, certains conducteurs décident de braver l’interdit en contournant les panneaux de signalisation « Route barrée », pour échapper à l’enclave. « L’eau est entrée dans les maisons, il y a des commerces sens dessus dessous », témoigne l’un d’eux, dépité.

Dans le village d’Attin, François fait les cent pas dans son garage. Un seau à la main, il tente en vain d’écumer les litres d’eau arrivant par dizaines. Puis, il s’accroupit et redresse un flacon de dégraissant. Le geste désespéré d’un homme déboussolé au cœur de l’abîme : « Sortez de là, lui crie alors Dominique Dachicourt, premier adjoint au maire. Si votre mur cède, vous êtes mort. »

À Attin, cet habitant tente de sauver ce qui peut l’être dans son garage, menacé de disparaître sous les eaux. © Emmanuel Clévenot / Reporterre

Deux rues en contrebas, Isabelle Grenier enrage : « Arrêtons d’attendre les catastrophes pour agir. On sait pertinemment que ces phénomènes vont se répéter et empirer. » Elle regrette la posture des dirigeants politiques, bons qu’à apporter leur soutien une fois survenus les dégâts. Quelques jours plus tôt, elle avait alerté de la présence de troncs d’arbres dans la rivière. Personne n’est venu les retirer, les laissant ainsi former des bouchons et dévier les cours d’eau.

« C’est épuisant, poursuit-elle. Dès qu’ils prévoient de la pluie, je n’ose plus sortir. Je vais au travail avec la boule au ventre, paniquée à l’idée de retrouver ma maison inondée à mon retour. »

Des crues, ces habitants en ont pourtant affronté à flots. « Peu après notre arrivée, il y a de ça une trentaine d’années, notre restaurant a subi dix-sept inondations en un mois, se souvient son mari, Raymond. Mais d’une telle ampleur, c’est historique. La combinaison de la montée des océans, de l’intensification des tempêtes et de l’absence d’aménagement nous promet un bel avenir. »

Isabelle et Raymond Grenier ont échappé au pire, en érigeant un barrage de fortune. Tous deux se disent épuisés. © Emmanuel Clévenot / Reporterre

De l’autre côté du torrent, une grand-mère aux vêtements couverts de boue essore sa serpillière : « C’est de pire en pire, lance-t-elle à l’édile venu aux nouvelles. Avant, ça n’atteignait pas ma chambre. » Sur le paillasson, un ami fait mine de retirer ses bottes, visiblement emplies d’eau froide : « Je ne voudrais pas salir », la taquine-t-il avant d’entrer. Aussi éprouvante que promet d’être la nuit, la propriétaire esquisse un sourire complice.

« On se croirait dans un mauvais film, s’émeut le député Renaissance du Pas-de-Calais, Philippe Fait. On ne peut rien face à la force des éléments, si ce n’est se serrer les coudes. Une fois tout cela terminé, il faudra en tirer des leçons. » Autrefois centennaux, ces épisodes devraient se multiplier dans les années à venir. Pour l’heure, aux yeux du parlementaire, le Pas-de-Calais fait office de laboratoire à ciel ouvert et démontre que les territoires ne sont pas prêts : « Il faut vraiment en prendre conscience, revoir les ouvrages et donner plus de latitude aux élus pour agir. »

L’état de catastrophe naturelle devrait être déclenché le 14 novembre pour les communes touchées. D’après Météo-France, la vigilance rouge pourrait être levée à 16 heures, le 10 novembre. Muette, Véronique Chevalier observe son village au nouveau visage. François est remonté dans sa chambre. Sur le trottoir, une femme pleure dans les bras de son compagnon : « Je n’en peux plus, je suis fatiguée. »

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