Dans les écoles de commerce, l’écologie perce à peine

L'entrée du campus d'HEC Paris, à Jouy-en-Josas. - CC BY-SA 4.0 / Wikimedia Commons / Cinerama14
L'entrée du campus d'HEC Paris, à Jouy-en-Josas. - CC BY-SA 4.0 / Wikimedia Commons / Cinerama14
Durée de lecture : 10 minutes
Pédagogie Éducation ÉconomieLes étudiants des écoles de commerce sont de plus en plus nombreux à élever la voix pour demander que leurs cursus prennent en compte les enjeux climatiques. Mais le changement ne se fait qu’à très petits pas.
À Jouy-en-Josas, sur le vaste campus d’HEC, l’une des meilleures écoles de commerce européenne selon le classement 2020 du Financial Times, on trouve un compost pour les déchets alimentaires, des espaces de récupération des mégots, un compacteur pour les déchets non recyclables - compactés, ils sont envoyés sur un site de valorisation énergétique à Villejust. Un peu plus loin, les étudiants ont accès à un potager pédagogique dont l’objectif est de produire des paniers de légumes qui seront revendus à petit prix à l’épicerie solidaire de l’école. Depuis le lancement officiel du programme « zéro déchet » en juillet 2020, la direction d’HEC a constaté une diminution de 10 % des déchets non recyclables, économisé 300 mètres cubes d’eau et recyclé 9 tonnes de bois.
« Au-delà d’accompagner, nous nous devons d’incarner la transition », dit à Reporterre François Collin, directeur de la stratégie climat et environnement à HEC. « Nous sommes au cœur du problème, mais nous ambitionnons aussi d’être au cœur des solutions, de produire une recherche et d’accompagner des étudiants porteurs de nouveaux modèles. »
Les rêveurs dans l’impasse
Les écoles de commerce seraient-elles en train d’opérer un virage à 180° vers l’écologie ? Nous n’en sommes pas encore là, estime Maurice Midena, journaliste, auteur d’Entrez rêveurs, sortez managers (éditions La Découverte) et ancien d’Audencia, l’école de commerce de Nantes. « Lorsque j’étais étudiant [il a quitté l’école en 2014], l’administration était très friande de programmes orientés RSE [responsabilité sociale et environnementale], responsabilité globale, etc. Mais c’était un argument de positionnement marketing. Globalement, les écoles de commerce ont un léger retard sur certaines dynamiques qui touchent les entreprises, notamment sur l’épanouissement au travail et la RSE. »
Cependant, des étudiants, de plus en plus conscients, cherchent à impulser le changement. « Il y a deux ans, après un stage dans une association engagée dans la promotion de la justice sociale et écologique, je me suis rendu compte de l’urgence. En revenant à l’école, j’ai été choquée. À part un cours de RSE, totalement à part, la question environnementale n’était pas évoquée. Ou alors, c’était comme une cerise sur le gâteau, balayée en une demi-heure à la fin du programme », relate Emmanuelle, en dernière année d’un double diplôme entre Toulouse Business School et Sciences Po Toulouse.
« Il y a un noyau dur d’étudiants vraiment engagés. »
Encore souvent considérés comme élitistes plutôt que militants, les étudiants d’écoles de commerce sont de plus en plus nombreux à s’intéresser aux questions environnementales et écologiques. « Il y a un noyau dur d’étudiants vraiment engagés, détaille Antoine, qui termine sa première année à Néoma, à Rouen. La grosse majorité s’intéresse à ces questions, mais se laisse aussi porter. Et puis, il y a les réfractaires, ceux qui se disent qu’école de commerce égale profit et gain d’argent. Ceux-là, ils sont indécrottables, on ne peut pas discuter. Mais ils sont clairement en minorité. » À l’instar de Mathéo, « arrivé un peu par hasard » à Skema, les futurs diplômés, souvent destinés à des postes à responsabilité dans des entreprises, ont pris conscience de la charge qui pèse sur leurs épaules face à l’urgence climatique. En septembre 2018, ils étaient près de 33 000 à signer le Manifeste pour un réveil écologique, exprimant leur volonté de « prendre [leur] avenir en main » en intégrant dans leur quotidien et leurs métiers les enjeux écologiques.
Les écoles reçoivent aussi de nombreuses lettres de la part d’étudiants les appelant, souvent sévèrement, à repenser leurs enseignements de fond en comble. Une lettre ouverte publiée en janvier 2021 et signée par plus de 2 000 étudiants et anciens d’HEC Paris dénonce ainsi le fait que « les enseignements n’intègrent pas suffisamment les questions écologiques et sociales, les réduisant au mieux à des externalités négatives et au pire à des opportunités marketing ». Après la démission de l’ancien dirigeant, Peter Todd, les étudiants demandaient que leur nouveau directeur soit en phase avec leurs attentes en matière d’engagement environnemental et écologique.
Le climat, angle mort des cursus
« Nous, les étudiants, sommes forces de proposition, on ne manque pas d’idées. Mais les écoles peinent à abandonner leurs paradigmes économiques », dit Camille, étudiante à l’ESSEC. Les enseignants-chercheurs, encore peu formés aux questions environnementales, sont souvent mal à l’aise pour aborder des sujets qui sortent de leur spécialité. « Même avec la meilleure volonté du monde, ils ne savent pas comment faire. Ma professeure de comptabilité, par exemple, est très volontariste. Mais comment faire lorsqu’on s’intéresse à ces thématiques mais qu’on n’en est pas spécialiste ? »

En mars 2019, une étude du Shift Project conduite auprès de trente-quatre établissements de l’enseignement supérieur (dont six écoles de commerce) révélait que 76 % des formations ne proposaient aucun cours abordant les enjeux climat-énergie et que seulement 11 % donnaient des cours obligatoires sur le sujet. Le rapport pointe cependant un engagement plus important des écoles de commerce par rapport aux universités, avec 54 % des premières qui proposent ce type de formations, contre seulement 8 % pour les deuxièmes. Selon le Grand Baromètre de la transition dans l’enseignement supérieur, mené par le Collectif pour un réveil écologique et publié en février 2021, 92 % des écoles de commerce disent intégrer dans leur stratégie les enjeux de transition écologique. Mais seulement 16 % déclarent avoir la volonté de former 100 % de leurs étudiants, quel que soit le cursus et le parcours, à ces enjeux. Un chiffre que Patricia Aublet, directrice de la transition sociétale à Toulouse Business School, ne s’explique pas : « Ce n’est pas assez ambitieux, bien sûr, tout va trop lentement. Mais après plus d’un siècle d’immobilisme, les écoles s’investissent de plus en plus dans le domaine depuis quatre ou cinq ans. »
Former 100 % des étudiants aux enjeux socio-écologiques, réduire les gaz à effet de serre d’une école ou encore suivre et publier son empreinte carbone : les 10 et 11 avril 2021, des étudiants ont dressé, dans l’Accord de Grenoble, une liste de onze engagements pour les établissements de l’enseignement supérieur français. « On a aussi établi un livre blanc, qui explique comment atteindre les objectifs de l’Accord », dit Florent Vince, étudiant à Grenoble INP et président de l’association. Dix écoles de commerce ont d’ores et déjà signé le texte. « Plusieurs autres écoles ont signifié leur volonté de signer, la démarche est en cours. »
« C’est lent, beaucoup trop lent. »
Ainsi, en réponse aux revendications de leurs étudiants, la plupart des écoles ont commencé à réviser leurs programmes. HEC, par exemple, va mettre en place en septembre 2021 un cours obligatoire sur les enjeux climatiques et de biodiversité. « L’objectif est de faire comprendre à nos étudiants la situation actuelle, mais aussi de leur montrer l’impact positif qu’ils peuvent avoir, en explorant le lien entre transition et monde de l’entreprise », explique François Collin. Toulouse Business School, elle, a mis en place un « certificat d’excellence RSE ». « 100 % des étudiants suivent les cours, les ateliers, les conférences, etc. Mais nous exigeons un certain niveau, une certaine assiduité pour délivrer le certificat », détaille Patricia Aublet, qui se félicite de l’engagement de ses étudiants : « Cela nous force à nous remettre en question. »
L’autre point clé du changement passe par la diversité des profils, souligne la professeure : « À partir de la rentrée, les tarifs de l’école seront modulés en fonction des revenus des parents, pour permettre à une plus grande diversité d’élèves de rentrer dans l’école. Plus de diversité entraîne souvent un changement plus rapide. » Pour sa part, l’ESSEC s’est engagé dans son plan de transformation durable à intégrer les dimensions environnementales et sociétales dans tous les cours. Tous les étudiants suivent également un enseignement conséquent sur les enjeux climatiques et des modules spécifiques ont été élaborés avec le cabinet de conseil Carbone4.
Mais pour nombre de critiques, les écoles n’en font pas assez. « Ça commence à bouger. Mais c’est lent, beaucoup trop lent », soupire Grégoire, étudiant à HEC et participant depuis deux ans au collectif Pour un réveil écologique. « On est écouté par les responsables du service RSE. On a des contacts avec l’administration. Mais le changement de modèle n’est pas assez radical », complète Emmanuelle.
Un milieu fermé qui ne changera pas sans l’influence du reste de la société
Les étudiants en école de commerce semblent donc sur la voie du changement. Malgré tout, Maurice Midena juge qu’« ils sont moins engagés que les jeunes de leur âge ». En cause d’abord, le milieu social des futurs diplômés. Les écoles de commerce sont en effet une sorte de microsociété, socialement très homogène, puisque, en 2019, 49,9 % des étudiants ont des parents cadres supérieurs. Seulement 4,5 % sont des enfants d’ouvriers. « De manière dominante, ils viennent de classes moyenne supérieure voire plus. Ces milieux sociaux sont moins affectés par ces problématiques », explique l’auteur. Une autre raison est la « dépolitisation des étudiants ». Après deux ans, voire trois de classe préparatoire (pour la majorité), les jeunes gens attendent plus des associations et les soirées que des cours. « Arrivé en école de commerce, on n’est plus là pour apprendre, mais pour vivre. » Pas de discussion politique, pas d’engagement, pas de réflexion, pas d’analyse critique ou très peu. « Cette dépolitisation laisse la place à l’idéologie dominante dans cet environnement social : le capitalisme et le néolibéralisme, poursuit-il. Bien sûr, ce n’est jamais présenté comme tel mais cette idéologie infuse. Alors même que beaucoup d’étudiants sont sensibles aux questions environnementales. »
Selon Maurice Midena, la dépolitisation tient aussi à l’organisation corporatiste des écoles de commerce. Les associations font partie intégrante de l’école. Lieux de socialisation, organisatrices d’événements, elles ont chacune leur fonction. Et sont hiérarchisées, tout comme les étudiants qui en sont membres. « Il y a les plus cools, les plus populaires, qui font partie des "bureaux". Le bureau des élèves, le bureau des arts ou le bureau des sports sont en haut de la liste. Et puis il y a ceux qui sont dans les associations humanitaires, caritatives ou liées à l’environnement : ils sont perçus comme naïfs, idéaliste, parfois moqués pour leur engagement et exclus des sphères dominantes du champ social de l’école. »
Depuis une paire d’années, le journaliste observe cependant une évolution dans les mentalités. « Malgré l’herméticité du milieu, on assiste à une réelle prise de conscience de la part des étudiants. Les écoles de commerces ne seront jamais anticapitalistes. Mais ce qu’il faut, c’est que la société leur fournisse un autre imaginaire politique que celui auquel ils sont habitués, des figures fortes et attractives intellectuellement pour montrer qu’une autre voie est possible. »