Occupation d’AgroParisTech : les étudiants tiennent bon face aux autorités

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Luttes Forêts Étalement urbainDepuis deux semaines, les étudiants ingénieurs agronomes d’AgroParisTech occupent leur école. Ils défendent les 300 hectares du domaine contre les appétits immobiliers. Des rendez-vous avec l’administration et une lettre du ministre de l’Agriculture n’ont pas altéré leur détermination, renforcée par la multiplication des soutiens.
Actualisation du 30 août 2021 : L’État a annoncé le 4 août que le projet retenu pour le réaménagement du domaine de Grignon était celui du promoteur immobilier Altarea Cogedim. Le groupe prévoit d’organiser des séminaires et des événements au sein du château, ainsi qu’un programme résidentiel avec réhabilitation et nouvelles constructions, et un volet de tourisme responsable. Mais le collectif de défense du domaine s’inquiète d’un démantèlement et d’une éventuelle revente à la découpe.
- Thiverval-Grignon (Yvelines), reportage
Le grand portail aux fins barreaux noirs s’entrouvre. Derrière apparaît un étudiant. Pour la première fois depuis le début du blocage d’AgroParisTech, une brèche est ouverte dans la barricade dressée par les futurs ingénieurs. « Nous n’avions plus d’eau chaude ni de chauffage, explique Paul. Avec les températures glaciales du début de semaine, plusieurs d’entre nous sont tombés malades. Alors, pour qu’ils se décident enfin à nous envoyer un plombier, on a accepté d’ouvrir la grille principale, laissant ainsi un accès aux pompiers. » Pas de doute : ici, la guerre des nerfs fait rage.

Depuis le 16 mars, les étudiants d’AgroParisTech occupent le domaine de Thiverval-Grignon, à l’ouest de Paris. Vaste de 300 hectares, ce joyau patrimonial et environnemental accueille la célèbre école d’ingénieur depuis 1826. Comme nous vous le racontions dans un premier article, le site est en passe d’être remis aux mains de promoteurs immobiliers par le ministère de l’Agriculture, propriétaire des lieux. Fermement opposés à cette vente, les étudiants se sont donc enfermés dans l’enceinte, avec une revendication claire : rencontrer le ministre, Julien Denormandie, en personne.
« Ils nous avaient largement sous-estimés »
Les premiers échanges remontent à vendredi 19 mars. La rébellion a alors débuté cinq jours auparavant et Michel Leveque, conseiller du cabinet du ministère, accepte de discuter en visioconférence : « Pour ne pas se faire submerger, on avait établi une stratégie solide, se remémore Elsa. Résultat : ils nous avaient largement sous-estimés ! Leur connaissance du sujet était mauvaise et ils ont passé quasiment tout leur temps à noyer le poisson. » Bien loin de satisfaire leurs demandes, le ministère de l’Agriculture se préoccupe davantage de chanter les louanges du projet de Saclay (Essonne), où AgroParisTech doit déménager. Un week-end calme s’en suit.

Il est 8 heures du matin, lundi 22 mars, lorsque les étudiants reçoivent une invitation de la Direction de l’Immobilier de l’État (DIE) pour l’après-midi même. Rattachée au ministère de l’Économie et des Finances, elle est à l’origine du projet de cession. Élias, de deuxième année, faisait partie des trois représentants d’élèves : « Cette fois-ci, nous avions des experts en face de nous. C’était beaucoup plus compliqué, mais on n’a rien lâché ! » À la fin de l’entretien à distance, les hauts fonctionnaires leur proposent, « comme si c’était un cadeau », de se rencontrer au mois de mai. « Nous avons accepté, à la condition qu’ils rédigent une promesse écrite que ce rendez-vous aurait bien lieu, que nos revendications seraient prises en compte et que la vente ne serait pas signée dans notre dos avant qu’on ait pu s’exprimer. Si on a demandé cette garantie, c’est parce qu’en 2018, nos prédécesseurs leur avaient fait confiance et qu’on leur avait mis à l’envers… Mais ça a quand même bien vexé le directeur de la DIE », s’amuse Elsa. Le soir même, le renouvellement du blocus est voté en assemblée générale, à 70 % pour.
Tant espéré, le contact direct avec le ministre de l’Agriculture, Julien Denormandie, n’aura finalement lieu que huit jours après le début des hostilités. « Dans le premier paragraphe de sa lettre, il nous annonce qu’on a attiré son attention, résume Elsa. Dans le second, il nous réexplique en quoi le concept de Saclay est génial, poursuit-elle d’un ton ironique. Et dans le troisième, il nous rassure en disant que seront pris en compte les critères urbains, patrimoniaux et économiques… Autrement dit, toujours pas d’intérêt pour l’environnement. » Le ministre termine son courrier en proposant aux étudiants un entretien « avant la fin du processus d’appel à projets » et « après que les conditions d’un accès libre auront été rétablies ».
Des documents confidentiels révélés
Non sans surprise, mercredi 24 mars, les jeunes contestataires ont rejeté l’invitation du ministre dans une nouvelle assemblée générale. « La question était : acceptons-nous le rendez-vous dans les conditions qu’il a fixées ? 77 % ont répondu non. On sait très bien que si on lève le blocage, on va se faire entuber. On perdra notre seul moyen de pression et donc de communication », se méfie Paul. Pourtant, le temps presse. Vendredi 26 mars marque la fin de l’appel d’offres de l’État. Passée cette date, le jury va délibérer pour choisir le futur propriétaire des lieux… sans consulter les étudiants de l’école d’ingénieur.

Toutefois, ces derniers avaient encore une carte à jouer : celle de la médiatisation d’informations censées être confidentielles. « On a réussi à se procurer un extrait de l’offre d’Altaréa, l’un des trois acheteurs potentiels, dans lequel la société foncière explique ce qu’elle veut faire du site », dit Élias, d’un seul souffle. Les quelques lignes évoquent notamment la création d’un pôle accueillant des PME et des start-up, la rénovation d’anciens bâtiments et la construction de nouveaux destinés à devenir des logements individuels. « Il est aussi fait mention qu’Altaréa a prévu de modifier le PLU [le plan local d’urbanisme est le document de planification de l’urbanisme d’une commune] de Thiverval-Grignon en 2022 alors même que la DIE et la maire de la ville nous ont toujours dit qu’il ne changerait pas », conclut Élias.
Les étudiants ont par ailleurs mis la main sur la liste du jury qui devra choisir entre les trois candidats à la succession du domaine. En se renseignant, sur les douze noms figurant sur ce second document confidentiel, ils ont découvert qu’aucune de ces personnes n’avait d’expertise en matière d’environnement ou d’agronomie. Presque tous travaillent dans la finance ou l’immobilier. Une triste nouvelle, qui vient confirmer leurs inquiétudes quant à l’intérêt porté à la préservation de la biodiversité des forêts et champs du site de Grignon.
« Ne rien lâcher, quitte à tout perdre »
Novices dans la gestion d’une telle affaire politico-financière, les étudiants naviguent à vue depuis bientôt deux semaines. Chaque jour, l’angoisse monte à mesure que les délais diminuent. Mais ce combat fait du bruit. Petit à petit, de bouche à oreille, leur rébellion fédère habitants et politiques. Lundi 22 mars, le secrétaire national d’Europe Écologie-Les Verts (EELV) et candidat aux régionales en Île-de-France, Julien Bayou, s’est rendu sur place affirmer son soutien : « C’est une lutte que je compte soutenir à fond, a-t-il déclaré à Reporterre. Le projet est absolument lamentable et j’ai été ému, émerveillé, par la mobilisation de ces étudiants. On a besoin que ces agronomes puissent continuer à faire de la recherche et à la place de ça, l’État veut fermer le site et le privatiser pour légitimer le déménagement à Saclay, qui lui-même est absurde. »

D’abord restés à l’écart, les enseignants-chercheurs ont eux aussi rejoint la cause. Doctorant d’AgroParisTech, Jonathan Dubrulle était représentant des étudiants au conseil d’administration de l’école avant d’être diplômé : « Déjà, à cette époque, nous avions demandé à rencontrer Julien Denormandie en y mettant les formes. Cette voie institutionnelle avait alors montré son échec puisqu’il ne nous avait pas répondu. En dernier recours, ce blocage est tout à fait légitime et je le soutiens ! Julien Denormandie joue la montre. C’est un petit chantage sans garantie auquel il ne faut surtout pas céder. »
Un air de vacances plane dans le jardin. Les étudiants ont installé un filet de volley-ball, histoire de passer le temps et de décompresser. Allongés dans l’herbe, certains profitent des rares rayons de soleil. Personne ne sait ce qui demain adviendra et dans combien de temps prendra fin cet étrange confinement. « Après le 26 mars, tout reste encore possible, s’exclame Paul, entre deux ballons. On va maintenir le rapport de force et ne rien lâcher… quitte à tout perdre ! »

- Article publié le 19 mars 2021
Les étudiants d’AgroParisTech occupent leur école pour la sauver des promoteurs

Depuis 1826, la célèbre école d’ingénieur AgroParisTech est installée sur un domaine de plus d’une centaine d’hectares, dans les Yvelines. Depuis mardi 16 mars, les étudiants occupent le site, dont ils ont bloqué les entrées, pour s’opposer à sa vente à des promoteurs.
- Thiverval-Grignon (Yvelines), reportage
« Notre devoir : sauver deux cents ans d’histoire. » Accrochées aux barreaux de l’imposant portail recouvert de lierre, les banderoles donnent le ton. Troncs d’arbres et parpaings condamnent tout accès à l’enceinte. Derrière les murs hauts de trois mètres, s’échappent quelques notes de guitare. Depuis mardi 16 mars, les étudiants de l’école d’ingénieur AgroParisTech se sont barricadés dans leur domaine de Thiverval-Grignon, à l’ouest de Paris. Ils réclament d’être entendus par le ministère de l’Agriculture, propriétaire du site, bien décidé à le vendre.
Lundi 15 mars, près de trois cents étudiants se sont réunis en assemblée générale. À l’issue des discussions, ils ont procédé à un scrutin pour choisir ou non de bloquer le site. Et le résultat est sans appel : 82 % des votes approuvaient le recours à cette stratégie. « À partir de là, nous avons commencé à organiser le blocus, dit Boris, étudiant de première année. On a passé la nuit à construire des barricades et à murer les sept accès au site pour que les fourgons de police ne puissent pas entrer. » Au petit matin, « la prise de la “Loge” », fief des vigiles en temps paisible, marquait la réussite cet assaut non violent.
« Le ministère peut revenir sur l’appel d’offres, le retarder, l’interrompre, voire l’annuler »
Assis au premier rang de l’amphithéâtre vide de toute âme, Élias, étudiant, raconte qu’il n’y avait plus une seconde à perdre : « Le 26 mars, ce sera la fin de l’appel d’offres de l’État. C’est-à-dire qu’à partir de ce jour-là, le jury chargé du dossier va délibérer pour déterminer le client retenu pour racheter Grignon. Jusqu’à cette date, le ministère peut encore parfaitement revenir sur l’appel d’offres, le retarder, l’interrompre, voire l’annuler. »

Il y a six ans, en mars 2015, le conseil d’administration d’AgroParisTech validait la vente du site emblématique en dépit de l’opposition d’une majorité d’étudiants et d’enseignants-chercheurs. Ces derniers quitteront donc, dès la rentrée 2022, l’emblématique château du XVII° siècle, dans lequel l’école est installée depuis 1826 : « Cette décision a été prise d’en haut, sans concertation. Aujourd’hui, rien ne nécessitait qu’on déménage sur le plateau de Saclay. S’ils nous imposent ça, c’est juste pour centraliser les grandes écoles à l’université de Paris-Saclay afin d’en faire un campus compétitif à l’international », se désole Juliette, étudiante en première année à AgroParisTech.

« Ils ne prennent pas en compte les enjeux de précarité étudiante, poursuit Élias, à côté d’elle. Se rendre à Saclay, c’est très difficile. Là-bas, les logements sont beaucoup plus chers. Et puis, nous allons perdre le parc, qui a une diversité de sols incroyable. Il nous permettait d’aborder de manière concrète tout notre programme ! »
« On ne veut pas que ce patrimoine historique et ses écosystèmes rares tombent aux mains d’un promoteur immobilier »
Les bras croisés sur son torse, emmitouflé dans une polaire kaki, Florent ne se fait pas d’illusions : « Le déménagement se fera. C’est acté, personne ne reviendra dessus et on en est tous conscients. Aujourd’hui, la question est de savoir qui va récupérer le site. On ne veut pas que ce patrimoine historique et ses écosystèmes rares et fragiles soient laissés aux mains d’un promoteur immobilier qui ne pensera qu’à bétonner. »

Pour ce faire, les contestataires demandent une révision des critères de sélection des potentiels acheteurs. À l’heure actuelle, l’analyse des candidatures se fonde sur trois éléments : les capacités financières d’investissement, d’une part ; les capacités techniques à répondre avec pertinence ; et puis, la notion plus nébuleuse des motivations du candidat au regard des enjeux urbains, patrimoniaux et économiques. Autrement dit, il n’est fait nulle part mention de la préservation des écosystèmes forestiers et des zones humides d’une considérable valeur écologique.

Parmi les quatre possibles acquéreurs en lice, se trouve la société foncière Altarea, spécialisée dans le développement de centres commerciaux. Une société immobilière travaillant pour le compte de la mairie de Paris figure également dans la liste restreinte. « Si leur projet reste confidentiel, explique Élias, on sait toutefois qu’ils envisagent la construction de lotissements et complexes hôteliers. » Une autre alternative s’offre au site, avec Grignon 2026. Porté par la communauté de communes Cœur d’Yvelines, ce projet public maintiendrait l’agronomie et la transition écologique au centre des enjeux. Soutenu par une partie des étudiants, il est décrit comme trop peu ambitieux par d’autres mais reste la solution la moins malheureuse.
« Une multitude d’essences y ont été plantées dès le XVII° siècle »
Évitant les flaques de boue, Boris avance en direction d’une grande forêt. La végétation s’étend à perte de vue. Un paradis de verdure de 140 hectares, à une demi-heure de la capitale. « Le parc que vous voyez là-bas n’est pas entretenu par l’Office national des forêts, explique-t-il le doigt pointé vers l’horizon. Le fait de ne pas retirer les bois morts permet le développement d’une diversité importante d’insectes, de champignons, de lichens… Beaucoup de taxons [une entité regroupant tous les organismes vivants possédant en commun certaines caractéristiques bien définies] qu’on retrouve de moins en moins dans les forêts occupées par les hommes »
Outre les bâtiments chargés d’histoire, dont certains sont déjà abandonnés depuis des années, les étudiants veulent conserver à tout prix l’arboretum : « Une multitude d’essences y ont été plantées dès le XVIIe siècle, dit Hugo, un autre étudiant. Avec ces deux cents espèces botaniques, il offre une collection forestière formidable ! » Si ces sites naturels sont protégés par le plan local d’urbanisme (PLU), celui-ci pourrait être modifié sous la pression des promoteurs immobiliers : « Dans le passé, le club de football du PSG voulait par exemple construire une dizaine de terrains et un stade, poursuit Hugo. Un PLU, ça évolue. Ce n’est pas quelque chose de fixe… »

La rébellion a obtenu un premier résulat : vendredi 19 mars, en fin d’après-midi, les étudiants d’AgroParisTech ont rendez-vous avec Michel Leveque, conseiller du cabinet du ministre de l’Agriculture. Leurs revendications : la suspension immédiate du processus de vente et un droit de regard sur les futures décisions.
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