Autour de l’incinérateur d’Ivry, « des concentrations de dioxines exceptionnellement élevées »

L'incinérateur d’Ivry-sur-Seine. - Flickr/CC BY 2.0/Jeanne Menjoulet
L'incinérateur d’Ivry-sur-Seine. - Flickr/CC BY 2.0/Jeanne Menjoulet
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Déchets PollutionsDes concentrations élevées de dioxines ont été détectées à proximité de l’incinérateur d’Ivry-Paris 13, qui traite des milliers de tonnes d’ordures ménagères par an.
Anne Connan est cofondatrice du Collectif 3R (réduire, réutiliser, recycler), qui rassemble des associations citoyennes de quartier et des organisations écologistes d’Ivry-sur-Seine et de la région parisienne [1], qui militent pour des solutions alternatives à la mise en décharge et l’incinération, et contre le projet de reconstruction et transformation de l’incinérateur d’Ivry-Paris 13. L’usine actuelle, vieillissante, traite jusqu’à 700 000 tonnes d’ordures ménagères par an dans l’un des endroits les plus densément peuplés et pollués d’Île-de-France.
Reporterre — Le Collectif 3R a mandaté les chercheurs de la fondation ToxicoWatch pour détecter la présence de dioxines autour de l’incinérateur d’Ivry-Paris 13, le plus ancien [2] et le plus gros d’Europe. Qu’ont-ils trouvé ? Comment ont-ils procédé ?
Anne Connan — En analysant les œufs de poules élevées en plein air, les arbres et les mousses des communes d’Ivry-sur-Seine, Alfortville, Charenton-le-Pont et Paris, ToxicoWatch a trouvé des concentrations de dioxines exceptionnellement élevées, et même pour certaines dioxines les taux les plus élevés de toutes les études de biosurveillance menées en Europe.
Nous avons contacté ToxicoWatch début 2021, car nous avions repéré leurs travaux sur l’incinérateur de Harlingen, aux Pays-Bas. Cette fondation néerlandaise a mis au point une méthode de biosurveillance consistant à étudier la pollution dans l’environnement autour d’un incinérateur, dans un rayon de 1 à 2 km en général, grâce à des marqueurs naturels de la présence de dioxines, dont la particularité est qu’elles s’accumulent dans les matières grasses, comme le jaune des œufs de poules, les épines de végétaux résineux, mais aussi certaines mousses comme les bryophytes. Cette approche permet de mesurer et de comparer l’accumulation des polluants dans la zone de retombée des fumées de l’incinérateur.
Nous avons nous-mêmes collecté des échantillons durant l’été 2021, les avons envoyés aux Pays-Bas où ils ont été préparés puis analysés dans des laboratoires, en utilisant la méthode d’analyse dite « biologique » ou de « bioassay », DR Calux. Lorsque les valeurs dépassaient les seuils d’intervention fixés par la réglementation européenne sur la sécurité alimentaire, comme cela a été le cas pour la quasi-totalité des œufs, ils ont été analysés une deuxième fois par des laboratoires, avec la méthode dite « chimique », GC-MS. La comparaison permet de confirmer la robustesse des observations.

Ces dioxines sont-elles dangereuses pour la santé ? Combien de personnes pourraient être concernées aux alentours de l’incinérateur ?
Elles sont dangereuses, principalement lorsque l’on est exposé pendant longtemps à des niveaux élevés. Les dioxines font partie des douze polluants organiques persistants (POP) caractérisés par leur toxicité pour l’environnement et les êtres vivants, leur persistance sur plusieurs décennies, leur capacité à se répandre dans l’atmosphère sur de longues distances et à s’accumuler dans la chaîne alimentaire.
Ce sont des perturbateurs endocriniens caractérisés par leur neurotoxicité et leur immunotoxicité. La dioxine la plus toxique, celle qui s’est échappée lors de l’accident chimique de Seveso, est classée cancérigène par le Centre international de recherche sur le cancer. Globalement, elles provoquent aussi des problèmes tels que des malformations congénitales, des troubles de l’apprentissage, des déficiences immunologiques, des anomalies comportementales, neurologiques et reproductives chez l’humain et d’autres espèces animales.
Nous n’avons pas les moyens d’estimer précisément le nombre d’habitants concernés — et encore moins leur profil socio-économique — vivant dans ce rayon de deux kilomètres autour de l’incinérateur, mais en ordre de grandeur, la commune d’Ivry compte à elle seule près de 60 000 habitants, sans parler des employés qui travaillent dans les immeubles de bureaux à proximité de l’incinérateur. Le 13e arrondissement compte 180 000 habitants ; Alfortville, 44 000 ; Charenton-le-Pont, 30 000.
Les chercheurs sont-ils certains que la présence massive de dioxines est imputable à l’incinérateur ?
L’étude n’a pas porté sur des mesures de dioxines directement sur les cheminées de l’incinérateur, ce qui aurait permis de répondre à la question, car ce type de mesures relève officiellement de l’autosurveillance par l’entreprise exploitant l’incinérateur, Suez. Mais à partir de l’échantillon d’œufs de poules, de mousses et de végétaux prélevés dans l’environnement de l’incinérateur, même s’il est scientifiquement difficile d’établir avec certitude l’origine de leur présence dans les communes autour de l’incinérateur d’Ivry-Paris 13, ToxicoWatch a relevé dans les dioxines analysées des profils typiques de celles que l’on retrouve après l’incinération des déchets. Les dioxines prélevées dans les trois poulaillers coïncident par exemple à celles présentes sur les cheminées de l’incinérateur d’Harningen aux Pays-Bas.

L’incinérateur d’Ivry-Paris 13 traite jusqu’à 700 000 tonnes d’ordures ménagères par an. S’il n’existait pas, Paris ne croulerait-elle pas sous les déchets ?
Si l’incinérateur n’existait pas, les collectivités locales membres du Syctom [le syndicat mixte français d’Île-de-France spécialisé dans le traitement des déchets] ne seraient pas engagées dans un endettement abyssal pour rembourser les emprunts de ces investissements colossaux. Un marché de deux milliards d’euros a été signé en 2015 avec le groupement d’entreprises mené par Suez pour construire la nouvelle usine et l’exploiter pendant vingt-cinq ans. Cette manne aurait pu permettre d’amorcer une autre gestion des déchets. Car pendant ce temps, le taux de recyclage stagne à 22 % en Île-de-France depuis plus de dix ans, et les collectivités qui ont la compétence des déchets peinent à trouver les financements nécessaires à la réduction des déchets et au tri à la source, en ouvrant des emplois d’ambassadeurs du tri pour accompagner les habitants, améliorer la communication, etc.
Une autre gestion des déchets parisiens est donc possible, pour éviter le brûlage des déchets.
Oui, et c’est pourquoi nous demandons un plan de décroissance de l’incinération. Sur la totalité des déchets ménagers et assimilés de la ville de Paris, 687 194 tonnes ont été incinérés en 2020, soit 73 %. C’est beaucoup trop, nous sommes pratiquement dans le « tout-incinération ». Des investissements matériels et humains conséquents sont nécessaires pour rattraper notre retard en termes de prévention et de taux de recyclage, qui sont des objectifs européens et français inscrits dans le droit, comme l’objectif de 55 % de taux de recyclage d’ici 2025 et la généralisation du tri à la source des biodéchets fixée au 31 décembre 2023.
L’incinérateur fonctionne comme un véritable aspirateur à déchets et un aspirateur de finances publiques, alors qu’il y a beaucoup plus d’emplois à créer et à maintenir dans le réemploi, le tri, le compostage et le recyclage. Et c’est tout à fait possible ! Nous avons d’ailleurs proposé notre Plan BOM [pour « baisse des ordures ménagères »], une alternative chiffrée à la reconstruction de l’incinérateur d’Ivry-Paris 13. Nos résultats sont prometteurs : nous pourrions réaliser 800 millions d’euros d’économies et créer 800 emplois avec une autre gestion des déchets.