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Santé

La détresse et la colère de riverains empoisonnés par la dioxine d’un incinérateur

Pendant plus de trente ans, les riverains d’un incinérateur de Seine-et-Marne ont été exposés à des quantités de dioxine plus de 2.200 fois supérieures à la réglementation. Depuis, certains sont morts, d’autres souffrent de cancers et tous vivent dans la peur des maladies provoquées par ce perturbateur endocrinien ultratoxique. La justice a été saisie, et le procès devrait se terminer le 11 décembre.

« Nous avons cultivé notre potager, juste à côté de l’incinérateur, pendant trente-cinq ans. Nous pensions que nous mangions des légumes bio, mais en réalité nous nous empoisonnions. Mon mari est décédé en 2006 d’un cancer de l’œsophage. Mes cinq enfants sont presque tous malades de la thyroïde, moi aussi. Ce sont des vies détruites. » Lundi 27 novembre, devant la première chambre correctionnelle du tribunal de grande instance de Paris, la détresse et la colère se lisaient sur le visage de Raba Kebli, 74 ans.

La septuagénaire fait partie des 165 riverains de l’ancienne usine d’incinération des ordures ménagères de Vaux-le-Pénil (Seine-et-Marne) qui se sont constitués parties civiles. La plupart habitent la commune de Maincy, où les vents dominants rabattaient toute la pollution ; la commune s’est également constituée partie civile. En tout, 50.000 personnes d’une petite dizaine de communes alentour auraient été exposées à la dioxine. 67 de ces riverains, de tous âges et parfois membres d’une même famille, ont fait le déplacement en car pour assister à l’ouverture du procès. Ils accusent la communauté d’agglomération de Melun Val-de-Seine (CAMVS) de « mise en danger de la vie d’autrui » pour avoir laissé fonctionner l’incinérateur jusqu’en juin 2002 alors qu’il relâchait de la dioxine, un perturbateur endocrinien ultratoxique et cancérogène, à des quantités 2.200 fois supérieures au seuil réglementaire. Et ce, malgré deux mises en demeure de septembre et décembre 2001 qui enjoignaient l’usine de respecter les normes d’émissions prévues par un arrêté ministériel de janvier 1991.

« On veut que justice soit rendue, insiste Simone Bourreau, 75 ans, qui habite Maincy depuis 1975. Pendant toutes ces années où l’incinérateur polluait les environs, j’ai élevé des poules, mangé leurs œufs, cultivé des légumes dans mon jardin. Quand je n’en avais plus, j’allais chez le maraîcher dont les champs étaient juste en face de l’usine. J’ai nourri mes enfants avec ces produits. Aujourd’hui, je m’en veux et je suis en colère. Je souffre de graves problèmes intestinaux dont on n’arrive pas à trouver les causes, mais je suis sûre que c’est à cause de la dioxine. »

« J’ai recensé cinq lymphomes et trois sarcomes chez mes patients, ce qui me semble beaucoup pour des maladies censées être rares »

D’après Agathe Blanc, avocate des parties civiles, une quinzaine de décès ont été dénombrés aux alentours de l’usine depuis les dépôts de plainte en 2003, dont une dizaine à cause de lymphomes non hodgkiniens — une pathologie typique de la pollution liée aux incinérateurs. « Aujourd’hui, une quinzaine de plaignants souffrent de lymphome non hodgkinien et de sarcomes des tissus mous, une autre maladie liée à l’exposition à la dioxine. » Pour l’heure, aucune étude épidémiologique n’établit de lien de causalité entre ces maladies et l’exposition à la dioxine. Mais les médecins de la commune de Maincy, constitués en association depuis 2000, sont inquiets. « J’ai recensé cinq lymphomes et trois sarcomes chez mes patients, ce qui me semble beaucoup pour des maladies censées être rares », a écrit l’un d’eux aux autorités sanitaires pour justifier sa demande d’étude épidémiologique, avant de mourir lui-même d’un lymphome thoracique malin pendant l’été 2017.

Les parties civiles.

Comment en est-on arrivé là ? L’usine d’incinération des ordures ménagères a été construite en 1965 à Vaux-le-Pénil. En 1998, Jean Daudet, maire de la commune voisine de Maincy, s’inquiétait déjà du risque d’une pollution à la dioxine — une molécule formée lors de la combustion de déchets chlorés en présence d’oxygène — dans un courrier adressé au préfet de Seine-et-Marne. Mais il a fallu attendre mars 2002 pour que les premières mesures des rejets atmosphériques soient réalisées et mettent en lumière l’explosion des normes en matière de dioxine. Et encore trois mois supplémentaires avant la fermeture définitive de l’incinérateur, le 15 juin 2002.

Pour la maire de Maincy et les habitants de la commune, exposée à d’importants rejets de dioxine pendant trente-sept ans, la bataille ne fait que commencer. En octobre 2002, quand Pascale Coffinet, qui a succédé à Jean Daudet à la mairie de Maincy, a réclamé une étude épidémiologique aux abords de l’incinérateur pour mieux cerner les conséquences de cette pollution sur la santé des riverains, elle s’est heurtée à un mur de silence et d’indifférence.

« Le reste du groupe de travail a préféré raconter que la dioxine ne posait pas de problème »

La maire ne s’est pas laissée démonter. Elle a envoyé un échantillon de son sang et des œufs de ses poules à un laboratoire de Liège (Belgique) spécialisé dans la détection de la dioxine. « Les résultats disaient que les taux étaient élevés, raconte-t-elle à Reporterre. Les œufs de mes poules contenaient 77,28 picogrammes par gramme de dioxines et furanes [TCDD-PCDF], alors que la loi interdit la consommation d’œufs qui en contiennent plus de 2 picogrammes. » Son sang présentait une concentration de dioxine de 41,5 picogrammes par gramme de liquide sanguin, alors que la concentration moyenne nationale est de 16 picogrammes par gramme de liquide sanguin. La norme établie par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) est de 1 à 4 picogrammes par jour et par kilo de poids corporel.

« J’ai transmis ces résultats au préfet. Sans réponse pendant deux mois. » En attendant, l’élue a créé l’Association de défense des victimes de l’incinération de déchets et de leur environnement (Avie) et a cherché des volontaires pour de nouvelles analyses de sang. Huit habitants se sont pliés à l’examen, et rebelote : une concentration de 41,5 picogrammes de dioxine dans le sang.

L’ancien incinérateur Dickson, à Montréal (Canada), en 2014. La dioxine est une molécule formée lors de la combustion de déchets chlorés en présence d’oxygène.

Mme Coffinet a alors saisi la Direction départementale des affaires sanitaires et sociales (Ddass) et l’Institut de veille sanitaire (INVS). « Mais ni l’une ni l’autre n’ont considéré ces mesures comme significatives, a rapporté la présidente du tribunal le premier jour du procès. Pour la Ddass, une exposition accrue ne voulait pas dire un risque accru. » Le préfet, lui, s’est contenté de signer un arrêté ordonnant l’abattage d’une cinquantaine de vaches élevées dans un périmètre de quatre kilomètres autour de l’ancien incinérateur, et un second réclamant des analyses de la biosphère (sols, œufs de poule, végétaux) à la recherche de la dioxine.

Pourtant, en 2002, les effets de la dioxine étaient déjà bien documentés — même si la France, engagée dans sa politique d’incinération des ordures ménagères depuis les années 1970, peinait à regarder la réalité en face. Au début des années 1990, André Picot, chimiste et biochimiste, était invité à participer à la rédaction d’un rapport de l’Académie des sciences sur la dioxine. « Ma binôme et moi devions travailler sur ses effets sur le système immunitaire, se souvient-il. En effet, on s’était rendu compte que les personnes contaminées étaient plus sensibles aux bactéries et aux cancers. Chez le rat, on avait observé que l’exposition à la dioxine entraînait des cancers du foie. » Les deux chercheurs se sont appuyés sur une étude de 1.100 pages de l’Environment Protection Agency (EPA), le ministère de l’Environnement états-unien. « Les Américains étaient déjà convaincus que la dioxine est cancérogène chez l’homme », insiste M. Picot. D’autres études épidémiologiques avaient été réalisées dans une usine chimique de l’entreprise allemande Boehringer, qui fabriquait de l’agent orange, un produit contenant de la dioxine utilisé comme défoliant pendant la guerre du Vietnam. « Elles avaient mis en évidence des cancers pulmonaires chez des ouvriers qui travaillaient dans cette usine. » Las, les conclusions du binôme ne sont pas intégrées au rapport final. « Le reste du groupe de travail a préféré raconter que la dioxine ne posait pas de problème », ironise André Picot.

« Les jeunes de la commune vont devoir continuer à se battre »

Mais des études postérieures semblent confirmer cette dangerosité. L’une d’elles, menée entre 1991 et 1995 aux abords de l’incinérateur de Besançon, a montré que les lymphomes sont 2,7 fois plus fréquents près de l’usine par rapport à la moyenne nationale. « Mais ce travail présente des limites, puisqu’il n’intègre pas d’étude d’imprégnation de la dioxine dans l’environnement », précise la présidente du tribunal. « Une autre étude de l’INVS a démontré qu’il y avait 20 % de cancers supplémentaires chez les riverains des incinérateurs qui dépassaient de 10 % les normes d’émissions, rapporte Pascale Coffinet. J’ai posé la question à de multiples reprises, sans réponse : quel risque supplémentaire pour des habitants exposés à des émissions 2.200 fois supérieures à la norme ? »

Ces faits vont-ils suffire à faire condamner la communauté d’agglomération de Melun Val-de-Seine ? Depuis les dépôts de plainte de la commune de Maincy et des riverains en 2003, la procédure a traîné en longueur et un non-lieu a déjà été prononcé pour toutes les plaintes pour homicides et blessures involontaires. Mais Agathe Blanc, l’avocate des plaignants, ne perd pas espoir : « C’est la première fois qu’un exploitant d’incinérateur est renvoyé devant un tribunal correctionnel pour mise en danger de la vie d’autrui par violation délibérée de la réglementation. Pour nous, l’important est que le préjudice des victimes soit reconnu. » Et qu’un précédent puisse être créé et protège les riverains de ces usines d’incinération, car « les jeunes de la commune vont devoir continuer à se battre, déplore Patrick Béhin, un autre habitant de Maincy. Depuis 2003, un nouvel incinérateur a été mis en service à la place de l’ancien. Et je peux vous dire que je retrouve toujours la même poussière noire sur mes rebords de fenêtre. »

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