Des patates cultivées sur la « route de Wauquiez »

Récolte des patates pour protester contre la « route à Wauquiez », à Saint-Hostien, le 2 octobre 2022. - © Moran Kerinec / Reporterre
Durée de lecture : 6 minutes
Luttes Transports Autoroutes Grands projets inutilesEn Haute-Loire, des militants ont organisé le 2 octobre la récolte d’un champ de patates, sur le tracé de la controversée RN88. Ce projet routier emblématique de la politique régionale de Laurent Wauquiez croque les terres paysannes et détruit la biodiversité.
Saint-Hostien (Haute-Loire), reportage
La bêche s’enfonce dans la terre. D’un geste souple, Claude relève son outil et fait apparaître la peau jaune d’une poignée de pommes de terre Bernadette. « Il y a de la patate, et elle est belle ! » s’exclame l’agriculteur. Une scène de ramassage ordinaire, si ce n’est qu’elle se déroule sur une parcelle plantée en toute illégalité sur le tracé de la route nationale 88 (RN88), au cœur de la Haute-Loire. Ici, les habitants surnomment cette 2x2 voies la « route de Wauquiez ».
Élaborée en 1997, cette déviation doit permettre aux conducteurs de filer à 110 km/h au lieu de 80 sur 10,7 kilomètres et éviter de traverser les villages du Pertuis et de Saint-Hostien. Soit un gain de trois minutes par trajet. Un vieux serpent de mer local, sorti du placard en 2017 par Laurent Wauquiez, devenu président d’Auvergne-Rhône-Alpes l’année précédente. L’élu Les Républicains (LR) assure vouloir désenclaver la Haute-Loire et sécuriser ses routes.

Ses opposants y devinent un cadeau politique à son fief d’élection. Quant à l’État, d’ordinaire maître d’œuvre des routes nationales, il s’est désengagé de ce projet jugé trop cher et mauvais pour l’environnement. Le chantier est estimé à 263 millions d’euros, et nécessite de compenser les 140 hectares artificialisés. Laurent Wauquiez a assuré le financement à 90 % par la région Auvergne-Rhône-Alpes.

La récolte des patates plantées au printemps a été menée par plus de quatre-vingts habitants, militants, propriétaires et paysans impactés par la nationale, réunis au sein du collectif la Lutte des sucs, du nom des collines volcaniques caractéristiques du Velay. Une partie de la récolte sera vendue sur le marché du Puy-en-Velay pour aider le collectif à gagner en visibilité et financer sa lutte. « On a planté 700 kilos en terre, on peut en attendre 3 tonnes, estime Claude. Ici, c’était un pré depuis des décennies. La terre est reposée, fertile. Ça démontre son potentiel pour l’agriculture. » Car c’est l’un des nombreux défauts de la RN88 : elle déroule son bitume au détriment des paysans.

Toutes les terres du chantier n’ont pas été acquises
Habitante du Pertuis, Nathalie Collet pointe sur une carte le détail des 140 hectares artificialisés. « 20 hectares de zones humides, 40 de forêts, 80 de terres agricoles, énumère-t-elle, avant de balayer les alentours du regard. Une plaine plate comme celle-ci, ça vaut de l’or. » Pour Mélanie et Xavier, un couple d’éleveurs, le chantier va surtout toucher la source qui abreuve leurs bêtes, qui se situe pile sur le tracé de la RN88. « J’ai besoin de 5 000 litres par jour, sans ça, je devrai payer 3 000 euros par an, soupire Xavier. Pour mon salaire de paysan, ça va être un trou énorme... »

L’éleveur n’a pas eu le choix : la déclaration d’utilité publique (DUP) de la déviation l’a obligé à vendre 10 % de ses terres à l’État. Mais la DUP est obsolète depuis 2007 [1], et les travaux d’aujourd’hui nécessitent davantage de terrains que ceux planifiés en 1997. Les normes environnementales contemporaines étant plus restrictives, toute nouvelle DUP pourrait retoquer le projet.
Un talon d’Achille identifié par la Lutte des sucs, qui prévoit d’attaquer le projet sur le foncier. « 25 hectares n’étaient pas encore acquis il y a deux ans, pointe Nathalie Collet. Là, on se lance dans un boulot de recensement des parcelles et nous avons déjà trouvé 6 hectares non acquis. Il manque surtout des bords, c’est-à-dire les voies d’accès des camions et des machines. » Objectif : convaincre les derniers propriétaires de ne pas céder leurs terres.

« C’est pas une tornade qu’est passée, c’est Wauquiez »
Malgré ces lacunes, les travaux préalables aux ouvrages d’art ont repris début septembre coûte que coûte, y compris en croquant des terres qui ne leur appartiennent pas. Xavier a surpris un prestataire marquant des arbres à abattre sur la propriété de son voisin absent, en dehors des zones délimitées par les géomètres du chantier : « Il a tout de suite coopéré, et m’a dit que c’étaient des “limites flottantes”, ça n’existe pas des “limites flottantes” ! Déjà l’année dernière, ils sont passés dans mon champ sans me prévenir. C’est comme entrer dans la cuisine de quelqu’un. » Le risque : mettre les propriétaires récalcitrants devant le fait accompli.

Plus tôt dans la semaine, c’est Jeanne [*] qui a porté plainte pour deux arbres abattus sur sa propriété côtoyant une zone d’emprise. Depuis plusieurs années, la société chargée de récupérer les terres manquantes cherchait justement à acquérir la portion de terrain concernée.

En surplomb de Saint-Hostien, les bordures d’arbres sont déjà dégagées. Les haies ont été déchiquetées. Les murets patrimoniaux de la région sont devenus des petits tas de pierres, entreposés derrière le stade municipal du Pertuis une poignée de kilomètres plus loin. « C’est pas une tornade qu’est passée, c’est Wauquiez », assène Nathalie Collet. Naturaliste et soutien de la Lutte des sucs, Arthur [*] déplore : « Ces parcelles ont été dégagées il y a plusieurs siècles, et les murets ont à l’époque servi de séparation. Ils sont devenus des refuges pour la biodiversité, et un corridor pour la faune qui peut y circuler à l’abri des prédateurs et de l’Homme. » Et même leur reconstruction ne suffira pas à compenser leur destruction. Plusieurs dizaines d’années sont nécessaires avant qu’une haie plantée ne soit fonctionnelle.

« On décompte 75 espèces protégées qui doivent être prises en compte pour les travaux de la RN88 , énumère le naturaliste. Il y a la pie-grièche écorcheur, le bruant, le chardonneret... Ces espèces ont perdu 30 % de leur population du fait des routes et de l’agriculture. » La naturaliste lève les yeux et observe une ombre de 1,60 mètre de diamètre planant au-dessus du champ de patate : « Même ce milan royal est concerné. »

En attendant les premiers travaux d’ouvrages d’art attendus au printemps, les membres de la Lutte des sucs prévoient de tenir l’hiver grâce aux frites et à la purée produites… À condition que le porte-monnaie de la Région suive. Selon les calculs du conseiller régional Europe Écologie-Les Verts (EELV) Renaud Daumas, l’augmentation générale des coûts des matériaux du BTP de 40 % ces deux dernières années devrait faire passer la note de 226 millions d’euros à quelque 600 millions [2]. L’occasion de mettre la collectivité au régime sec de patates ?