Descendre l’Amazone pour la science : « Une expérience complètement hors norme »

Plusieurs chercheurs ont descendu le fleuve Amazone pendant trois semaines, à des fins scientifiques. - © Juliette de Montvallon / Reporterre
Durée de lecture : 11 minutes
Climat SciencesEn juillet, plusieurs scientifiques ont descendu le fleuve Amazone sur des bateaux rudimentaires. Une expérience « hors norme », que raconte Daniel Aslanian, l’un des chercheurs.
Cet entretien est le premier de notre série « Les explorateurs du climat », qui raconte les coulisses d’expéditions scientifiques. Les chercheurs témoignent du quotidien et des imprévus de ces missions hors norme qui, de l’Amazonie à l’Antarctique, documentent l’évolution de la planète soumise aux effets du changement climatique.
Le 24 juillet dernier, Daniel Aslanian, chercheur en géodynamique à l’Ifremer, posait le pied sur la terre ferme brésilienne, après trois semaines à descendre l’Amazone. Il est l’un des coresponsables de cette mission franco-brésilienne baptisée Amanaus.
À bord de deux bateaux rudimentaires, l’équipe de chercheurs a exploré ce fleuve gigantesque, pour en comprendre l’évolution. L’Amazone, qui apporte à lui seul 20 % des eaux douces continentales aux océans, charrie également des sédiments qui influencent tout l’océan Atlantique tropical. L’objectif des scientifiques était notamment d’apporter un éclairage inédit sur la manière dont ce transfert de sédiments était perturbé par l’évolution du climat.
Reporterre — Comment se prépare-t-on à un projet aussi grandiose que de remonter le fleuve Amazone, bardé d’instruments scientifiques modernes ?
Daniel Aslanian — J’ai participé ou dirigé une vingtaine de missions scientifiques sur des bateaux français, mais ce qu’on vient de vivre était complètement hors norme. On est partis dans l’inconnu, tant qu’un point de vue logistique que scientifique.
Notre première idée était de remonter l’Amazone sur un bateau de la flotte océanographique française, mais la zone a été estimée trop dangereuse. On a donc dû trouver d’autres moyens de navigation et par conséquent plusieurs voies de financements supplémentaires, en particulier via l’École universitaire de recherche ISBlue, le CNRS et un projet Capes-Cofecub de mobilité franco-brésilien. On a dû se contenter de bateaux loués sur place, plus rudimentaires et moins adaptés. On dormait sur le pont supérieur, dans des hamacs tous ensemble et on se douchait avec l’eau du fleuve.

D’un point de vue scientifique, l’un des deux bateaux, celui dont j’étais coresponsable, avait notamment pour mission de réaliser des mesures sismiques. C’est le même principe que pour une échographie : on envoie une onde qui se propage dans l’eau puis dans les couches sédimentaires ; le signal revient vers des récepteurs situés dans un câble de 250 mètres de long, qu’on appelle « la flûte », traîné derrière le bateau. On peut ainsi réaliser un profil sismique, c’est-à-dire une cartographie des structures géologiques du fleuve. Ce sont des mesures totalement inédites en Amazonie, que nous avons réalisées sur plus de 600 km, de Manaus à Santarém.
« Au cours d’une opération, le moteur du treuil, qui est vieux, a commencé à cramer »
Mais on a entièrement modifié notre plan de travail au fil des jours. D’abord, on a vite compris en amont de la mission qu’il valait mieux descendre le fleuve plutôt que de remonter les 1 600 km entre Bélem et Manaus. Pour traîner la flûte sismique, il faut une vitesse stable par rapport à la surface de l’eau, de 8 ou 9 km/h maximum, pour ne pas la soumettre à trop de tension. En remontant le fleuve, le courant de l’Amazone étant très puissant, la progression du bateau aurait été trop limitée. À l’inverse, en descendant le courant, il y avait le risque que la flûte ne dépasse le bateau et il a fallu imaginer un système d’ancre flottante pour freiner cette longue traîne. Il restait à gérer les risques liés aux autres bateaux qui passent à toute vitesse, dépourvus de radio et sur lesquels il fallait hurler pour éviter le désastre, les troncs d’arbres de 5 mètres de long flottant parfois entre deux eaux et les îlots de végétation flottante…
C’est le genre d’environnement où rien ne se passe comme prévu ?
Une certaine dose d’adaptation, voire d’improvisation maîtrisée, est effectivement nécessaire. Par exemple, la hauteur entre le plancher et le plafond du pont n’était pas assez grande pour utiliser le carottier [1]. Notre technicien de l’Ifremer, Pierre « Mac » Guyaværch, a heureusement bricolé une solution sur le quai, en sciant et soudant des tubes de métal qui, avec un système de poulie, nous a permis de mettre notre carottier à l’eau. Il a aussi fallu percer le pont pour accrocher le treuil qui nous permet de mettre à l’eau et de remonter à bord le carottier, et pour qu’il ne soit pas emporté à l’eau lors des opérations…
Au cours d’une opération, le moteur du treuil, qui est vieux, a commencé à cramer : la force de succion de la vase dans laquelle était enfoncé le carottier était probablement trop grande, ou celui-ci était bloqué par les entrelacs de la végétation aquatique. La situation pouvait devenir très délicate, le bateau, attaché au carottier au fond de l’eau et dérivant légèrement par rapport à lui, pouvait pencher dangereusement.
Pierre a alors, encore une fois, été incroyable pour analyser la situation et réagir très vite. Il m’a dit : « Daniel, sors ton couteau ! » Il a attrapé une bouée, coupé le câble et attaché la bouée dessus. Tout s’est passé en moins de 20 secondes. Le bateau a été tiré d’affaire et on a pu retrouver notre carottier grâce à la bouée qui indiquait sa position en surface.

Patrick, un membre de l’équipage brésilien du bateau, était aussi incroyable de réactivité et d’agilité. Un jour, notre petite barque annexe était partie faire des mesures vers des bancs de sable, mais le moteur est tombé en panne et il n’avait pas de rames. C’était trop dangereux pour que nous allions les chercher avec le gros bateau, alors Patrick a plongé avec une rame et a ramené le bateau sur 30 mètres, en se luxant légèrement l’épaule au passage.
« Le plus dur était le bruit du moteur, assourdissant en permanence »
Quel rapport au risque entretenez-vous comme scientifique, sur ce genre de mission ? On est tout de même loin de l’image de l’explorateur pionnier du XIXe siècle...
Nous n’étions pas dans une expérience d’immersion totale dans la forêt amazonienne puisque nous sommes restés sur le fleuve, mais l’Amazone est en lui-même un immense géant, parfois large de plusieurs kilomètres, c’est fou à imaginer tant qu’on n’y est pas. Il y a des rivières ou des passages créés par la crue qui n’étaient même pas décrits sur les cartes. Mais l’image mythique de l’Amazone dépourvue de grande cité est dépassée. Il y a des villes de plusieurs centaines de milliers d’habitants le long du fleuve et nous n’étions jamais très loin d’un village, en cas de problème médical. En termes de sécurité, il valait d’ailleurs mieux éviter de dormir loin des communautés, car la possible présence de pirates reste une hypothèse à ne pas négliger.
À quoi ressemblaient les conditions de vie à bord, durant ces trois semaines ?
Le plus dur était le bruit du moteur, assourdissant en permanence, sans interruption, ça nous grignotait l’esprit. Le moteur fonctionnait jour et nuit, sinon nous n’avions pas d’électricité. C’était tellement bruyant que cela rendait les conversations difficiles lors des repas. On a aussi découvert la violence des orages, des pluies diluviennes accompagnées d’un vent très puissant qui nous obligeaient à fermer le bateau avec des bâches, rentrer en urgence tout le matériel et mettre le bateau à l’abri.

Mais nous avions un rythme très réglé, qui nous maintenait dans une espèce de cocon : levés à 5 heures tous les matins, couchés à 21 h 30 ou 22 heures le soir, et au milieu, des séances de carottage aux résultats extrêmement variables d’un jour à l’autre et des acquisitions en continu de relevés bathymétriques qui donnent une image du relief sous l’eau, et de profils sismiques.
Est-il compliqué de gérer le collectif, confinés ainsi dans un espace réduit ?
Sur le bateau, nous étions en tout 7 scientifiques et 2 invitées : Céline Desmoulière, architecte paysagiste et carnettiste, qui a croqué la mission dans un carnet d’aquarelles, et Laurence Monroe, documentariste, venue filmer l’expédition. Il y avait bien sûr aussi le commandant et cinq membres d’équipage.
« Une fois, nous nous sommes retrouvés face à une église sortie de nulle part »
Il y a eu entre nous une communion vraiment fantastique. On montait à l’étage supérieur, loin du bruit de la cale, pour discuter et travailler sur les ordinateurs. On a même réussi deux fois à danser et chanter sur le pont le soir ; c’étaient des moments de folie, très précieux. Il y avait des gens de cultures très différentes à bord. Ce sont des occasions uniques de se confronter à une réelle altérité, lors de relations éphémères mais intenses, de pure humanité, dans ces conditions d’expédition. C’est ce qui me passionne, autant que la science, dans ces missions. On discute de tout ensemble, beaucoup de nourriture et de cuisine en général ! Ces moments de convivialité sont très importants pour le moral au long cours. Même entre chercheurs, il y avait des cultures scientifiques très différentes, entre ceux qui travaillaient sur les sédiments, sur l’ADN des poissons, sur la pollution liée aux particules microplastiques, etc. Il a fallu s’apprivoiser pas à pas pour apprendre à parler le même langage, loin de nos jargons respectifs.

Nous ne vivions cependant pas en communauté coupée du monde, comme j’ai pu le connaître sur des missions océanographiques dans mes jeunes années. À l’époque, il n’y avait qu’un fax à bord, et les messages étaient lus d’abord par le commandant qui décidait s’il les distribuerait ou non à leur destinataire, car une mauvaise nouvelle, comme la mort d’un proche, peut être très délétère pour la vie à bord. Là, nous étions reliés à nos proches par satellite, et nous faisions des excursions à terre dès qu’on le pouvait le soir, pour nous éloigner du bruit du moteur et marcher un peu en ligne droite, sur des distances plus longues que celles permises par les dimensions du bateau...
En termes d’imprévus, ce genre de terrain de recherche doit également offrir quelques occasions d’émerveillement…
Progresser sur cet immense fleuve, en même temps tellement lent et puissant, est vraiment particulier. Il faut revoir Aguirre, la colère de Dieu, de Werner Herzog, film lui-même très lent sur l’Amazonie, qui transmet bien cette ambiance. La nature qui entoure le fleuve est évidemment incroyable : nous étions réveillés le matin par le chant — malgré le moteur — de magnifiques groupes d’ara bleus. Les constellations d’étoiles, la nuit, étaient splendides : au niveau de l’équateur, nous avions le privilège de pouvoir admirer en même temps la Croix du Sud, visible dans l’hémisphère sud, et la Grande Ourse, visible dans l’hémisphère nord.

Les cultures humaines rencontrées étaient tout aussi incroyables. Un jour, on est passés devant une rive où près de 3 000 pneus étaient entassés, bien alignés sur une falaise. On a compris qu’ils servaient à protéger un cimetière de l’érosion. C’était à la fois beau et dérisoire, comme initiative, et frustrant aussi, car les efforts faits pour protéger les cimetières sont rarement déployés pour les habitations. Cela témoigne d’une culture religieuse très forte, là-bas.
Une autre fois, nous nous sommes retrouvés face à une église sortie de nulle part, sur une rive, au milieu des mangroves. Nous étions bouleversés par l’apparition, au coucher du soleil, de cet édifice entouré de quelques maisons. On est restés à côté pour la nuit, mais personne n’a osé descendre, de peur de déranger l’harmonie du lieu.
S’ouvrir au milieu, à l’altérité des rencontres, aux contraintes réelles des habitants de l’Amazonie, aux collègues brésiliens concernés directement par les liens entre le changement climatique, la biodiversité et la préservation de leur mode de vie, le confronter à notre point de vue du progrès, c’est aussi ça la richesse d’une expédition, dont on ressort avec beaucoup moins de certitudes.