En Lorraine, le renouveau des microbrasseries dynamise les cultures d’orge et de houblon

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Le rejet des bières industrielles favorise le développement des microbrasseries artisanales et locales. En Lorraine, cet engouement porte l’espoir de développement de toute une filière, de la consigne de bouteilles aux cultures du houblon et de l’orge.
SPÉCIAL SALON DE L’AGRICULTURE — À l’occasion du Salon international de l’agriculture, la vitrine des « puissants » du secteur, Reporterre a choisi de mettre en avant les « petits », ceux qui bousculent les codes du milieu. Toute la semaine, nous présenterons des alternatives qui marchent. Samedi, nous avons fait le point sur la situation des néo-paysans, aujourd’hui, nous enquêtons sur la floraison des microbrasseries lorraines.
- Nancy (Meurthe-et-Moselle), correspondance
« On a rencontré toutes sortes de personnes : secrétaires médicales, chasseurs de têtes, comptables... Chaque fois, la brasserie indépendante était, pour elles, un moyen de reconversion qui part d’un rejet du système, d’un besoin d’échapper à la routine. Arrêter de partir au boulot à 6 heures pour revenir à 6 heures du soir... » Après avoir avalé 5.800 kilomètres de routes, Lionel Mangeot et Thomas Rivellini, 24 et 26 ans, reviennent tout juste de leur tour de France des brasseries indépendantes quand nous les avons rencontré au début du mois de novembre.
Deux mois après avoir commencé ce périple, préparé à l’aide d’un annuaire spécialisé (le Rigal de la bière) ou encore d’une carte interactive (le Projet amertume), les Bar’oudeurs, comme ils se nomment, ont choisi pour 33e et dernière étape la ville de Pont-à-Mousson (Meurthe-et-Moselle), située pile entre Nancy et Metz, où se trouve la brasserie artisanale les Brasseurs de Lorraine. Jean-François Drouin accueille les deux jeunes Bar’oudeurs à double titre : cogérant de la brasserie, il est également, depuis juin 2016, président du premier Syndicat national des brasseurs indépendants (SNBI). « Les gens sont lassés des produits standardisés des industriels, constate-t-il derrière sa tireuse. Ils ont envie d’un retour aux bières qui ont du goût, et justement les bières artisanales sont plus typées, plus naturelles… Et donc, forcément, plus locales. On peut dire que 95 % des produits à partir desquels on travaille proviennent d’un rayon de 150 kilomètres. »
« Pour être reconnu indépendant, il faut que le brasseur soit son propre patron »
Trois leaders mondiaux, Heineken, Carlsberg et AB InBev-SABMiller, rassemblent à eux seuls plus de 1.400 marques de bière et pèsent plus de la moitié des volumes produits dans le monde. En France, 92 % de la bière produite — 20,7 millions d’hectolitres annuels — provient de brasseries industrielles, d’après les chiffres du SNBI. Les quelques pour cent restants sont partagés par environ 1.300 brasseries artisanales qui produisent 7.000 bières différentes et emploient 3.500 personnes.

« Ça paraît peu, explique Jean-François Drouin. Mais, tous les ans la bière artisanale grappille 0,5 % des parts de marché. Pour les industriels, c’est une perte énorme ! Vous comprenez pourquoi, pour “répliquer”, Heineken achète des brasseries historiques, comme la Mort subite en Belgique, et pourquoi Leffe a pu baptiser une de ses campagne de pub “Les artisans de l’apéritif”. »
« Pour être reconnu indépendant, il faut que le brasseur soit son propre patron, précise Jean-François Drouin, c’est-à-dire qu’il ne se fasse pas imposer de décisions de la part d’un actionnaire, qu’il n’y ait pas de tiers au sein de la direction ou du capital de l’entreprise. Les franchises ne peuvent pas faire partie du syndicat non plus. » Avec 16 ans d’existence et 9 salariés, les Brasseurs de Lorraine produisent en moyenne 3.500 hectolitres à l’année, ce qui en fait, d’après Jean-François Drouin, « la plus importante brasserie artisanale de Lorraine ». Rien de contradictoire aux yeux de cet ancien responsable « recherche et développement » dans l’industrie chimique, qui se bat aujourd’hui avec le SNBI pour ne pas « accepter que des multinationales décident de notre avenir ».
Sa marque domine les rayons des supermarchés consacrés aux bières régionales. De la Jeanne d’Arc au goût mirabelle à la bière du Centenaire « édition spéciale 14-18 », en passant par la « bière blonde du supporter » de l’AS Nancy-Lorraine, les quatorze breuvages estampillés Brasseurs de Lorraine sont commercialisés dans la région à 85 %. Mais toutes les brasseries indépendantes ne jouent pas dans la même cour [1]. Entre elles, les pratiques et les philosophies divergent. Parfois du tout au tout.
« Relancer un marché disparu en Lorraine »
À Jarville, juste derrière Nancy (Meurthe-et-Moselle), la simplicité et le circuit court sont les principaux ingrédients de La Grenaille, brasserie qui tire son nom des résidus de céréales et autres graines de rebut. « Par philosophie de la récupération », dit, sourire aux lèvres, Julien Gunther, son unique salarié. En 2010, il s’est lancé dans l’aventure grâce à un microcrédit contracté auprès de l’Association pour le droit à l’initiative économique, réservée aux entrepreneurs qui, comme lui, cumulent les refus de crédits bancaires.
« Je vis de ce projet depuis l’an passé, témoigne Julien, dans le local qu’il partage avec des associations et artistes. J’arrive à me dégager un Smic. Avant, je n’avais que les minimas sociaux. Il y a peu de chances que je développe davantage le projet un jour. Salarier une autre personne, n’en parlons pas… Il faudrait tout revoir, changer de locaux… Je préfère vivre comme ça plutôt que de me tuer à la tâche. »

Une dizaine de fois par an, il délivre un stage de brassage amateur d’une journée, destiné aussi bien aux potentiels débutants dans le métier qu’aux amoureux de la dégustation. Le conseil qu’il leur délivre ? « Quand on se lance, il n’y a pas forcément besoin de chercher à se distinguer, avec un concept, une recette forcément originale. Si vous faites une bière simple, produite localement, avec une méthode de fabrication traditionnelle, elle sera par nature déjà typée et aura un goût singulier. »
Ses six sortes de bières sont toutes certifiées biologiques par le label Nature et Progrès et vendues dans un rayon maximum de 20 kilomètres autour de Nancy. Julien a aussi mis en place un système de consignation de ses bouteilles, à 20 centimes pièce, en partenariat avec La Bouteille lorraine, une toute nouvelle entreprise spécialisée dans « la réutilisation par lavage des bouteilles en verre ». Son responsable, Clément Bonini, a fait le pari, il y a quelques mois, de « relancer un marché totalement disparu en Lorraine ».
« Je dois d’emblée m’inscrire dans une démarche d’ampleur, observe ce Vosgien. Pas juste travailler avec deux ou trois brasseurs. D’autant qu’ils devront eux-mêmes faire un effort financier pour acquérir des bouteilles assez solides pour tenir au moins trente lavages, ainsi que des étiquettes hydrosolubles. » Car la plupart des fabricants d’étiquettes utilisent des colles trop tenaces pour permettre de décoller l’étiquette simplement avec de l’eau alcaline chauffée.
« Même si l’on devait continuer le maltage en Allemagne, ce serait avec de l’orge lorraine »
Clément se déplacera lui-même sur les différents lieux de vente (brasseries, épiceries, cavistes, cafés, restaurants…) pour récupérer les bouteilles vides à l’aller et les rendre nettoyées au retour. Ce ne sont pas les clients qui devraient manquer. Une vingtaine de brasseries de la région se sont déclarées prêtes à suivre sa démarche. Les premiers nettoyages de bouteilles devraient commencer au cours du mois de mars. Rien qu’à la Grenaille, 6.000 bouteilles vides attendent d’être lavées. « J’ai déjà trouvé une vieille étiqueteuse à colle pour me permettre de passer bientôt du rouleau adhésif au papier recyclable imprimé localement », annonce son fondateur.
Le lavage de bouteilles n’est pas le seul marché que les microbrasseries lorraines espéraient voir renaître un jour. Depuis la mécanisation de l’agriculture, la Lorraine ne produisait plus d’orge brassicole ou de houblon, les deux ingrédients essentiels — avec l’eau et la levure — à la fabrication de la bière. « Mais là, je viens de récupérer les toutes premières récoltes de malt et houblon lorrains ! » dit Julien, de la Grenaille. Comme la plupart des brasseurs indépendants, il n’avait jusqu’alors pas d’autres choix que de se tourner vers une malterie appartenant au groupe français Soufflet, leader mondial en la matière [2]. L’an passé, il s’est associé avec quelques collègues membres de l’Union des brasseurs du Grand Est (UBGE) pour commander une vingtaine de tonnes d’orge brassicole à Probiolor, une coopérative céréalière bio et lorraine. Pour l’opération de maltage, qui consiste à germer, sécher, puis séparer le grain d’orge de ses germes, ils se sont tournés vers une malterie artisanale allemande. « En attendant qu’une micromalterie voit le jour dans la région, dit le Nancéien, c’est la meilleure solution qu’on ait trouvée pour se fournir le plus localement possible. »

Et pourquoi pas une première micromalterie ? La communauté de communes du pays de Colombey y réfléchit dans le cadre du projet lancé par ATD Quart Monde « territoire zéro chômeur de longue durée ». « Mais avant que la communauté ne s’engage à investir dans un tel outil, il faut s’assurer que l’on ait une production de céréales assez importante. Ces vingt premières tonnes de malt étaient donc un gros test. Si le projet aboutit, il faudra en produire environ 300 tonnes correspondant aux besoins d’une centaine de microbrasseries », explique Laurent Kobler, le président de l’UBGE. Pour les besoins de sa propre brasserie artisanale, La Chaouette, à Saizerais, dans la Meurthe-et-Moselle profonde, il a besoin de 15 tonnes de malt à l’année pour 500 hectolitres de bière. « Même si l’on devait continuer le maltage en Allemagne, ce sera avec de l’orge lorraine », dit-il. [3].
Le malt peut être produit avec d’autres céréales (seigle, maïs, froment…). Il permet d’obtenir les enzymes nécessaires à la transformation de l’amidon en sucre. Au moment de la fermentation, l’ajout de levures transformera ce sucre en alcool. Entretemps, l’étape d’aromatisation aura permis au houblon d’apporter une amertume et un parfum à la bière, en plus de ses propriétés antiseptiques.
« J’ai voulu l’adapter à un projet plus rock qu’une simple exploitation agricole »
La Lorraine fait partie des rares régions où se trouve une microhoublonnière. C’est toute une filière brassicole alternative qui pousse ainsi dans cette région qui compte 200 brasseurs amateurs et près de 70 microbrasseries [4]. Aurélien Morhain a été l’un des précurseurs en la matière en inaugurant sa Brasserie de Haute-Rive, à Cuvry, en Moselle, il y a plus de dix ans. Aujourd’hui, il est le premier à relocaliser la production de houblon. Ses mille premiers pieds occupent, depuis 2017, une parcelle d’un demi-hectare. Il a fallu attendre la deuxième récolte, l’été 2018, avant de pouvoir nourrir en houblon, en février 2019, ses premiers clients brasseurs — dont La Grenaille fait évidemment partie. Et quelle récolte !

« À cause de la grêle qui était tombée au cours de l’année, on a récolté seulement 137 kilos sur un potentiel d’une tonne. Pas grave. Pour l’utilisation que j’en fais à la brasserie, c’est largement suffisant. Et mieux vaut avoir une tôle maintenant plutôt qu’au moment où les attentes des brasseurs reposeront sur moi », se rassure Aurélien. L’agriculteur a repris seul les 140 hectares de la ferme familiale après le départ à la retraite de ses parents. « Mais j’ai voulu l’adapter à un projet plus rock qu’une simple exploitation agricole », dit-il. Le rock, cet ancien musicien qui rêvait de percer dans la batterie le retrouvera lors des nombreuses fêtes de village et autres festivals où, grâce à son fourgon équipé en buvette mobile, il abreuve le public de sa pale ale et de ses lager à la pression. Mais la bière ne lui assure pas ses revenus ; c’est une passion, un supplément.
« Aujourd’hui, les brasseurs indépendants sont des entrepreneurs, beaucoup sortent d’écoles d’ingénieurs, explique-t-il dans sa salle de dégustation. Tant que c’est pour faire de la bonne bière, ils ont raison. Nous, il y a dix ans, on tâtonnait, eux, ils y vont ! Mais je me sens bien comme ça, avec ma modeste production de 200 hectolitres par an. La course à la plus grosse, trop peu pour moi. »
Selon ses calculs, une houblonnière de deux hectares devrait suffire pour couvrir les besoins des microbrasseurs lorrains. Pour obtenir le label AB, il doit encore être patient : seule la quatrième récolte est certifiable bio.
« J’ai multiplié refus sur refus de la part des banques avant d’obtenir enfin un prêt »
Ce marché s’avère aussi périlleux que nécessaire. La France ne produit aujourd’hui que 0,8 du houblon mondial. Face à l’explosion des brasseries indépendantes, qui utilisent six à sept fois plus de houblon que l’industrie, le choix des variétés est de plus en plus restreint [5]. Parfois, il n’y a pas d’autre solution que d’aller voir ailleurs.
États-Unis, Japon, Nouvelle-Zélande, République tchèque… Rémi Schlienger fait venir des variétés de houblon du monde entier pour produire sa bière à l’accent lorrain, la Grô, dans les anciennes Grandes Brasseries réunies de Maxéville, au nord de Nancy. Tout un symbole. Au début du XXe siècle, 150.000 hectolitres y étaient produits chaque année. Ouverte depuis quelques mois, la Fabrique des Grô, avec ses deux salariés, espère atteindre 600 hectolitres d’ici sa troisième année. « Quand on est arrivés ici, raconte Rémi dans le petit bar qui jouxte ses énormes cuves de brassage, il n’y avait rien, pas d’eau, pas d’électricité. On s’est dépêché de tout réaménager, en quelques semaines, pour que tout soit prêt pour le week-end d’inauguration en mai 2018, le GrÔstival. »

Heureusement que Rémi allie la bière aux concerts — la fête à l’autofinancement —, méthode d’autant plus artisanale que lui-même joue sur scène avec son trio anarchofestif bien connu en Lorraine, La Petite Sœur. Car le rockeur a dû mettre de sa poche une bonne partie du demi-million d’euros investi pour la rénovation du lieu et l’achat du matériel. « J’ai beau avoir cumulé huit années d’expérience dans des brasseries artisanales et deux licences — en protection de l’environnement et génie des procédés appliqués aux boissons —, j’ai multiplié refus sur refus de la part des banques avant d’obtenir enfin un prêt », révèle Rémi.
La mairie l’a aidé en lui mettant à disposition les locaux. Le contrat implicite, bien sûr, était que coulent de nouveau les traditionnelles bières de Maxéville, une blonde à fermentation basse, dont la production s’est arrêtée durant la Seconde Guerre mondiale, faute de matières premières. Cette pils de tradition côtoie ainsi des bières plus typées, plus aromatiques, comme sa célèbre blonde, la… Grô niasse.

« Un jeune qui veut créer sa propre microbrasserie, s’il n’a pas les parents derrière pour le soutenir, c’est impossible aujourd’hui »
Chez les Van Dyck, toute la famille consacre, depuis plus de deux ans, ses week-ends au brassage et à la commercialisation de La Doncourt, cette bière d’inspiration trappiste qui porte le nom de ce village de quelques centaines d’âmes, à la pointe de la Meurthe-et-Moselle, au Pays-Haut. « Le plus dur a été de parvenir à reproduire nos recettes pour qu’il y ait une continuité entre chaque brassage. Le meilleur outil, c’est nos souvenirs ! » dit Nicolas, le fils.
La semaine, Nicolas étudie à l’Institut Meurice, une école publique d’enseignement supérieur situé à Bruxelles, en Belgique. Il suit ainsi l’une des formations les plus reconnues menant au métier de brasseur : un master en sciences de l’ingénieur industriel. « On est seulement deux à suivre l’option industries biochimiques et brassicoles », dit-il. On lui apprend à brasser, tandis que des chercheurs délivrent la théorie [6].
En investissant 60.000 euros (« rien que pour le matériel de brassage ») et en réaménageant leur ancienne grange en terre battue en un lieu de production et de dégustation tout ce qu’il y a plus professionnel, l’objectif des parents de Nicolas était d’offrir à leur fils la chance de lancer sa propre entreprise dès ses études terminées. Autrement dit, la microbrasserie familiale qui produit à peine 100 hectolitres annuels pour l’instant peut devenir l’entreprise qui le fera vivre demain.
« On va être honnête, confie Bertrand, le père, ingénieur métallurgiste de formation. Un jeune qui veut créer sa propre microbrasserie, s’il n’a pas les parents derrière pour le soutenir, c’est impossible aujourd’hui. Impossible de se dégager un Smic en dessous de 400 hectolitres par an. De toute façon, si mon fils ne reprenait pas l’affaire, ce n’est pas grave, je continuerais par passion. J’ai 54 ans, la retraite, ça se prépare. Et je vois la brasserie indépendante comme une échappatoire. »