En RDC, des Congolais refusent de « vendre » leur lac à Total

Avec d’autres militants écologistes, Josué Mukura, pêcheur et activiste congolais, a dénoncé le projet Eacop devant la tour TotalÉnergies à Paris, le 3 novembre 2023. - © NnoMan Cadoret/Reporterre
Avec d’autres militants écologistes, Josué Mukura, pêcheur et activiste congolais, a dénoncé le projet Eacop devant la tour TotalÉnergies à Paris, le 3 novembre 2023. - © NnoMan Cadoret/Reporterre
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Des activistes congolais s’inquiètent du chantier du projet d’oléoduc Eacop, financé par TotalÉnergies. La RDC y voit l’occasion d’exploiter du pétrole, au détriment de la biodiversité et des habitants.
Paris, reportage
Avant de commencer à dire le moindre mot, Josué Mukura, pêcheur et activiste environnemental congolais, tient à enfiler son t-shirt imprimé : « Le lac Édouard, pilier de notre vie, n’est pas à vendre. » Ce lac, c’est là où il habite et travaille. En plein cœur du parc national des Virunga, où vivent les derniers gorilles des montagnes. Mais pour le gouvernement de la République démocratique du Congo (RDC), c’est avant tout là où se trouvent les blocs pétroliers 4 et 5, mis aux enchères en 2022 après la découverte de gisements en 2014.
Ce pétrole brut pourrait être transporté via le projet Eacop, le projet climaticide de TotalÉnergies en Ouganda et Tanzanie. Lors de cette action de quelques dizaines d’écologistes à Paris, le 3 novembre dernier, l’activiste congolais était décidé à dénoncer la multinationale française, au siège de celle-ci, à Paris.
« 150 000 personnes dépendent directement de la pêche dans ce lac. 500 000 de manière indirecte », chiffre Josué Mukura, au pied de l’immense et sombre tour de TotalÉnergies à La Défense. L’homme sait de quoi il parle : il préside la Fédération des pêcheurs du lac Édouard. Quant aux forêts environnantes de Virunga, elles forment l’un des parcs nationaux « qui abritent le plus d’espèces au monde », alerte l’activiste, défenseur depuis des années de cette région et déclaré à ce titre « héros du patrimoine » au Congrès mondial de la nature de 2016.
« On y trouve aussi beaucoup de plantes nécessaires à la fabrication de médicaments », précise Pascal Mirindi, étudiant à l’université de Goma et figure de la jeunesse congolaise engagée pour le climat, qui milite aussi auprès d’Extinction Rebellion et au sein de l’ONG Lucha.

Kinshasa négocie un accès à Eacop
« L’exploitation du pétrole pollue les sols, l’eau et l’air. Nous, population locale, ne vivons que de l’agriculture, de la pêche et de l’élevage, rappelle Josué Mukura. Quand le sol, l’air et l’eau seront pollués, de quoi vivrons-nous ? » Or, ce risque n’a jamais été aussi pressant. Raison pour laquelle Josué Mukura a fait le déplacement jusqu’à Paris, au siège de TotalÉnergies.
Il est venu dénoncer la multinationale, qui finance l’oléoduc Eacop. Les forages en vue de sa construction ont commencé cet été en Ouganda, pays voisin de la RDC. Il pourrait être une voie de sortie pour le pétrole congolais. Une aubaine pour Kinshasa : « La région est très enclavée. La RDC a beaucoup de pétrole, mais très peu de routes pour l’exporter », a expliqué au média Mongabay Jacques Mukena, chercheur à l’institut politique Ebuteli. C’est en revanche une catastrophe pour les militants environnementaux et les habitants déplacés…

Le ministre congolais des Hydrocarbures est en cours de négociation avec le gouvernement ougandais. En mai dernier, il annonçait sur X (anciennement Twitter) avoir créé un groupe de travail bilatéral afin d’obtenir « l’accès au pipeline Eacop, pour le transport du pétrole brut qui sera extrait du Graben Albertine en RDC » — à savoir, la région s’étendant du parc des Virunga jusqu’au nord du pays.
La RDC négocie aussi avec la Chine, notamment pour l’exploitation des blocs pétroliers 1 et 3 dans la zone congolaise du lac Albert, frontalier avec l’Ouganda, a révélé le quotidien Africa Intelligence. Les blocs situés dans la zone ougandaise du lac appartiennent déjà à TotalÉnergies pour approvisionner Eacop. « Lorsqu’il y a eu le sommet Russie-Afrique [en juillet dernier], le président ougandais Yoweri Museveni a fait un appel aux entrepreneurs russes pour financer Eacop en promettant que la RDC pourra en faire partie », relate aussi Pascal Mirindi.
Pour l’heure, les négociations autour de la vente des blocs 4 et 5 ont été reportées à 2024. « Après plusieurs reports », indique Josué Mukura. Donner le feu vert à l’exploitation des gisements n’est pas simple politiquement. Cela implique de déclasser le parc national des Virunga. Un changement de loi en 2014 l’autorise, au nom de « l’intérêt de la nation » ; pour l’instant le gouvernement n’a encore jamais osé activer ce levier. Mais le démarrage du chantier Eacop aiguise l’appétit des multinationales pétrolières pour les ressources congolaises : les activistes craignent que 2024 soit l’année de l’aboutissement des ventes.
Des problèmes environnementaux
Au-delà du lac Édouard et du parc des Virunga, la liste des zones menacées en RDC est longue. « Deux blocs sont à cheval sur le parc national des Virunga et le parc national de la Garamba. Il y en a aussi sur les tourbières dans les zones humides au centre de la RDC. Et un bloc gazier dans le lac Kivu, à la zone frontalière avec le Rwanda », énumère Pascal Mirindi.
Au total, vingt-sept blocs pétroliers sont en vente. Or, la population congolaise est déjà familière des conséquences de l’exploitation pétrolière. La société franco-britannique Perenco exploite déjà des blocs dans la partie ouest du pays : « Cela a créé beaucoup de problèmes environnementaux, dont la déforestation », rappelle Pascal Mirindi. Une pollution ravageuse documentée entre autres par Disclose.

Mais alors, quelles sont les alternatives pour le développement du pays ? « La RDC peut investir dans l’énergie propre, l’agriculture, l’élevage, pour stabiliser son économie. Notre pays dispose de beaucoup de terres arables », assure Pascal Mirindi.
La RDc a reçu près de 500 millions de dollars de fonds européens en 2021, suite à la COP26, pour protéger ses forêts. « Nos dirigeants nous ont présenté comme un pays de solution devant la communauté internationale… Avant de mettre en vente nos ressources minières. Comment cet argent a-t-il été géré, détourné ? » interroge Pascal Mirindi.
« L’hypocrisie » de la France
Au niveau local, des alternatives concrètes se mettent en place. L’Alliance Virunga, émanant d’une fondation financée essentiellement par l’Union européenne, « a construit des barrages dans le parc national pour promouvoir le développement par les énergies renouvelables », dit Josué Mukura.
Avec l’électricité produite, « nous pouvons avoir des usines de transformation des produits agricoles, ou encore des chaînes de froid pour la conservation des produits de la pêche », se satisfait l’activiste.
Reste une interrogation : « Comment expliquer que l’UE soutient ce type d’initiatives promouvant l’économie verte, et qu’en même temps, des compagnies pétrolières européennes viennent exploiter nos sols ? » questionne le militant. Qui ajoute : « Comment expliquer, aussi, que la France s’affiche leader de la transition énergétique mondiale avec l’organisation des COP, tandis que TotalÉnergies vient encore en Afrique initier l’exploitation du pétrole ? » Une contradiction que le pêcheur congolais a voulu mettre en lumière lors de son séjour à Paris. « Il s’agit d’une hypocrisie dont nous ne voulons plus au XXIe siècle. »