En Turquie, la contestation contre le nucléaire prend forme

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Monde NucléaireÀ Sinop, au bord de la Mer Noire, le gouvernement projette de construire une centrale. À Mersin, sur la côte méditerranéenne, un chantier a déjà commencé. La pression nucléaire se fait de plus en plus forte sur la Turquie, sous l’impulsion du Premier ministre Erdoğan, obsédé par l’atome. La contestation s’organise et dénonce le manque de transparence, la faiblesse des arguments économiques, et l’absence de recherche d’alternatives.
- Turquie, correspondance
Samedi 26 avril, sur les plages de galets de Sinop, petite bourgade de Turquie qui borde la Mer Noire, plus de 7000 personnes scandent un même slogan : « Le vent et le soleil nous suffisent. Nous ne voulons pas d’un autre Tchernobyl ! »
Ces Turcs, riverains, militants, scientifiques et politiques locaux protestent, jour pour jour 28 ans après Tchernobyl, contre le projet de construction d’une centrale nucléaire sur le rivage de Sinop.
Le nucléaire ne fait pas à ce jour partie des ressources énergétiques de la Turquie. Le projet de Sinop fait écho à celui d’Akkuyu, à Mersin, sur la côte méditerranéenne, non loin d’Antalya. Là-bas, les dameuses et bulldozers sont dans les starting-blocks en attendant que le ministère de l’Environnement donne son feu vert à leurs prestataires, les Russes de Rosatom.

Des chiffres gonflés
Sur le papier, si Ankara tient tant à développer le nucléaire, c’est d’une part pour réduire la dépendance énergétique de la Turquie (elle en importe 73 % de son énergie, selon le Plan stratégique du ministère de l’Énergie et des Ressources naturelles 2010-2014 (p. 13), et d’autre part pour faire face à une supposée demande accrue en électricité. Officiellement, le nucléaire ferait économiser sept milliards de dollars sur le budget énergie en dix ans.
Mais ces projections semblent avoir été quelque peu gonflées : la hausse de la demande prévue par le ministère de l’Énergie et des Ressources naturelles a été estimée par TEIAŞ, l’équivalent de l’ErDF turque, à 262 milliards de kWh pour 2011 quand, en réalité, cette demande était de 230 milliards de kWh.
Il faut dire que de 2002 à 2010, les temps étaient fastes et les prédictions s’appuyaient sur une croissance effrénée, avec notamment un millésime 2010 à deux chiffres.
L’argument économique perd encore en vigueur si l’on s’attarde sur le neuvième Plan de Développement (2007-2013). On y apprend en effet que la Turquie pourrait économiser 25 % de sa consommation tout simplement en gérant mieux le potentiel énergétique actuel, notamment dans les secteurs du BTP et des transports. Pourtant, le document est d’origine gouvernementale.
Des alternatives pas explorées
« Rien n’a été fait depuis vingt-cinq ans pour mieux utiliser notre énergie, explique Özgür Gürbüz, journaliste spécialiste des questions énergétiques et économiques. On consomme deux à trois fois plus d’énergie que de nombreux pays d’Europe.
De plus, c’est un des pays les plus ensoleillés d’Europe. Les chiffres officiels montrent un potentiel [photovoltaïque] d’environ 380 milliards de kWh. En considérant que la consommation serait de 240 milliards de kWh, la question du nucléaire ne se poserait plus ! » Mais aujourd’hui, la capacité du photovoltaïque en activité tourne autour de 60 000 MW.

Manque de transparence
Özgür Gürbüz est aussi membre du Conseil exécutif de la Plate-forme Antinucléaire (NKP, Nükleer Karşıtı Platformu, qui regroupe une centaine d’individus, hommes et femmes politiques et d’organismes divers).
Ce qu’il dénonce en premier lieu, c’est le manque de transparence. Le pays est dépourvu d’instance autonome pour discuter viabilité et sécurité. L’Agence de l’Énergie atomique de Turquie (TAEK) est une émanation du ministère de l’Énergie qui lui seul décide ou non de la construction d’une centrale.
« Personne ne leur fait confiance ! Nous avons besoin d’une autorité indépendante », rage M. Gürbüz. Après tout, c’est bien cet organe qui affirmait que le nuage radioactif s’était arrêté au Bosphore, le détroit stambouliote.
C’est également TAEK qui a renouvelé à Rusatom en décembre 2013 la licence d’exploitation pour le site d’Akkuyu, au sud. Octroyée une première fois en 1976, elle n’a fait l’objet d’aucune mise à jour des expertises et études menées à l’époque.
La contestation s’organise
Le 4 février 2014, une plainte (accompagnée d’une lettre ouverte) a été déposée auprès de la Cour administrative de Mersin par un groupe de cinquante personnes, dont le NKP, la Chambre des ingénieurs électriciens, l’Ordre des médecins local (en 2006, selon eux, 47,9 % des décès intervenus dans la région étaient dus à un cancer), ainsi que de nombreux riverains.
La contestation ne se résume pas à la Plate-forme. Un sondage Ipsos réalisé en 2011 montre que 80 % des Turcs interrogés sont contre la construction de centrales nucléaires.
Les déboires de Tepco à Fukushima font se poser beaucoup de questions, d’autant que le nuage de Tchernobyl n’a eu qu’à traverser la mer Noire.
Özgür Gürbüz est né sur cette côte ; lorsque le cœur du réacteur n°4 de la centrale soviétique entre en fusion, il a treize ans : « Je me souviens de ma mère qui cherchait du thé d’import, de Ceylan, etc ; du thé non contaminé. C’est mon premier souvenir au sujet des radiations. »

Un chantier illégal ?
Le chantier de la centrale d’Akkuyu, à Mersin, prend du retard. L’été 2014 devait sonner le début des travaux, mais les deux premières versions de l’étude d’impact environnemental rendues par les Russes ont été rejetées rejetées par le ministère de l’Environnement pour n’avoir livré que trop peu d’informations. Une troisième mouture est entre les mains du ministre de l’Environnement.
Mais récemment, Greenpeace-Méditerranée, ONG affiliée à la plate-forme, a filmé ce qui semble être un chantier en activité à Akkuyu. Les arbres tombent et des engins dament le sol. Rusatom évoque alors une licence octroyée par le gouverneur de Mersin pour l’extraction de pierre. Le doute est permis.
De lourdes conséquences potentielles
À ce jour, on peut distinguer les victimes potentielles de la construction de centrales en Turquie :
- L’utilisation de l’eau de mer pour le système de refroidissement aurait des conséquences sur l’habitat du phoque moine de Méditerranée (il a la primeur de figurer sur la liste des douze espèces animales les plus menacées de disparition du globe), et la reproduction de la tortue marine Caretta Caretta, deux espèces emblématiques et en danger des plages du sud (il y a peu la zone était le théâtre du Projet Cilicie : une coopération interministérielle au terme de laquelle la baie fut désignée comme Aire protégée de 1er degré).
- Le tourisme est la première manne financière des deux régions concernées. 37 millions de touristes mettaient le pied en 2013 en Turquie. Antalya peut se targuer d’accueillir le tiers d’entre eux. Combien se poseront la question à deux fois avant de faire un tour sur la Riviera turque si jamais une centrale y voyait le jour ? « C’est une grosse erreur que de mettre le tourisme en jeu. Même Chypre Nord serait menacée », estime Özgür Gürbüz.
Une prise de conscience scientifique
Cet avis est partagé par Tolga Yarman, diplômé de l’INSA de Lyon et du département d’Ingénierie et de science nucléaire du Massachussetts Institute of Technology. Ce physicien faisait partie de l’équipe du TAEK qui a donné son feu vert en 1976 aux Russes pour Akkuyu :
« A l’époque, bien avant les accidents de Three Miles Island et de Tchernobyl, nous étions éperdument confiants envers le nucléaire. Nous n’avions pas encore conscience qu’une utilisation plus efficace de l’électricité pouvait diviser par deux notre consommation. La probabilité d’être confronté à un accident nucléaire est de 1 % en trente ans, au regard de la technologie actuelle. Et nous ne pouvons vraiment pas prendre ce risque. »
C’est lui qui, en 1999, avec nombre de ses collègues, s’était prononcé défavorablement à la reprise du programme nucléaire national après le gel de facto post-Tchernobyl. D’autant que la Turquie a toujours connu une forte activité sismique.

- Carte des risques sismiques de la Turquie -
L’obsession de Erdoğan
Ces projets sont portés à bout de bras par le premier ministre actuel, Recep Tayyip Erdoğan, chef de file du parti islamo-conservateur AKP qui tient les rênes du pays depuis douze ans.
Reste alors la volonté de fer d’un homme de marquer l’histoire. En 2023, la Turquie célébrera le centenaire de sa République : maîtriser l’atome relève du challenge personnel pour Erdoğan. Les Turcs ont en mémoire Süleyman Demirel pour ses barrages hydrauliques, Turgut Özal pour le deuxième pont sur le Bosphore. Erdoğan défend ses projets pharaoniques dont ces deux centrales.
« Le nucléaire n’est pas un plus technologique mais un choix politique », estime Özgür Gürbüz.