Espèces marines invasives : la mondialisation homogénéise la biodiversité

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Eau et rivièresÀ l’heure de la mondialisation, des milliers d’espèces profitent de la flotte marchande des hommes pour se déplacer et faire souche, ou pas, dans des environnements marins nouveaux pour elles. Entraînant une homogénéisation des écosystèmes.
Vous avez forcément déjà croisé Crepidula fornicata. La crépidule, ou berlingot de mer, c’est ce mollusque dont on se souvient de la coquille pour avoir joué avec à la plage : beige tachetée, arrondie comme un gros escargot allongé. Aujourd’hui, la crépidule est partout sur nos côtes. Pourtant, elle n’est pas d’ici, mais de la côte Est des États-Unis.
Elle fait partie de ce que l’on appelle des espèces marines introduites : « Ce sont des espèces qui apparaissent à un endroit où elles n’étaient pas, et dont l’aire de répartition présente une rupture », explique Philippe Goulletquer, directeur scientifique adjoint de l’Ifremer et spécialiste de ces questions. 325 cas d’espèces introduites, aussi appelées « non indigènes », ont été recensés sur les côtes françaises.
Comme les êtres vivants marins n’ont pas plus inventé la téléportation que nous, leurs déplacements à l’autre bout du globe dépendent de nos moyens de transport. Et les taxis ne manquent pas aujourd’hui dans les océans, notamment en raison de l’explosion du transport de marchandises par cargo. Des navires qui offrent deux types de place : la coque, où algues et mollusques se collent (on parle de fouling), ou bien les ballasts, ces grands réservoirs que l’on emplit d’eau de mer pour lester et assurer la stabilité du navire. « En remplissant ses ballasts, un cargo y introduit des milliers d’espèces (du phytoplancton, des larves, des bactéries…). Puis, il traverse les océans et déballaste dans son port d’accueil, en relarguant dans le milieu le volume d’eau et les espèces qui y sont », détaille Philippe Goulletquer. 60 % des espèces introduites dans le monde transitent par cette voie.
Seule une espèce pour mille introduites deviendrait « invasive » ou « proliférante »
Pour le reste, c’est l’aquaculture qui représente le second facteur d’introduction. Volontaire avec l’huître creuse, par exemple, celle que l’on mange. Originaire d’Asie, elle a été importée en France dans les années 1970, tout comme fut importée l’huître portugaise avant elle — l’espèce locale étant l’huître plate. Et involontaire avec les espèces accompagnatrices ou « autostoppeurs » qui se glissent dans l’eau ou se fixent sur la coquille des espèces introduites volontairement, y compris des microorganismes et des maladies.

De toutes les espèces introduites, il n’y a que les « invasives » qui connaissent une certaine renommée : « Ce sont celles qui prolifèrent parce que leurs caractéristiques (une activité de prédation ou de reproduction plus importante, l’absence de prédateur ou de parasite, etc.) les rendent dominantes par rapport aux autres », explique Philippe Goulletquer. C’est le cas de Crepidula fornicata : comme son nom le laisse imaginer, elle bénéficie d’une capacité à se reproduire fréquemment, 3 à 4 fois par an. Les crépidules forment alors de larges et denses bancs qui se déposent sur les côtes et étouffent la vie située en dessous. Ainsi, dans le golfe de Saint-Malo, elles entrainent la raréfaction des praires et des coquilles Saint-Jacques.
Mais cela ne signifie pas que toutes les espèces introduites sont « invasives ». Dans les années 1990, deux chercheurs de l’université de York, Williamson et Fitter, estimaient que 10 % des espèces transportées parviennent à s’installer localement, 10 % de celles-ci s’établissent durablement, et seulement 10 % des installées posent problème en raison de leur développement. Ainsi, seule une espèce pour mille introduites deviendrait « invasive » ou « proliférante ».
Les zones artificialisées de nos côtes particulièrement favorables à l’installation
Frédérique Viard, directrice de recherche au CNRS (Centre national de la recherche scientifique) en biologie évolutive à la station biologique de Roscoff, relativise ces chiffres : « Il n’existe pas de travaux documentés en milieu marin qui interrogent ces statistiques. L’idée en est que le transport d’espèces est très fréquent, mais que seule une petite proportion trouve des conditions environnementales qui leur permettent d’assurer leur cycle de vie et de se développer suffisamment pour qu’on les remarque. »
« Il y a toute une série de filtres qui opèrent, de sorte que beaucoup d’introductions ne réussissent pas, et un petit nombre seulement a une tendance à proliférer », résume Thierry Perez, directeur de recherche à l’Institut méditerranéen de biodiversité et d’écologie marine et continentale. Selon Frédérique Viard, les zones artificialisées de nos côtes seraient particulièrement favorables à l’installation : « Ce sont dans ces endroits qu’arrivent les bateaux, vecteurs d’introduction, et les espèces locales n’y sont pas adaptées, car ce sont des habitats d’un type nouveau, avec des conditions (température, courants, lumière) originales. » Mais tous ces mécanismes s’avèrent d’une grande complexité et les recherches sont toujours en cours afin de mieux comprendre les facteurs déterminant l’installation durable, voire la prolifération des espèces introduites.
En attendant, ce sont les cas d’introduction les plus « dérangeants » que l’on retient. Comme la caulerpe, introduite en Méditerranée dans les années 1980 et surnommée « algue tueuse », car elle envahissait l’écosystème local des herbiers de posidonie. Face à cela, il n’y a pas grand-chose à faire. « Quand une espèce est introduite dans un milieu et s’y développe, on ne peut plus l’éradiquer, on peut juste essayer de limiter la prolifération », rappelle Philippe Goulletquer, au prix d’opérations de nettoyage onéreuses.
Choix d’un vocabulaire de la lutte et de la xénophobie
Priorité donc à la prévention. Une convention internationale, discutée depuis 1970, doit entrer en vigueur en septembre 2017 : elle obligera les navires à s’équiper de systèmes d’élimination des êtres vivants contenus dans les eaux de ballast. « C’est une très forte avancée, qui devrait enlever beaucoup des cas d’introduction », commente Philippe Goulletquer. Autre volet de la prévention, le contrôle strict des importations liées à l’aquaculture afin de limiter les espèces accompagnatrices.
Mais faut-il réellement craindre les espèces introduites, ou espèces non indigènes, rapidement qualifiées d’« invasives », « proliférantes » ou encore « envahissantes » ? « C’est une question extrêmement complexe, car les réponses ne sont pas seulement de nature scientifique, mais relèvent d’une réflexion sur notre rapport à la nature », avance précautionneusement Frédérique Viard. Virginie Maris, chargée de recherche en philosophie de l’environnement au Centre d’écologie fonctionnelle et évolutive, déplore l’« analogie malheureuse » qui a été entretenue sur le sujet par le choix d’un vocabulaire de la lutte et de la xénophobie. Alors que cela n’a rien à voir : « Il y a une grande différence selon qu’on parle des relations entre espèces, ou des relations entre populations d’une même espèce », souligne Frédérique Viard.

Dans les faits, les conséquences de l’installation durable d’une espèce sont multiples, et leur classement en positives ou négatives dépend de l’angle choisi. Ainsi les huîtres creuses d’Asie sont évidemment une aubaine pour l’ostréiculture, qui la cultive de façon intensive… mais pas pour certains de nos voisins européens qui les ont vues s’installer sur des habitats littoraux naturels et protégés.
Quant à la biodiversité, se porte-t-elle mieux ou moins bien avec des espèces introduites ? « Ce n’est pas parce qu’il y a plus d’espèces que c’est mieux ou moins bien. Le fonctionnement et l’évolution des écosystèmes sont beaucoup trop complexes pour pouvoir trancher dans un sens ou l’autre », affirme Frédérique Viard.
Et même si certaines proliférations sont problématiques, il n’existe pas d’exemple prouvé où elles auraient entrainé la disparition d’espèces marines, selon Thierry Perez : « Pour l’instant, on n’a rien démontré de très probant sur les conséquences en milieu aquatique. Il faut être prudent dans les discours, car il y a très peu de démonstration. »
Une McDonald’sisation écologique
À l’inverse, dans certains cas, les espèces introduites et envahissantes finissent par reculer. Ainsi, la caulerpe « algue tueuse » serait aujourd’hui en voie de disparition sur les côtes méditerranéennes. D’autres espèces s’intègrent pleinement à leur écosystème et au paysage. Comme Mya arenaria, un bivalve qui aurait été apporté en Europe au XIIIe siècle par les Vikings depuis les États-Unis. Ou encore la sargasse, une longue algue brune originaire d’Asie arrivée en Europe autour de 1970. Aujourd’hui, elles sont entrées dans le paysage et considérées comme « faisant partie du patrimoine naturel », explique Philippe Goulletquer. Cela pose la question, pour Virginie Maris, de la « ligne de base temporelle pertinente » pour juger de « l’état de départ » d’un écosystème.
Toutefois, le risque, avec les introductions d’espèces, serait de favoriser un processus d’« homogénéisation biotique » à l’échelle planétaire, observe Frédérique Viard. « Le long du littoral breton, on trouve maintenant au même endroit une algue rouge introduite, de la sargasse, de la crépidule, et d’autres espèces introduites bien installées, alors qu’auparavant, il y avait des assemblages plus diversifiés. En termes de diversité des paysages et écosystèmes, l’homogénéisation est une réalité. »
« L’intensité de la circulation des individus et des marchandises produit une forme de “McDonaldisation” écologique. On retrouve quelques espèces opportunistes partout, au détriment de la spécificité de certains assemblages qui sont le fruit d’une histoire et d’aléas complexes », explique Virginie Maris.
Le plus important, pour Frédérique Viard, est de prendre conscience des conséquences des activités humaines sur les espaces marins, alors que ceux-ci nous sont moins familiers que les terrestres. « Il faut s’affranchir de la qualification positive ou négative de ces processus. Le message important, c’est : les sociétés humaines ont une influence sur des processus naturels d’évolution de la diversité biologique. Il faut être pleinement conscients que nos activités ont des conséquences, intégrer ces conséquences dans les décisions qu’on prend, et ne pas cacher la poussière sous le tapis. »