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Nature

Le temps du royaume humain est maintenant compté

Dans un essai instructif, Virginie Maris aborde la biodiversité sous un angle philosophique, questionnant son histoire, son sens, ses limites. Contre l’impuissance de l’homme à stopper la destruction du vivant, l’auteure recommande de s’éloigner du paradigme dominant, anthropocentré, court-termiste et technophile.

La discussion sur le projet de loi sur la biodiversité reprend à l’Assemblée. Une bonne occasion pour lire Philosophie de la biodiversité, de Virginie Maris.


Parfois, on sent instinctivement pourquoi on lutte. L’intuition et la simple observation nous montrent le combat à mener, la cause où s’investir. Mais il n’est jamais inutile de savoir mieux pourquoi. Sur la biodiversité, par exemple, nous sommes conscients des périls. Mais l’intérêt du travail de Virginie Maris, chargée de recherche au CNRS au Centre d’écologie fonctionnelle et évolutive de Montpellier, c’est de nous donner des bases solides, conceptuelles, pour construire une pensée, voire des arguments contre ceux que n’inquiète pas l’évolution de notre vieux monde.

Son livre, Philosophie de la biodiversité, est très construit – et d’ailleurs très clair. Il commence par « penser » la biodiversité, avant de la « décrire », puis il s’attache à « évaluer » cette biodiversité avant de songer à la « protéger ». Nous passons donc de l’histoire de la philosophie à l’épistémologie et à l’éthique, pour déboucher sur une philosophie politique, que l’on pourrait même dire pratique.

Évidemment, si la biodiversité ne fait l’objet de travaux sérieux – philosophiques ou autres – qu’à la fin du XXe siècle, cette notion a toujours intéressé les penseurs soucieux de définir la nature. Platon déjà, dans Le Politique, expliquait qu’on ne peut pas ranger tous les animaux selon une seule catégorie : cela serait une erreur, pensait-il, de croire qu’il n’y a pas d’un côté les hommes et de l’autre les « bêtes ». Le monde est « un être vivant » qui contient tous les êtres vivants. Et dans le Critias, le même Platon mettait en évidence les processus de désertification des plaines de l’Attique. Comme quoi, le souci écologique n’est pas absent de la Grèce antique…

« Partout, l’homme est un agent perturbateur » 

Aristote, lui, s’est intéressé de près aux différentes espèces d’animaux. Il ne voyait pas dans cette diversité le fruit du seul hasard. Au contraire, pour lui, chaque espèce a sa finalité et c’était là, justement, sa beauté. Mais Platon, Aristote et bien d’autres après eux pensent que les espèces animales sont là de toute éternité et ne sauraient donc disparaître. Ce dogme fixiste ne résistera pas à l’évidence de disparitions aussi spectaculaires que celles du dodo de l’Isle de France… C’est d’ailleurs à cette époque, au XVIIIe siècle, que les Encyclopédistes, et surtout par les naturalistes Cuvier et Lamarck, imposeront la théorie de l’évolution des espèces. Bien sûr, un peu plus tard, viendra le grand Darwin, qui formulera enfin une pensée cohérente de cette évolution avec sa théorie de la sélection naturelle : oui, les espèces peuvent évoluer pour survivre et elles peuvent aussi disparaître. Mais le savant anglais ne se préoccupe pas encore à proprement parler de diversité, seulement d’évolution : il affirme, comme ses devanciers, qu’il existe toujours un équilibre des espèces, une sorte d’harmonie de la nature.

Une des plus anciennes représentations connues du dodo, par l’artiste moghol Ustad Mansur (vers 1610).

Le XXe siècle se chargera de détruire cette illusion. Mais auparavant certains avaient vu juste. Par exemple, le diplomate états-unien George Marsh (1801-1882) : « Partout, l’homme est un agent perturbateur », expliquait cet écologiste avant l’heure. Mais quels moyens avons-nous de démontrer que la biodiversité est effectivement menacée, se demande Virginie Maris. Le signe le plus visible des périls est sans doute la disparition des espèces. Mais comment la mesurer ? On ne connait pas le nombre d’espèces sur Terre. On a répertorié et décrit environ deux millions d’espèces dans la nature mais on considère qu’il y a en tout entre cinq et cent millions ! Quantifier le nombre d’espèces qui disparaissent et que l’on n’a pas encore étudiées est évidemment impossible. On sait seulement, note l’auteure, que le taux d’extinction, qui était de une espèce pour un million aux temps géologiques, est au moins cent fois plus élevé aujourd’hui.

Autre difficulté : comment définir le concept même d’espèce ? Dire que c’est un groupe d’individus interféconds ne suffit pas (qu’en est-il alors des espèces qui n’ont pas de reproduction sexuée ?) ; expliquer qu’une espèce rassemble tous les individus d’une séquence ou d’une lignée n’est pas plus assez précis. Philosophiquement, on en arrive à suggérer qu’il y a plusieurs concepts d’espèce, ce qui évidemment pose problème. Les antiréalistes peuvent en conclure en effet qu’il n’y a rien de tel qu’une espèce ! Virginie Maris développe les différentes positions intellectuelles face à ce défi et, sans mettre un terme au débat, semble pencher pour une vision pluraliste, pragmatiste et ad hoc du concept d’espèce. Autrement dit, une espèce est seulement, à titre provisoire pourrait-on dire, ce qui permet de comprendre les individus et l’évolution par sélection naturelle.

S’éloigner du cadre habituel

Nous ne sommes pas loin de la méthode du prophète Daniel dans la Bible face au roi chaldéen Balthazar : « Peser, compter, diviser. » On pèse les espèces, on les compte, on les divise. Et, pour finir, Daniel explique au roi que cette division signifie la fin de son royaume. Et ce que nous dit ici l’auteure du livre et tous les savants qu’elle convoque, c’est précisément que le temps du royaume humain est maintenant compté. Nous sommes face à une crise sans précédent, comparable aux cataclysmes de jadis qui avaient éliminé les dinosaures, mais une crise beaucoup plus rapide encore dans ses conséquences. Car l’homme est entrain « d’enrayer un processus vieux comme la vie : celui de la diversification du vivant ».

Face à cette crise, que faire ? Il y a bien eu prise de conscience de beaucoup de gens, mais peu d’actions tangibles. Depuis 2010, date de la première publication de l’essai, on a assisté en effet à certaines avancées, mais uniquement dans le cadre de la logique économique libérale : « Il faut verdir la croissance mais surtout ne pas cesser de croître », disent les autorités. Pour l’auteure, notre impuissance tient donc à ce que nous restons dans le paradigme dominant. Il faut s’éloigner du cadre habituel qui reste anthropocentré, court-termiste, technophile. Peut-on tout faire de front ? Peut-être faut-il jouer sur des compromis, s’attaquer d’abord au court-termisme, qui est le point faible du capitalisme ambiant, en changeant les règles de l’investissement et des fonds de pension. Puis encourager des visions moins anthropocentrées ? En tous cas, le livre de Virginie Maris pousse à se poser les bonnes questions.


-  Philosophie de la biodiversité. Petite éthique pour une nature en péril de Virginie Maris, Buchet-Chastel éditions, 240 p., 19 €.

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