Et Philippe Martinez vint à Nuit debout

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Nuit deboutLes manifestations du 28 avril contre la loi travail ont réuni plusieurs centaines de milliers de personnes. À Paris, les syndicalistes sont venus à Nuit debout, où le secrétaire général de la CGT, Philippe Martinez, a pris la parole. Récit d’une journée et d’une soirée denses.
- Paris, reportage
Ce jeudi 28 avril est la quatrième journée de mobilisation contre la loi sur le travail, dite El Khomri, du nom de la ministre qui la porte. Pour la manifestation parisienne — il y en a eu dans toutes les grandes villes du pays — le rendez-vous est à quatorze heures place Denfert-Rochereau. À la sortie du métro, des jeunes distribuent des tracts aux passants : des tracts sans aucun logo de syndicat, simplement un appel de Nuit debout aux manifestants à se rendre place de la République après le défilé. « Debout contre la loi travail et son monde », affirme la banderole qu’ils sont en train de dérouler. « Il faut que tout le monde le sache, la convergence des luttes entre Nuit debout et les syndiqués est en marche, assure Julien, de la commission Convergence des luttes. Ce soir tous les syndicats seront là, et aussi Philippe Martinez », le secrétaire national de la CGT (Confédération générale du travail).
Une forêt de drapeaux de la CGT accueille les arrivants. Puis Solidaires, FSU (Fédération syndicale unitaire) et Force ouvrière apparaissent aux alentours. L’Unef (Union nationale des étudiants de France) pour les étudiants et la Fidl (Fédération indépendante et démocratique lycéenne) pour les lycéens sont aussi de la partie.
En tête de cortège, Philippe Martinez et Jean-Claude Mailly (le secrétaire de Force ouvrière) prennent la pose pour les photographes. Le leader CGT refuse de confirmer sa venue à Nuit debout. « Mais on ne refuse pas une invitation, lâche-t-il. Et puis il y a besoin que le mouvement citoyen discute avec des acteurs du mouvement social. »
Plus loin dans la manif, la banderole des Auteurs debout est colorée. « Il y a des représentants syndicaux parmi nous, donc on la réalise déjà la convergence des luttes, estime Jeanne Puchol, autrice de bandes dessinées. À un moment, Nuit debout va devoir passer à la vitesse supérieure. Et la récupération par les syndicats ou les partis, ça me fait pas peur, j’ai entendu ça toute ma vie ! »
Autocollant sur la doudoune, Daniel Vitter est aussi un habitué des luttes sociales, adhérent de la CGT Énergie et du Parti communiste. « Je vais à Nuit debout ce soir pour la première fois, c’est un mouvement qui m’intéresse parce qu’on a besoin de ce lieu qui permet de libérer des paroles différentes, de débattre. Mais on a aussi besoin de l’organisation des syndicats. L’un peut enrichir l’autre », espère ce retraité d’EDF.
Non loin, Bastien Fumey tient une banderole des cheminots. Lui est à Sud rail. « Au début, j’étais réticent à l’idée d’occuper des places publiques, admet-il. Je pense qu’il vaut mieux bloquer l’économie. Mais finalement je trouve que c’est un bon endroit pour discuter et s’organiser entre nous. » Mais que pense-t-il de la méfiance de certains nuit-deboutistes envers les syndicats ? « C’est en y rentrant pour se faire entendre et les faire changer qu’ils deviendront représentatifs des gens qui y travaillent. Faut que les travailleurs les reprennent en main ! » répond-t-il. Moustafa approuve : « Il y a l’élite syndicale et les militants. Si Nuit debout entre en convergence avec la base, il n’y a pas de problème. Mais si c’est l’élite syndicale qui récupère le mouvement, ça ne va pas. »
« La convergence des luttes, c’est bien, mais j’espère un blocage plus conséquent de différents secteurs : Poste, RATP, hôpitaux, universités. Il faut exercer une vraie pression, et là, la convergence des luttes aura du sens », poursuit Sandrine-Malika, militante du NPA (Nouveau parti anticapitaliste).
Le blocage, justement : un syndicaliste tend aux manifestants un tract appelant à la grève reconductible. Le texte est signé de 1.400 syndicalistes de tous bords. Frédéric est à la CGT : « Si on ne bloque pas tout, le gouvernement ne pliera pas. C’est une démarche proche de celle de Nuit debout, mais nous on insiste sur la capacité des salariés à bloquer l’économie. »
En arrivant au niveau de la gare d’Austerlitz, le cortège s’arrête. Un groupe de manifestants fait face aux CRS. Une banderole demande « l’arrêt total du travail. Et face à la police, back to the streets » (« retournons dans les rues »). Les grenades lacrymogènes partent en même temps que les pavés, les CRS coupent le cortège en deux, faisant fuir le groupe de tête au-delà du pont d’Austerlitz. Les affrontements durent plus d’une heure.
Les CRS, l’air parfois indécis, font faire des aller-retour aux manifestants pris dans l’affrontement. Les slogans antipolice fusent. « Le pastis, c’est trop cher, policiers en colère ! » lance ironiquement un groupe qui assiste à la scène. « Les jeunes sont indépendants des manœuvres syndicales, ils sont contre la loi comme tout le monde ici. Mais quand ils voient tous ces policiers et même l’hélico, ça leur fout les boules, faut les comprendre », défend Jérôme.
« Les anars, qui ont leurs méthodes, sont allés devant, explique Raphaël. Le jeune homme a suivi toute la scène. Mais les services d’ordre des différents syndicats ont dit à leurs militants de ne pas avancer et ont laissé ceux qui étaient devant se faire gazer. Pourtant, ce sont des gens de leur propre camp, en tout cas plus que la police ! »
Le cortège désormais dispersé poursuit son chemin jusqu’à la place de la Nation. Tout le long, des vitrines ou des Autolib’ sont brisés, des poubelles renversées. À l’arrivée, le cortège est en voie de dispersion. Jeunes en noir et policiers se font face en certains endroits. Les tracts appelant à venir à République sont toujours distribués à ceux qui arrivent.
À la République, les syndicats viennent à Nuit debout
- L’installation des tentes... comme tous les jours
C’est aux environs de 18 h que, sur la place de la République, les différentes installations ont pu se mettre en place. Cantine, infirmerie, accueil… prennent forme. À l’aide d’une chaîne humaine, le ravitaillement de nourriture se fait escorter depuis le véhicule jusqu’au centre de la place. Une demi-heure plus tard, les forces de l’ordre ont voulu empêcher le camion des Restos du cœur de se garer sur la place ; mais un groupe de personnes est venu protéger le protéger, et il a pu s’installer.
Et voici que les syndicats ont répondu présent à l’appel du mouvement. Sur place dès 19 h 30 pour le début de l’Assemblée générale, différents membres et représentants prennent le micro pour donner leur vision de la lutte. Sous le thème « Comment faire tomber la loi El Khomri ? », les intervenants appellent tous à la grève générale.
Gaël, membre de Sud Poste : « Si la Nuit debout sert de jonction avec le monde du travail, c’est le début de la possibilité de gagner contre la loi travail », avant de lancer un slogan repris par toute l’assemblée : « Tous ensemble, grève générale ! » Romain, membre de la CGT Information et Communication, propose de se mettre au service de la Nuit debout afin de réaliser des affiches et évoque « la jonction nécessaire, utile et vitale entre syndicats, Nuit debout et coordinations ». Quelques-uns parlent des violences policières qu’ont subi les manifestants dans l’après-midi.
Pourtant, la soirée se déroule dans le calme à l’exception d’une annonce pour informer de l’évacuation des intermittents du théâtre de l’Odéon par les forces de l’ordre. Un petit groupe de renfort se met en route pour les rejoindre, et l’Assemblée continue. Membres de Solidaires, SNT FO, CNT, et CGT se relayent, avant l’intervention de Philippe Martinez, secrétaire général de la CGT : « Comme de nombreux militants, je me réjouis de pouvoir participer à cette AG de Nuit debout, dit-il. Je ne suis pas là pour vous convaincre que la loi El Khomri, on n’en veut pas, mais pour savoir quelle perspective nous devons donner à cette convergence. Il faut pouvoir élargir les actions, que ce soit sur les places publiques ou dans les entreprises. En tant que mouvement citoyen il faut créer le dialogue. »
Après les interventions, un temps est accordé aux différentes questions. Comment bloquer concrètement l’économie ? Quand faire grève générale ? Les différents intervenants prennent tour a tour le micro pour répondre. La discussion se convertit vite en critique des syndicats. Corruptions, hiérarchie trop verticale... Une femme regrette le manque de discussion sans hiérarchie qui fait d’habitude le caractère singulier des assemblées générales de Nuit debout. Les valeurs de la CGT sont-elles compatibles avec Nuit debout ?
- Philippe Martinez, le secrétaire général de la CGT, à Nuit debout : « Nous avons des valeurs communes. »
Pour Philippe Martinez, « il y a besoin d’un mouvement citoyen beaucoup plus fort. C’est important qu’on défende cette notion de citoyenneté partout. Nous avons des valeurs communes et il faut que ça se prolonge. Le principe de base de la CGT est d’avoir des syndicats dans toutes les entreprises. Tous les adhérents peuvent dire ce qu’ils ont à dire ». Après quelques sifflements de mécontentement, la discussion reprend. À la question de la violence, un syndicaliste explique : « Il faut être déterminé mais non violent. La violence est contre-productive et si on veut que le pouvoir fléchisse par rapport à un mouvement, il est important que chacun de nous soit responsable et soit déterminé à ne pas utiliser la violence. »
En dernière partie d’assemblée générale, les sujets se diversifient. Un représentant de Podemos Tunisie invite les participants à Nuit debout à la solidarité avec des manifestants violemment réprimés dans son pays, mais aussi en Égypte, en Algérie, au Maroc et en Libye. La commission Construction appelle à défendre le château de bric et de broc construit en face de la rue du Temple. Fahima déplore que des habitants du centre-ville de Marseille aient pris en main l’organisation d’une Nuit debout dans la cité des Flamants, une initiative « un peu colonialiste. La condescendance, ça suffit ».
Mais la perspective d’une grève générale reconductible continue à sous-tendre les échanges. Aurélien, enseignant dans un collège de Saint-Denis (Seine-Saint-Denis), appelle à élargir l’arrêt du travail aux établissements scolaires, pour protester contre la réforme du collège et les violences policières dont les élèves sont victimes. Fatima propose la création d’une caisse de solidarité pour les grévistes, qui serait gérée par la commission Grève générale. « L’argent pourrait être recueilli sur des points fixes, comme l’accueil, et grâce à une cagnotte mobile, suggère-t-elle. Il serait redistribué de manière proportionnelle en privilégiant les travailleurs des secteurs les plus précaires. »
À la clôture de l’assemblée générale et l’appel à la dispersion, peu après 23 h, de nombreux participants restent bavarder en petits groupes avant de quitter la place. C’est l’heure du bilan de la soirée, pas toujours tendre à l’égard des syndicats. « OK pour que les syndicats nous rejoignent, mais qu’ils ne nous lâchent pas après avoir obtenu le retrait du projet de loi El Khomri, prévient Camille, autoentrepreneuse de 30 ans. Après, ils ne sont pas tous à mettre dans le même panier. Sud et Solidaires ont été assez rassurants, parce qu’ils portent la vision d’un autre monde, mais Philippe Martinez a été moins convaincant. » À côté d’elle, Pierre, étudiant de 27 ans, estime que « les syndicats font partie du système que Nuit debout critique. C’est difficile de critiquer le système auquel on appartient, ça va leur demander beaucoup d’efforts, de sortir de points de vue individuels et de penser collectif ».
Un peu plus loin, un petit groupe d’anciens membres de cabinets ministériels — eh oui ! — bavarde. « C’était spécial d’entendre Philippe Martinez parler en tant que représentant du premier syndicat de France, pas très Nuit debout en vérité, juge Daniel. Mais bon, c’est normal que la convergence n’aboutisse pas tout de suite, au moins le dialogue est noué. » Pour Joanna, « les prises de parole des militants de Sud et de la CGT proches de la base étaient beaucoup moins institutionnelles, plus proches de Nuit debout. La CGT McDo, par exemple, mène des luttes locales, concrètes et immédiates. Avec eux, la convergence va se faire naturellement ».
Sur le départ, Sarah se dit « super déçue. J’ai l’impression qu’il n’y a pas eu de discussion et que les syndicats étaient là pour prêcher leur paroisse. Mais je pense quand même que la convergence est possible autour du projet de grève générale reconductible. Cette proposition a été jugée très intéressante par Nuit debout et fait l’objet d’un certain consensus. Mais pour que ça marche, la convergence entre syndicats et Nuit debout ne suffira pas : il faut que tous les travailleurs participent. »
C’est alors qu’un cortège d’environ deux cents personnes composé des intermittents, précaires et soutiens expulsés du théâtre de l’Odéon arrive en criant « Paris debout soulève-toi ! » Des dizaines de personnes les rejoignent avec enthousiasme. Un couple d’une quarantaine d’années se réjouit : « On allait partir, l’AG c’est trop mou, c’est excellent de se mettre en mouvement ! » Sans cible particulière, les manifestants vont vers le boulevard Voltaire, mais les policiers bloquent le passage. Le cortège fait demi-tour direction le boulevard Magenta, lui aussi bloqué. Plusieurs salves de gaz achèvent de disperser le cortège vers la place.
- Le « château » : il n’aura pas tenu la nuit
L’assemblée y étant terminée, la foule se concentre autour d’une grande cabane de palette construite en réponse à l’appel à occupation nocturne. À côté, des centaines de personnes font la fête autour d’une sono tirée d’un coffre de voiture et de quelques braséros. Le DJ improvisé affirme, sous les cris de joie, « ce soir on ne part pas, on est chez nous sur cette place ! » Une grande bâche déposée sur un quadrillage de fils donne un toit à la structure de palettes, baptisée « Château Commune ». « Est-ce que des gens sont motivés pour aider à construire les barricades ? » demande une fille juchée sur un meuble de bric et de broc. Des dizaines de personnes clouent des rangées de palettes autour du « château », espérant « tenir le lieu en cas de charge ».
Vers 1 h 15 du matin, la musique s’interrompt, l’ambiance se tend. Les policiers envoient plusieurs salves lacrymogènes sur les occupants. Des dizaines de personnes quittent la place, tandis qu’une centaine tente de tenir en criant « On défend le château ! » Pendant trente minutes, les assauts policiers s’accentuent, l’air est saturé de gaz, des dizaines de grenades assourdissantes sont tirées. Plusieurs personnes suffoquent ou semblent blessées, notamment par les éclats de grenades. À l’angle de l’avenue de la République, le calme de deux sans-abris dormant là contraste avec la scène de bataille : « Nous, ils savent qu’on est toujours là, ils ne nous délogeront pas ce soir. » Vers 2 h du matin, les CRS chargent la place pour la vider des manifestants.
Ceux-ci sortent par le boulevard Voltaire et l’avenue de la République. L’atmosphère est électrique et confuse. Rapidement, une manifestation sauvage d’une petite centaine de personne part en direction de Belleville, dans une ambiance joyeuse et pressée, en ciblant notamment des Autolib’, des banques, un MacDo et un Monoprix. Le gros du cortège se dissout à l’entrée de la rue de Belleville pour échapper aux camions policiers.
Pour suivre le mouvement Nuit debout :