Manuel Cervera-Marzal : « Nuit debout a ouvert un nouveau cycle de contestation »

Nuit debout n’a pas été un échec, mais le réveil de la politique. Et même si la convergence des luttes n’a pas abouti, elle a au moins été amorcée. Une expérience positive en cette période de radicalisation politique, juge le politologue Cervera-Marzal.
Manuel Cervera-Marzal est docteur en sciences politiques, enseignant à l’Ecole des hautes études en sciences sociales et spécialiste de la non-violence et de la désobéissance civile. Il est l’auteur de l’essai Pour un suicide des intellectuels.
Reporterre - On a fêté ce week-end le premier anniversaire de Nuit debout. Comment expliquez-vous l’émergence de ce mouvement ?
Manuel Cervera-Marzal - Tout d’abord, le quinquennat s’est très mal passé pour de nombreuses personnes, notamment celles qui avaient voté pour François Hollande contre Nicolas Sarkozy. Elles ne se sont pas soulevées quand les premières lois ont été adoptées – CICE, pacte de responsabilité, etc. –, parce qu’il est difficile pour un associatif ou un syndicaliste de se mettre en mouvement contre un gouvernement de gauche. Malgré la colère qui grondait, il a fallu quatre ans pour qu’un véritable soulèvement survienne.
Par ailleurs, l’émergence de Nuit debout et du « cortège de tête » [manifestant(e)s se portant à l’avant des manifestations], qui est pour moi l’autre nouveauté du mouvement social, traduit un essoufflement des formes traditionnelles de la contestation. La manifestation, la grève et le syndicalisme ne sont pas totalement à bout de souffle mais sont entrés dans une forme de routine. La recherche de nouveauté s’est exprimée par Nuit debout et le cortège de tête.

Ce qui est curieux, c’est que Nuit debout soit arrivée si tardivement. Cela fait déjà cinq-six ans qu’on assiste à des occupations de places sur les six continents. Ce mode d’action se répand, ainsi que son mot d’ordre de lutte contre la collusion entre élites politiques et financières. En France, il y a bien eu le petit épisode des Indignés de 2011 à La Défense et à Bastille, mais il est resté sporadique et faible numériquement. Ce retard s’explique en partie par le dernier quinquennat de gauche.
Le mouvement a-t-il échoué dans la mesure où l’occupation de la place a cessé ?
L’échec se mesure par rapport à un objectif qu’on s’est donné. A Nuit debout, en schématisant, un groupe était focalisé sur la lutte contre le projet de loi Travail. C’était le cas de Frédéric Lordon. Dans la mesure où pour lui, l’objectif premier de Nuit debout était de renverser cette loi et qu’elle n’y est pas parvenue, le mouvement a échoué.
En même temps, on peut changer de lunettes et considérer qu’on ne mesure pas la réussite ou l’échec d’un mouvement au rapport de force sur la question d’une loi. Nuit debout essayait de penser la politique différemment. Pour certains, ça a été le début d’une aventure militante qui perdure aujourd’hui. Des gens se sont rencontrés et ont formé tout un tas de collectifs. Tout ceci, qui se joue au niveau de l’imaginaire, des représentations, est peut-être le plus important.
Fin 2015, parler de politique revenait à parler d’identité nationale, d’insécurité, d’immigration et d’état d’urgence. Nuit debout a apporté une bouffée d’air frais en permettant que la politique redevienne une question d’égalité et de démocratie. Pendant cette campagne présidentielle, on entendrait moins parler de VIe République, de revenu universel mais aussi de corruption et des affaires qui touchent certains candidats si le mouvement n’avait pas mis ces préoccupations sur la table. De ce point de vue, Nuit debout n’est pas un échec.
Après, je suis passé à l’anniversaire de Nuit debout vendredi soir et dimanche. Mon sentiment en arrivant sur la place était qu’il n’y avait pas beaucoup de monde et que l’ambiance n’était pas à la fête. J’ai aussi été surpris que Nuit debout organise son anniversaire. C’est une forme de commémoration : on tourne la tête par-dessus l’épaule pour regarder ce qu’on a fait. A titre personnel, je pense que le plus bel hommage à rendre au mouvement aurait été de lancer quelque chose de nouveau, qui n’aurait pas eu besoin de reprendre le nom de Nuit debout et de se revendiquer de cette filiation.
Vous en parlez au passé. Nuit debout est-elle achevée ?
En un sens, oui. Si, dans vingt ans, on doit raconter à des jeunes ce qu’a été Nuit debout, on leur dira qu’il s’agissait de milliers de personnes qui se sont réunies en 2016 sur la place de la République à Paris et sur 150 autres places en France. Factuellement, matériellement, c’est fini. Les quelques centaines de personnes qui sont venues célébrer l’anniversaire et la commission Debout Education populaire qui continue à se réunir sur la place toutes les semaines sont les dernières vaguelettes.
Mais Nuit debout n’est pas non plus complètement passée. Ce mouvement collectif a marqué des individus bien réels et toujours actifs pour une bonne partie d’entre eux. Le souffle de Nuit debout continue à travers eux.
Nuit debout a aussi ravivé des idées et des valeurs. Une période d’accalmie a succédé à la défaite de la mobilisation pour les retraites, en 2010. Cet échec a porté un coup au moral de tous ceux qui étaient du côté combatif de la société française. Un nouveau cycle de contestation s’est ouvert avec Nuit debout. Le mouvement a ouvert une brèche qui est amenée à s’élargir. Nous sommes dans une période explosive de radicalisation politique où les gens basculent soit très à droite, soit très à gauche. De nouveaux conflits vont émerger dans les prochains mois.

Nuit debout s’était donné pour mot d’ordre la convergence des luttes. Qu’en est-il de cette ambition ?
La question des violences policières a été fondamentale. La consigne a été donnée de très haut dans les hiérarchies de la police et de l’Etat d’adopter une stratégie de l’escalade. La jeunesse étudiante du centre-ville a découvert la violence que la banlieue connaît depuis des décennies. Deux jeunesses très séparées ont vécu une expérience commune et réalisé qu’elles avaient des points communs. Cela a créé les conditions objectives d’un rapprochement.
Mais la convergence n’a pas été réalisée à la hauteur des attentes. Les tentatives de Nuit debout en banlieue ont surtout réuni des gens habitués au militantisme, même si j’ai eu des échos selon lesquels quelques jeunes des quartiers populaires étaient venus. Par ailleurs, la convergence était aussi pensée entre la jeunesse et le monde du travail. Il y a eu des distributions de tracts à la gare Saint-Lazare, devant des hôpitaux, des gens de Nuit debout sont allés aider des salariés de fast-food... Même Philippe Martinez, le secrétaire général de la CGT, est venu à Nuit debout !

Le mouvement a remis la question de la convergence des luttes à l’ordre du jour. C’est quelque chose de très fort. Jusque-là les luttes étaient éclatées parce que pour maintenir sa domination, le système néolibéral framgente et atomise la société. Rien que le fait que Nuit debout se dise ’Tiens, il faudrait recréer du collectif’, est pour moi une première étape qui permettra peut-être, à l’avenir, de trouver des solutions pour concrétiser la convergence.
Chez les militants de la gauche radicale, cette idée de convergence des luttes est ancienne. Mais à l’échelle plus large de la société civile politisée, elle n’est pas naturelle. La plupart des syndicalistes se concentrent sur leur syndicat, les écologistes sur l’écologie, les féministes sur le féminisme... En se réunissant sur la place au sein de différentes commissions, les gens de Nuit debout ont réalisé qu’ils avaient un adversaire commun.
Vous dites qu’une première étape a été franchie. Pourquoi n’est-ce pas allé plus loin ?
On ne résoud pas en quelques mois des décennies de fragmentation spatiale et sociale. La frontière du périphérique est physique et symbolique. Nuit debout s’est donné comme objectif de faire tomber ce genre de frontière, mais le mouvement n’est composé que de quelques milliers de personnes alors qu’on parle de s’attaquer aux structures les plus fondamentales d’une société. Quand ça réussit, ça s’appelle une révolution !
Dimanche, un représentant du collectif Pas sans nous a reproché à l’animateur de l’assemblée générale de Nuit debout ses « injonctions à parler comme ceci, faire comme cela » au motif que « les habitants des quartiers populaires en ont marre des injonctions ». On peut voir cette scène comme une preuve qu’ils ne s’entendent pas. Mais au moins, ce choc a eu lieu, alors que quelques années plus tôt, ces deux-là ne se seraient même pas rencontrés. La prochaine fois qu’ils se verront, ils sauront qu’il faut faire attention aux codes et aux habitudes de chacun. On s’apprivoise. Il faut faire bouger des identités culturelles, sociales et individuelles et ça prend du temps.

Que nous dit Nuit debout du rapport entre la société et la représentation politique ?
La représentation politique est en crise, ou du moins suscite énormément de méfiance depuis de nombreuses années. Jusque-là, cela se manifestait par des phénomènes assez négatifs : hausse structurelle de l’abstention, baisse drastique du nombre d’adhérents aux partis politiques. Avec Nuit debout, ce rejet a basculé dans quelque chose de positif : on met en œuvre une autre forme de politique, non-représentative voire contre la représentation. Les gens ne sont plus dans la résignation.
Mais avec l’élection présidentielle, on sort d’une année de politique citoyenne pour rentrer dans une année de retour de la politique de l’homme providentiel. Du coup, on a envie d’une continuité entre les deux, en se disant qu’on retrouve un peu de Nuit debout dans le souffle un peu utopique du programme de Benoît Hamon et dans la dynamique autour de Jean-Luc Mélenchon. J’ai le sentiment que l’élection présidentielle est un moment de dépolitisation de la société, où le message central est ’Arrêtez d’agir, laissez-nous faire à votre place, nous gérerons tout comme il faut’. C’est le discours que tiennent à peu près tous les candidats à l’élection présidentielle. Seuls Philippe Poutou et Nathalie Arthaud disent qu’ils ne sont pas là pour remporter le scrutin mais pour dire aux gens qu’ils doivent agir par eux-mêmes.
Quel lien faites-vous entre votre essai Pour un suicide des intellectuels, paru juste avant Nuit debout, et le mouvement de la place de la République ?
Ce n’est pas très modeste de le formuler comme ça mais je pense que Nuit debout confirme ce que je disais dans mon livre, à savoir qu’une chose très aliénante dans notre société est la séparation structurante entre activités manuelles et activités intellectuelles. Très souvent, les activités manuelles sont perçues comme des activités subalternes exécutées par ceux qui obéissent, alors que les activités intellectuelles sont celles des responsables, des dirigeants. Cette séparation est destructrice.
Nuit debout met cette idée à l’ordre du jour en disant que ceux qui proposent sont également ceux qui font. Il n’y a pas de séparation entre ceux qui pensent et ceux qui exécutent. Si tu as une idée, c’est à toi de la mettre en pratique. Si votre collectif a une idée, vous devez la réaliser collectivement.
- Propos recueillis par Emilie Massemin