Face à la montée des eaux, s’adapter plutôt que bétonner

L'érosion due à la tempête Ciara et à la marée montante près d'un camping à Gouville-sur-Mer (Normandie), en 2020. - © Lou Benoist/AFP
L'érosion due à la tempête Ciara et à la marée montante près d'un camping à Gouville-sur-Mer (Normandie), en 2020. - © Lou Benoist/AFP
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Eau et rivières Climat AlternativesSur les littoraux urbanisés, on fait face à la montée des eaux en fixant le trait de côte afin de protéger les habitations et de maintenir les activités économiques. Pourtant, quelques projets français montrent qu’il est possible d’envisager les paysages autrement.
[3/4 Une montée des eaux critique] Déjà affectés par l’élévation du niveau de la mer, les littoraux français doivent s’attendre à pire. Quelles sont les zones les plus à risque ? Que projettent les scientifiques ? Comment la France s’y prépare-t-elle ?
• Volet 1 : Hauts-de-France, Lacanau, Camargue… la montée des eaux devient critique
• Volet 2 : Montée des eaux en France : les prévisions alarmantes des scientifiques
• Volet 3 : Montée des eaux : un repli inévitable mais des outils juridiques introuvables
Et si, au lieu de protéger nos côtes avec des digues en béton, nous laissions la mer entrer et composions avec l’environnement ? Clairement, cette option n’est pour l’instant que très rarement envisagée. Les communes n’ont pas les moyens juridiques et financiers pour envisager de relocaliser les installations et sont souvent dans des logiques d’urbanisation tout autres.
La réflexion sur le sujet existe pourtant en France, notamment via le Conservatoire du littoral, dont la mission est d’acquérir des terrains pour les préserver et accueillir du public, en collaboration avec des collectivités ou associations gestionnaires. « En tant qu’acteur foncier sur les territoires, nous pouvons accompagner la mise en place d’une gestion souple du trait de côte [l’interface entre la terre et la mer], qui consiste à accepter que les littoraux redeviennent mobiles tels qu’ils le sont historiquement », dit Anne Martinet, coordinatrice du projet Adapto du programme Life au Conservatoire du littoral.
Cette démarche est expérimentée depuis 2017 sur dix sites français, avec l’objectif de « valoriser le rôle des espaces naturels qui peuvent servir de zone tampon face aux aléas d’érosion [1]et de submersion [2] », explique-t-elle. Il s’agit généralement de « dépoldériser », c’est-à-dire de reconnecter à la mer des terrains précédemment gagnés sur celle-ci, ou encore de restaurer des dunes et leur laisser de la place pour rouler sur elles-mêmes.
Dans la baie de Lancieux (Bretagne) par exemple, plutôt que de réparer une digue ébréchée, on va préparer le territoire à l’arrivée d’eau de mer dans des polders agricoles. Il faudra déplacer des activités d’élevage, des routes et des infrastructures. La zone reconnectée à la mer devrait évoluer petit à petit en prés salés. « Les prés salés sont des habitats d’une grande richesse écologique, devenus rares sur le littoral français : ils captent du carbone, servent de refuge et nourrissent les poissons, en contribuant à améliorer de la qualité de l’eau, souligne Anne Martinet. Ils permettent aussi d’atténuer l’énergie des vagues et donc de protéger les enjeux situés en arrière. »
Aux Vieux Salins de Hyères (Var), il a été décidé d’enlever un système d’enrochement qui fixait le cordon dunaire protégeant la côte, mais provoquant de l’érosion en aval au point de menacer le réseau hydraulique des salins. L’érosion ne va pas disparaître, mais se déplacer. Un étang pourrait au fil du temps se reconnecter à la mer et le patrimoine culturel et naturel des salins devrait être préservé.

« Faire entrer la mer dans un territoire peut faire peur »
Sur la côte d’Albâtre en Normandie, les petites communes de Quiberville, Sainte-Marguerite-sur-Mer et Longueil, traversées par le fleuve de la Saâne, font l’objet d’un projet assez unique en France. Il y est prévu une « renaturation complète de la basse vallée et une réouverture volontaire d’un site à la mer », explique Régis Leymarie, délégué adjoint Normandie au Conservatoire du littoral. Le camping municipal de la plage de Quiberville, sur deux hectares en bordure de mer, est exposé à des risques de submersion et d’érosion. Quelques bungalows sur des terrains privés à Sainte-Marguerite-sur-Mer sont également menacés.
D’ici 2024, les infrastructures du camping seront démolies et une nouvelle aire d’accueil pour vacanciers sera construite un peu plus haut dans le bourg. Des travaux permettront au fleuve, qui s’évacue aujourd’hui via une buse passant sous une route, de s’écouler dans un espace plus large. Un pont-cadre dans lequel la mer pourra s’engouffrer sera construit. « Cela créera des zones de contact entre l’eau douce et l’eau de mer, des zones saumâtres, et permettra de reconstituer des frayères pour les poissons, des zones de nourricerie pour les oiseaux et une explosion de biodiversité, avec des gradients de salinité qui n’existent pas entre l’estuaire de la Seine et la baie de Somme », se réjouit Régis Leymarie.

Ce projet atténuera les risques d’inondation. « Cette ouverture permettra d’augmenter le débit d’évacuation du fleuve à marée basse. Dans l’autre sens, le pont-cadre est calibré pour empêcher l’eau de mer d’inonder la vallée », explique le fonctionnaire, tout en rappelant que « le risque zéro n’existe pas ». Selon lui, ce projet reçoit « plutôt l’adhésion » des 2 500 habitants des communes concernées, même si des craintes se font sentir. Au-delà des usagers du camping, les agriculteurs qui font pâturer leurs vaches sur les terrains du Conservatoire vont eux aussi devoir se déplacer, puisque la salinisation des terres ne permettra plus de poursuivre cette activité. Et des terrains restent à trouver pour déplacer des bungalows exposés à Sainte-Marguerite-sur-Mer.
« Faire entrer la mer dans un territoire peut faire peur, mais nous travaillons sur le long terme depuis 2016, dit-il. La volonté du maire de Quiberville de ne pas rester dans une situation à risque et de déplacer le camping a été déterminante. » Ce qui a beaucoup joué, c’est aussi le fait d’avoir pu acquérir pour le nouveau camping un terrain à proximité — cela aurait été plus difficile à mettre en place avec un camping privé, en zone déjà fortement urbanisée. « L’intervention foncière est la clé de la recomposition spatiale », insiste Régis Leymarie.
Ne plus penser le risque comme une contrainte
Du côté de certains urbanistes, architectes et paysagistes, le caractère mouvant des littoraux est aussi source de réflexion. « Il faut penser les choses en termes de nouvel imaginaire, estime l’architecte Séverine Roussel, cofondatrice de l’agence RozO. Nous sommes passés d’un littoral qui était plutôt considéré comme dangereux et sur lequel on allait avec parcimonie, surtout pour la pêche, à l’imaginaire des stations balnéaires. Il faut maintenant penser de nouvelles choses. »
Pour cela, elle a créé en 2013 un master spécialisé sur la thématique « Architecture et aléas naturels : territoires du littoral urbains », à l’École nationale supérieure d’architecture de Paris-La Villette. Un intitulé qui évite volontairement la notion de « risque », pour ne pas voir les littoraux et leurs évolutions uniquement péjorativement. « Cela nous pousse à changer de méthode d’approche dans la pensée de l’architecture et de l’urbanisme et à ne pas arriver avec des questions préconçues, mais à travailler à partir des territoires et de leurs caractéristiques », affirme-t-elle.

Les étudiants de ce master se penchent chaque année sur un cas d’étude prospective en collaboration avec des acteurs locaux. Certains d’entre eux ont ainsi réfléchi à quoi pourrait ressembler, d’ici 2050 et 2100, les communes d’Ault (Somme), Grau du Roi (Gard) ou encore Sainte-Marie-la-Mer (Pyrénées-Orientales). « Il n’y a pas une réponse type pour tous les littoraux ; les problématiques de chaque site sont vraiment très différentes », explique l’architecte.
Le programme s’est déroulé cette année sur la Faute-sur-Mer, en Vendée. Des étudiants ont essayé d’envisager une nouvelle manière d’habiter des terrains sur lesquels se trouvent aujourd’hui des résidences secondaires où il deviendra dangereux de rester l’hiver en raison des risques de tempête. Ils ont imaginé des habitats qui pourraient y être installés uniquement à la belle saison : des modules démontables permettant de s’adapter aux usages de chacun, d’une année sur l’autre. « En termes d’isolation, ces nouveaux habitats seraient bien plus adaptés et offriraient une qualité de vie l’été optimisée, note Séverine Roussel. Plutôt que de penser l’aléa comme une contrainte, il faut le voir comme un vecteur de projets. »
Penser l’adaptation dans sa complexité
De son côté, le collectif Klima — réunissant de jeunes architectes et paysagistes — propose de « déconstruire les discours dominants sur le trait de côte [pour] sortir d’une approche uniquement technique et réglementaire ». Selon ses fondatrices Sophie Dulau et Marie Banâtre, il ne faut pas seulement envisager le bouleversement climatique par le prisme de la montée de la mer, mais en concomitance avec d’autres phénomènes comme la sécheresse, l’acidification des océans ou les fortes pluies.

Elles proposent aussi « de ne plus voir le littoral comme une limite, un trait ou une frontière entre la terre et la mer » et de réfléchir à différentes échelles en intégrant les estuaires, les rivières et autres zones rétrolittorales (s’étendant en arrière du trait de côte), ainsi que leurs habitants et leurs usages. Dans cette perspective, leurs recherches sur l’adaptation aux bouleversements climatiques passent par le croisement de sujets variés comme les manières d’habiter, les actions collectives, l’art ou la philosophie.
Le collectif mène actuellement une grande enquête de terrain sur le littoral du bassin Loire-Bretagne, en collaboration avec l’Agence de l’eau Loire-Bretagne, la Direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement (Dreal) Bretagne, l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (Ademe) et le mécénat de la Caisse des dépôts. Les deux architectes repèrent et mettent en lien des projets d’adaptation aux bouleversements climatiques en Bretagne, Pays de la Loire et Nouvelle-Aquitaine.
Elles ont ainsi déjà identifié plus d’une centaine de projets et d’acteurs, présentés au fil de l’eau sur un atlas avec des interviews, et projettent de publier un livre, de créer une série de podcasts et d’organiser des événements pour partager ce travail avec les habitants de ces territoires. Parmi les projets référencés l’on trouve par exemple le Réseau agricole des Îles Atlantiques, qui accompagne les réseaux d’agriculteurs vers l’autonomie alimentaire en milieu insulaire ; le projet Plages vivantes, un observatoire participatif sur la biodiversité des hauts de plage ; ou encore le collectif Les Vagues, qui réunit plus de 150 citoyens sur les questions liées à la mer près de Saint-Malo. Autant de projets qui permettent de voir l’adaptation de façon plus large, et nous rappellent que les citoyens peuvent aussi se saisir de cette question.